Forest Lawn en 1954, ou La mort à l’aube de l’ère hyperfestive

Stéphane Stapinsky

Entrez, la visite va commencer… Voici le Forest Lawn Memorial Park, à Glendale, Californie. Ce nom évoque peut-être quelque chose pour vous. Ce ne serait pas surprenant. Il s’agit d’un vaste cimetière, près de Los Angeles, où nombre de personnages illustres et de vedettes américaines du petit écran ou de la chanson ont été portés à leur dernier repos. C’est notamment en ce lieu que se trouvent la sépulture de Michael Jackson et, l'on verra plus loin la cocasserie de la chose, celle de Walt Disney.

 

Sépulture de Walt Disney

Crédit : Meribona, 16 décembre 2011. Source en ligne : Wikimedia Commons
Reproduit en vertu de la licence Creative Commons paternité – partage à l’identique 3.0 (non transposée)



Même si l'article de Guillaume de Bertier de Sauvigny, qui relate une visite faite en ces lieux, a été écrit il y a soixante ans, vous ne vous sentirez pas dépaysés à sa lecture. Tout au contraire. À peu de choses près (les allusions religieuses, et encore), il aurait pu être publié aujourd’hui. Dans ce que décrit l’auteur, rien en effet que de très banal pour nous, rien qui ne fasse partie de la texture de nos existences, qui ne constitue la matière même de la culture de nos sociétés en ce début de 21e siècle. Son témoignage, et c’est en cela qu’il est intéressant, a toutefois la fraîcheur de la nouveauté. La société du spectacle, le monde hyperfestif (Philippe Muray) n’en était alors qu’à ses balbutiements. On pouvait encore se surprendre de l'évolution des choses.

Ce que nous révèle surtout ce texte consacré à un cimetière « dernier cri » à l’époque, c’est l'euphémisation de la mort, la disparition, la négation même de tout le tragique l’entourant qui se répandent dans la société et la culture américaines de ce temps. 

Dès son arrivée, l’auteur, qui enseigne à l’Institut catholique de Paris, a l’impression d’entrer dans un lieu extrait du cours normal de la vie réelle, un lieu dont l’accès est contrôlé par une grille et par ce qu’il décrit comme des postes « de garde ». Tout au long de sa visite, il sera confronté à l’omniprésence du mercantilisme dans un endroit qui devrait pourtant être détaché des préoccupations bassement matérielles de ce monde. On lui rappellera que « (...) the dollar has greatest purchasing value at Forest Lawn than at every institution of like character. » ((…) le dollar a un pouvoir d'achat supérieur à Forest Lawn à celui qu'il aurait dans toute autre institution du même genre.) « Je partirai nanti, écrit-il, de multiples prospectus, qui détaillent les ingénieux arrangements financiers permettant de se faire, au besoin, enterrer « à crédit »; ou, ce qui est plus sûr, d'avoir tout réglé, de son vivant. » Voilà la première forme de ces « préarrangements funéraires » dont la publicité nous abreuve aujourd’hui. Bien évidemment, comme en tout lieu touristique, il y a un musée, une boutique où l’on peut se procurer, moyennant espèces, des souvenirs de tout genre. Les familles des défunts auront même le loisir d’acquérir une des innombrables reproductions de sculptures célèbres, dissiminées sur le site, dont ils pourront orner le monument consacré à l’être cher décédé.

Les privilèges associés à l’argent (nous sommes aux États-Unis), sont ici omniprésents. Dans le grand voyage vers l’au-delà, il y a, pour les morts, comme en avion, la classe économique et la classe affaires. Les trépassés les moins fortunés n’ont droit qu’à une sépulture minimale, standardisée, dans des lieux où elle ne se distinguera pas de ses voisines. Les plus riches pourront par contre achever leur séjour terrestre à l’abri d’un monument personnalisé, dans un lieu inaccessible au public ordinaire : « L'entrée de ces jardins du Souvenir est réservée à ceux qui possèdent la clef d'or du Souvenir qui est donnée à chaque propriétaire au moment de l'achat. »

Ce compte rendu du père de Bertier de Sauvigny laisse voir de manière très nette l’amorce d’un processus de festivisation de la mort. Nous sommes déjà dans la société du spectacle, comme le suggèrent les deux présentations « Son et lumière » qu’il décrit : « Musique... le rideau s'ouvre lentement... de nouveau la voix s'élève et commente en un langage plein d'onction les principaux détails de l'immense — et, à la vérité, impressionnante — composition; la démonstration est appuyée par une petite flèche lumineuse qui se promène sur les différentes parties du tableau, et entrecoupée de choeurs religieux; elle est suivie d'un petit sermon sur la charité et la fraternité universelle et un « Notre Père » en polyphonie, tandis que la lumière s'estompe et que se referme lentement le grand rideau... » Certains commentateurs de l’époque n’ont pas hésité à parler, à propos de Forest Lawn, de « parc thématique » consacré à la mort (« its "theme park" approach to death» (1). Forest Lawn : un cimetière ou un Dysneyland de la mort…?

Cet esprit « Dysneyland » avant la lettre, qui évoque aussi les sucreries plus récentes du New Age, nous le retrouvons dans la désignation des espaces à l’intérieur du cimetière, que nous rapporte fidèlement le visiteur. Les « cantons » : Kindly light (Bienveillante lumière), Whispering pines (Pins murmurants), Inspiration slope (Pente de l'inspiration), Sweet memories (Doux souvenirs), Brotherly love (Amour fraternel); les galeries du grand Mausolée, aux noms de fleurs (Azalea, Begonia, Gardenia, Dahlia, Iris, etc…) et les chapelles : Sanctuary of the twilight hush (du silence crépusculaire), of the Morning Star (de l'étoile du matin), of the Vesper Bells (des cloches du soir), of the sheltered Grace (de la grâce abritée), of Golden slumber (du sommeil doré). Tout cela respire la mièvrerie et l’infantilisme. On baigne dans une sorte de relativisme, de tolérance universelle, le seul dénominateur commun étant le fait d’être un client… « Au service de toutes les croyances. Sa seule théologie est l'amour, ses fidèles tous ceux qui vivent dans le monde », est-il écrit sur un panneau, en face d’une chapelle qui est la reproduction exacte d'une église de Glencairn, en Ecosse.

