Benoît Lacroix ou la sympathie universelle

Stéphane Stapinsky

Le père Lacroix est mort… Voilà une phrase qui, à bien des gens, aurait paru il y a quelque temps inconcevable, tant il incarnait, en dépit de son âge plus que vénérable et d’ennuis de santé inévitables, la Vie dans toute sa plénitude, tant il symbolisait l’idée que l’on pourrait se faire, en quelque sorte, de l’éternité au sein même de la matière. Pour employer un langage plus prosaïque, disons que, pour bien du monde, il faisait depuis toujours « partie des meubles » – meubles confectionnés par les plus nobles artisans, il va sans dire, alliant grande classe, souci de la tradition et ouverture sur la modernité…

Lui qui se sentait si proche de la nature, lui dont les Éléments primordiaux (la terre, l’air, l’eau) imprègnent la prose remplie de poésie de ses contes et de ses récits, aura vu cette même nature l’accompagner à son dernier repos. En effet, comment ne pas établir un parallèle entre cette météo maussade, désastreuse de la semaine précédant son départ, avec ses tempêtes à répétition, cette neige gorgée d’eau et de verglas, ces larmes de pluie, et le déclin précipitée puis l’agonie du père Lacroix ? Comment ne pas voir aussi dans cette neige poudreuse, légère, balayée par les grands vents au cours de son ultime nuit sur terre, puis, dans le soleil qui a montré le bout de ses rayons au matin du 2 mars, après sa montée au Ciel, comment ne pas voir dans cela un clin d’œil de toute la Création à celui qui l’a tant aimée et louée ? J’imagine ici que le mélomane qu’il était se délecterait de l’écoute de la « Symphonie pastorale » de l’immortel Beethoven, et en particulier du mouvement final de celle-ci, lorsque le soleil luit après l’orage…

Je ne relaterai pas par le menu ses réalisations et engagements innombrables ni n’évoquerai ses titres de gloire qui ne se comptent plus. Je renverrai le lecteur soucieux d’en connaître davantage sur l’homme, le professeur, l’intellectuel, le prêtre, à l’ouvrage magistral édité par Giselle Huot, sa fidèle collaboratrice, en 1995, à l’occasion de son 80e anniversaire de naissance (Dits et gestes de Benoît Lacroix : prophète de l'amour et de l'esprit, Saint-Hippolyte : Éditions du Noroît ; Montréal : Fondation Albert-le-Grand, 1995, 735 p.). Y sont rassemblés une grande et belle variété de témoignages d’amis, de confrères, d’étudiants, de collaborateurs, qui l’éclaireront sur la portée de l’œuvre du père Lacroix pour la société québécoise. Ils donnent déjà une bonne idée de la place qu’il aura dans la mémoire de notre collectivité.

Ce qui est le plus frappant à la lecture de ce recueil, c’est de constater la multitude d’univers, souvent cloisonnés, disjoints, ne communiquant pas entre eux, auxquels Benoît Lacroix participait. Il était semblable à ces palais qui apparaissent dans les contes de notre enfance, lesquels avaient mille portes permettant d’y entrer, chacune de ces portes donnant accès à un monde. Je me souviens ainsi avoir découvert, à plus d’une reprise, en lisant les journaux ou en écoutant la télévision, son implication dans telle ou telle cause, dont j’ignorais qu’il y fut associé car il n’en parlait jamais. Et il en est sans doute ainsi pour bien d’autres parmi ceux qui l’ont fréquenté à un moment ou l'autre de leur vie. 

On aura entendu parler des fameux « six degrés de séparation » qui ont fait l’objet d’un film hollywoodien. Il s’agit d’une « théorie établie par le hongrois Frigyes Karinthy en 1929 qui évoque la possibilité que toute personne sur le globe peut être reliée à n'importe quelle autre, à travers une chaîne de relations individuelles comprenant au plus six maillons. » (Wikipédia). Je ne sais si, dans le cas du père Lacroix, on peut parler de « six degrés de séparation » quant à son influence sur la société québécoise. Mais je suis certain qu’une très forte proportion de notre population a été touchée, directement ou indirectement, par les actions et les paroles du père Lacroix.

