Au service d'une université réellement “universelle”

Michel Dion

À titre de doyen de la Faculté de théologie, comme il l'avait fait d'ailleurs en tant qu'aumônier général, Monsieur Lucien Vachon mit ses talents, ses réflexions, ses énergies, au service de l'Université. Il sut développer une vision des fonctions de l'Université dans la société: pendant 40 ans, il contribuera à sa façon à ce que l’Université de Sherbrooke soit réellement universitaire, c’est-à-dire dédiée à l’« universel ».

Il faut savoir que l'Université de Sherbrooke a été fondée, en 1954, selon les manières de faire à l'époque, au Québec, à la fois comme une institution civile, publique et confessionnelle, catholique: un peu plus tard, en 1957, elle est érigée canoniquement par Rome. L'Université est donc catholique de par sa charte civile et aussi par ses liens juridiques avec Rome. Elle a, certes, été fondée par l’Église de Sherbrooke, pour répondre au désir de Mgr Georges Cabana ; elle n’est pas, cependant, une université «ecclésiastique» au sens canonique (18). Dès les débuts, elle est laïque en même temps que confessionnelle, à cause de la présence des laïcs sur le conseil d'administration autant que dans le corps professoral, et bien sûr à cause de la clientèle étudiante.

C'est dans ce contexte que le doyen Vachon, en collaboration étroite avec Mgr Maltais, le recteur d'alors, s'impliquera dans les problèmes de « statut » qui se poseront peu à peu dès les années 1970. Le problème des prêtres « sécularisés » à la Faculté de théologie, d'une part, amène des réflexions concernant le lien entre une faculté de théologie canonique et Rome, et les évêques, et la formation des « futurs prêtres »; et d'autre part, la communauté chrétienne de l'Université de Sherbrooke (CCUS) présente un Mémoire pour la déconfessionnalisation de l'Université. Sur ce dernier point, une révision des structures de l’Université sera amorcée, mais ne concrétisera pas la mise en cause de son statut confessionnel. Lucien Vachon soutiendra en ce qui concerne la Faculté de théologie qu’elle a une « double allégeance » à l'Université et à l'Église, ce qui rend complexe la résolution des problèmes: l'Église ne peut unilatéralement retirer le statut de professeur à un « prêtre laïcisé ». S’opposant à une approche « doctrinaire » et surtout définitive de ce problème, il choisit plutôt une approche « prudentielle », qui lui semble plus respectueuse à la fois des individus et des parties impliquées, à savoir les communautés ecclésiale et universitaire.

En ce qui concerne l’Université catholique, Lucien Vachon sera amené très tôt à réfléchir sur cette question. Dès son arrivée comme doyen -- comme tout au long de ses nombreux mandats -- il sera délégué par le recteur aux rencontres internationales des responsables d'universités catholiques, notamment à la FIUC (Fédération internationale des universités catholiques). En 1967 déjà, à un Colloque organisé pour les délégués des universités catholiques d'Amérique du Nord, il prendra la parole sur le thème de la mission de l'université catholique dans une société moderne (19). Il propose alors une approche réaliste, pratique de cette question.

En partant de l'observation que les universités catholiques dans le monde entier sont très variées quant à leur statut (canonique ou non), leur relation à la société civile, etc., il avance l’idée que chacune a sa manière d'être « catholique », de remplir cette mission, sans pour autant être « un laboratoire d'Église » (20). Donnant l’exemple du Québec français, il insiste sur le fait que ses universités, ayant été fondées par l'Église catholique et l'État, sont soutenues financièrement par l'État pour répondre aux besoins d'une société de plus en plus sécularisée et pluraliste: elles sont ainsi devenues des institutions publiques d'une société moderne. Qu'est-ce à dire de la mission catholique de ces universités? Pour Lucien Vachon, ce qui peut servir de point de rencontre entre la science moderne et la mission catholique d'une université, c'est la fonction d'universalité de celle-ci, à savoir la recherche de la vérité. D'un côté, l’université permet plusieurs approches de la vérité, celle des sciences expérimentales ou de la réflexion de type philosophique ou théologique, dans le respect des domaines de chacun (21) : c'est une condition nécessaire pour l'université dans un monde pluraliste. D'un autre côté, une université catholique doit se soucier de la formation intégrale des futurs diplômés, elle doit assurer une « culture (22) » qui donne une visée synthétique : une culture n'est pas neutre, mais elle sert ainsi de lien d'intégration des différentes approches de la vérité, comme elle sert de sauvegarde à la fonction critique des différents savoirs.