Ce climat de « positivité » s’accompagne d’une euphémisation, généralisée dans tout le cimetière, de la réalité de la mort. Il faut dissimuler tout ce qui peut évoquer la mort concrète, sa réalité tragique (« (…) là où la terre a été mise à nu pour quelque raison — comme pour creuser une tombe — la tache malencontreuse est couverte provisoirement d'un tapis vert de gazon synthétique »). Parcourant les lieux peu de temps après son arrivée, l’auteur se demande où peuvent bien être les tombes. Car nous sommes tout de même dans un… cimetière. Au lieu des croix et des monuments, il voit tout autre chose : « La première forme que j'aperçois, toute blanche sur un fond de verdures sombres, est une vieille connaissance : la Vénus de Milo! »

Forest Lawn a les allures d’un parc charmant où il ferait bon se promener. Les propriétaires cherchent d’ailleurs à y attirer des visiteurs de partout dans le monde, le caractère « unique » des œuvres d’art s’y trouvant étant mis de l’avant par eux. Ce cimetière rappelle si peu le deuil et la mort qu’ils proposent à leurs clients d’y organiser des mariages et d’y célébrer des baptêmes. Pour la petite histoire, c’est là que l’ancien président américain Ronald Reagan épousa sa première épouse. Forest Lawn… un cimetière pour les vivants davantage que pour les morts ? Un cimetière où il fait bon vivre…?

Cette volonté d’effacer le côté sombre de la mort, l’aménagement des lieux et l'animation y concourent d’une manière particulière. Une surabondance d’artefacts, de sculptures et d’éléments de décors, ainsi que des invitations constantes à regarder des œuvres d’art, à écouter des présentations, à consommer dans la boutique, font en sorte d’occuper l’esprit de l’endeuillé en permanence. Tout est fait pour le distraire de la pensée de la mort. Comme si l’on avait peur d’éprouver le sentiment de vide qu’apporte, inévitablement, la disparition d’un être cher dans notre vie. On aspire au silence, on est forcé d’entendre de la musique. On voudrait plonger en soi-même, notre attention est happée par une plaque avec une inscription. On voudrait marcher l’esprit vide, on tombe sur une statue ou la reproduction d’une œuvre à chaque tournant. A Forest Lawn, il ne faut surtout pas de temps mort.

Le cimetière nous fait également voir certains excès de la culture de masse américaine, que Umberto Eco avait analysés dans La Guerre du faux (Éditions Grasset & Fasquelle, 1985). Comme le souligne un commentateur de cet ouvrage, « l'imagination américaine veut la chose vraie (the real thing) et doit réaliser le Faux Absolu pour l'obtenir; (…) les frontières entre le jeu et l'illusion se brouillent, (…) le musée d'art est contaminé par la baraque foraine des merveilles » (2).

Ce qui caractérise Forest Lawn, c’est la multiplication des simulacres et des reproductions : statues, peintures, édifices, etc. « Un peu partout des statues; des statues de toutes sortes : ici le saint Georges de Donatello et là un Apollon; ici une « interprétation » en marbre de la Madone Sixtine, et là les Trois Grâces de Canova (…) ».

Tout cela participe d’une esthétique du recyclage, de la récupération. D'un éclectisme, sorte de patchwork postmoderne avant la lettre, bien analysé par Eco. C’est particulièrement saisissant dans le cas des bâtiments. Parlant du Hall of the Crucifixion, le père de Bertier de Sauvigny écrit : « Extérieurement, c'est un composé d'église gothique, de péristyle romano-florentin et de gazomètre. ». Et, à propos du Grand Mausolée : « (...) encore une structure indescriptible : Pélion sur Ossa! Agglomérat de bâtiments de tous styles et de toutes grandeurs, non seulement juxtaposés, mais superposés, pour ainsi dire, à flanc de coteau. »

Vue du Grand Mausolée. Source : Wikipedia


Tout élément, toute thématique peuvent être réutilisés, selon les besoins de la clientèle à laquelle on s’adresse : la religion, l’histoire, les grandes œuvres, les bâtiments du passé (qu’on copiera). En lisant ce texte, j’avais l’impression de me trouver face à ces commerces de fast-food, qui, dans les vieux quartiers, vous abreuvent de photos historiques et de faux objets anciens kitsch, comme si pour leurs propriétaires le passé avait quelque importance que ce soit.

A la lumière de ce qui précède, on trouvera tout à fait exquis que, dans un lieu à ce point gouverné par l’artifice, l'une des règles de conduite imposées aux visiteurs vise à leur interdire « d’apporter des fleurs artificielles »…

Notes

 (1) Wikipedia, article consacré au Forest Lawn Memorial Park (Glendale).

(2) Marie-Louise Fabre, « Les signes derrière les choses » [La guerre du faux d'Umberto Eco (collection « Biblio-essais »)]. In: Autres Temps. Les cahiers du christianisme social, no 13, 1987. p. 88-90. 

 

Accédez ici au texte de Guillaume de Bertier de Sauvigny : Cimetières de demain ?




Articles récents