Car s’il était, de par ses liens personnels et ses engagements, un homme d’influence, le père Lacroix était aussi l’homme de la confluence. Il se situait à l’intersection, au point nodal reliant diverses réalités entre elles, des réalités existant souvent dans un splendide isolement, les unes à côtés des autres : les générations (les jeunes et les aînés), les croyants et les non-croyants, les grands de ce monde et les humbles, le Canada français d’autrefois et le Québec moderne, la religion de sa mère et celle d’après-Vatican II, les fédéralistes et les nationalistes – et on pourrait nommer plusieurs autres points de rencontre du même genre. Dans ce rôle de tisseur de liens, Benoît Lacroix était assurément comme un poisson dans l’eau. 

Je l’ai pour ma part connu dans le cadre du projet d’édition des œuvres de mon grand-oncle, Lionel Groulx, dont il avait été l’initiateur, du vivant même de l’historien, et le plus ardent défenseur, pendant les décennies qui ont suivi. J’ai eu la grande joie, au milieu des années 1990, d’œuvrer au beau projet des Cahiers d’histoire du Québec au XXe siècle, lancés à son initiative par le Centre de recherche Lionel-Groulx. Nous étions dans l’après-Meech, à l’approche du référendum de 1995. Mordechai Richler et Esther Delisle avaient déjà accompli leur travail de sape au sujet de l’histoire québécoise, et en particulier à propos des grandes figures du nationalisme canadien-français – au premier rang desquelles se trouvait Lionel Groulx. L’intervention du père Lacroix (par un tour de passe-passe dont lui seul avait le secret, il a réussi à réunir un petit capital qui nous permit de mettre en marche les presses), l’intervention du père Lacroix, dis-je, et de quelques autres personnalités de premier plan, tous gens soucieux de proposer une vision plus équilibrée, moins injuste de l’histoire québécoise, permit la création des Cahiers, dont nous pûmes publier dix numéros, Au cours de ces cinq années, le père Lacroix, même s’il avait déjà atteint les 80 ans, se révéla un motivateur hors pair pour notre équipe, un véritable « professeur d’énergies », comme on disait, aux temps jadis, de Lionel Groulx.

Il y aura à jamais le mystère Benoît Lacroix. Comme tout prêtre qui meurt, il emporte avec lui tant de secrets... Après avoir passé des décennies à rassembler les correspondances inédites de Saint-Denys Garneau et de Lionel Groulx, il m’a un jour avoué candidement, et à ma plus grande stupéfaction, avoir le projet de détruire la presque totalité des lettres personnelles qui lui avaient été adressées durant sa vie entière. Quelle perte, assurément, pour les historiens du futur ! Ils auront toutefois la consolation de pouvoir découvrir, dans les archives de bon nombre d’acteurs de premier plan de notre société, les lettres du père Lacroix qui doivent toujours s’y trouver.

Bien des êtres, on ne le sait que trop, sont des trous noirs. Dans le meilleur des cas, ils ne font que gruger notre énergie. Dans le pire des cas, ils nous entraînent moralement vers le bas. Le cinéma québécois a malheureusement eu la révélation, au cours des dernières semaines, de l’existence d’un tel trou noir.

D’autres êtres, plus rares, plus précieux, sont au contraire des geysers de lumière. On pourrait aussi imaginer qu’ils sont en quelque sorte des tonneaux des Danaïdes, mais inversés. Une radiance perpétuelle émane d’eux. Ou bien, pour prendre une autre image à mon sens plus juste, des feux de Bengale mais à la combustion modérée, au crépitement contrôlé. Une lumière pure, un grain à la fois, est instillée par eux en toute personne qui les approche. Ceux qui ont côtoyé le père Lacroix ont assurément connu pareil éblouissement.




Articles récents