Cette vision de l'université animera tous les engagements ultérieurs du théologien Lucien Vachon à la cause universitaire. Dès 1974, faisant partie d'un comité sur « les relations entre l'épiscopat et les universités catholiques » (dont il sera le président), il influence par son approche pragmatique : au lieu de théories abstraites, il faut travailler, pense-t-il, à partir de la réalité telle qu'elle existe, à établir une collaboration concrète entre les évêques, l’Église et les universités (23). C’est ainsi que la mission de l’Église a le plus de chance d’être présente dans le monde universitaire : faire que l'Université exerce de mieux en mieux sa fonction d'universalité. Ce principe guidera, par la suite, tous les services que Lucien Vachon rendra à son université: d'abord comme participant aux diverses instances de l’Université (ex. : Conseil universitaire) ; ensuite quand viendra l'élection du premier recteur « laïque (24)» de l'Université de Sherbrooke, Lucien Vachon aura agi comme président du comité de mise en candidature. À partir de la fin de son 3e mandat de doyen, en 1977, ses « états de service » témoignent ainsi de son engagement à l'égard du caractère « universel » de l’université.

En 1978, une année sabbatique à peine complétée, Lucien Vachon croyait enfin venue l'occasion de se remettre à la vie intellectuelle et professorale. C'est alors que le recteur Martin lui demande de prendre en charge la Faculté des sciences de l’éducation qui connaît de sérieuses difficultés ; il commence par refuser, mais, devant l'insistance du recteur, il accepte de relever une fois de plus ce défi qu'on lui présente. Il sera donc, pendant deux ans, le doyen intérimaire de cette faculté, travaillant à créer des liens de collaboration, à susciter un large mouvement de réflexion et à donner un second souffle à une « nouvelle faculté », la Faculté d’éducation, relancée à partir de ses véritables activités et de ses objectifs révisés. Cette expérience lui a permis de s'ouvrir concrètement à d'autres champs du savoir. Sa vision de l'université et sa réputation de « rassembleur » amèneront certaines personnes en 1981 à requérir sa candidature au poste de recteur en 1981 et 1985. Il n'aspire pas à cette fonction: sans doute espére-t-il encore réaliser son rêve de vie intellectuelle plutôt que de se consacrer entièrement à l’administration. Le recteur Claude Hamel lui en donne pratiquement l'occasion lorsqu'en 1982 il le charge d'instaurer à la Faculté des sciences appliquées un programme de formation en sciences humaines requis dorénavant par l’Ordre des ingénieurs du Québec. Pendant la poursuite de son congé sabbatique de 1980 à 1982, Monsieur Vachon s'était lancé dans une recherche sur la culture: il avait en particulier découvert la pensée d'un éminent intellectuel européen, philosophe des sciences, Jean Ladrière (25). Il s’inspirera de sa notion de « culture » comme concept intégrateur du programme de formation en sciences humaines dont il réussira à doter la Faculté des sciences appliquées. Il réunira autour de lui une équipe interdisciplinaire, des professeurs venant de diverses facultés: éducation, éducation physique et sportive, lettres et sciences humaines et théologie. Impressionné qu'il est par la contribution exceptionnelle de Jean Ladrière à l’articulation de la foi et de la culture, Lucien Vachon souligne, le 16 octobre 1993, en prononçant son éloge comme récipiendaire d'un doctorat en théologie honoris causa :

La vie sociale comme l'action politique ne tiennent pas leur cohérence d'elles-mêmes. Elles sont ordonnées, à tout le moins obscurément, à une finalité qui n’est pas de leur ordre propre. Cette finalité, c'est la perspective d'une société parfaite, conviviale où chaque citoyen considère chacun des autres toujours comme une fin et jamais comme un moyen. La limitation interne de la vie sociale est de ne manifester son intelligibilité qu'en référence à une instance qui la transcende et qui est de l'ordre de la destinée humaine. [...] Mais, c'est sans doute dans le domaine des langages religieux que la problématique des limitations internes, chère à Jean Ladrière, s'est manifestée avec le plus de force novatrice. En donnant une forme concrète, repérable, à l'expérience dont ils veulent témoigner, les langages religieux se condamnent à appauvrir, sinon à abolir, leur objet, l'inédit, l’ineffable. C'est donc en prenant conscience de leurs limitations internes devant cet ineffable qu'ils peuvent en devenir le symbole. C'est en renonçant à leur ambition de tout dire de l'expérience religieuse qu'ils parlent vrai, qu'ils attestent et symbolisent la présence ineffable du Verbe incarné (26).

   
En 1985, arrive un nouveau recteur, Monsieur Aldée Cabana, qui doit redresser la situation financière de l'Université de Sherbrooke: au début de 1986, l'Université prend la décision de fermer la Faculté de théologie et les départements de philosophie et d'anglais. Branle-bas sur le campus, nouveau « coup de tonnerre » dans la vie de Lucien Vachon. La menace qui pèse sur cette faculté qu'il avait fondée et réussi à développer, ainsi que sa conception d’une université « ouverte sur l'universel » le font entrer dans le « dossier ». Membre du « Comité des 27 » mis sur pied par la communauté universitaire pour tenter de régler cette affaire complexe et hautement politique, il obtiendra l'appui du Syndicat des professeurs (SPUS) et en particulier de M. Pierre Ménard et de Louise Lafontaine, président et vice-présidente, et également l'appui de l'archevêque-chancelier de Sherbrooke, pour faire revenir le recteur Cabana sur sa décision. À ce moment, le corps professoral de la Faculté de théologie lui demande de reprendre le collier : il sera nommé doyen de sa Faculté pour huit autres années (1986-94). Son travail avec les scientifiques-ingénieurs lui a fourni une autre expérience d'interdisciplinarité qui l'ouvre encore plus concrètement sur le caractère « universel » d'une université telle qu’il la conçoit. La Faculté de théologie en bénéficiera grandement au cours de la réforme de ses programmes (1986-90) qui feront place de manière structurelle à la participation d'universitaires d'autres disciplines. À cette époque aussi, il sera membre du nouveau comité d'éthique du CHU (Centre hospitalier universitaire) : il sera appelé avec des médecins et spécialistes en droit de la santé à donner des objectifs et des procédures à ce comité. Mais surtout il s'exercera à un autre dialogue interdisciplinaire : médecine clinique, droit et philosophie/théologie. Le côtoiement du monde médical l'amènera à entreprendre une réflexion en éthique médicale; lors d'une conférence pour l'Association des cardiologues du Québec, il disait :

Affirmer la dimension éthique de la médecine, c'est dire qu’une décision médicale comporte, la plupart du temps, sinon toujours, une double référence et une double compétence; une référence aux sciences fondamentales et cliniques médicales en vue de la valider scientifiquement, une autre référence à l'éthique en vue de la valider éthiquement, c'est-à-dire en conformité avec un certain nombre de valeurs comme la dignité de la personne humaine et de droits qui s’y rattachent, le respect de la vie, l'honnêteté, la confidentialité, le respect des contrats, la justice, etc. (27)

En 1989-90, en plus d’assurer quelques heures d°enseignement, Lucien Vachon collabore avec la docteure Pauline Lesage-Jarjoura à l'élaboration d'un programme d'éthique pour les étudiants et étudiantes en médecine.

En 1994, quand le doyen Vachon termine huit autres années de mandat à la Faculté de théologie -- vingt années si on ajoute celles de la première période ( 1965-77) --, l'Université de Sherbrooke se prépare à fêter son 40e anniversaire. Personne ne s'étonnera d'apprendre que Lucien Vachon est nommé président des Fêtes pour l'année 1994-95, lui qui célèbre aussi son 40e anniversaire d'engagement à l'Université comme aumônier des étudiants à l'été 1955 (28). L'Université de Sherbrooke reconnaîtra ces longues années de service en le nommant « Ambassadeur de l'Université de Sherbrooke » (29) en même temps que d'autres personnes ayant travaillé au développement de l”Université.

On pourrait attribuer à Lucien Vachon une grande partie des qualités qu’il reconnaissait à Mgr Maurice O'Bready dans un éloge qu'il écrivit à cette occasion des Fêtes du 40e. De lui-même aussi on peut certes dire :

[...] il ne cessait d’être l’universitaire cultivant l'universel. Catholique, il s'inspirait des premières grandes universités catholiques du Moyen-Âge -- Paris, Oxford, Cambridge, Bologne. Pour l'Université, il réclamait l'autonomie et la liberté. De l'université, il exigeait compétence intellectuelle, recherche de la sagesse et parti-pris pour la personne humaine (30).

Notes
(18) Mgr Roger MALTAIS, « La canonicité de la Faculté de théologie », Université de Sherbrooke, février 1977, p. 12-18 (document de 66 pages).
(19) Lucien VACHON, « Ways and Means to Its Mission », The Catholic University. A Modern Appraisal, University of Notre Dame Press, Notre Dame 1970, p. 84-103.
(20) Op. cit., p. 84
(21) On reconnaît là une des lignes de fond du document « L'Église dans le monde de ce temps », Vatican II.
(22) Ce concept qui intervient ici deviendra central dans les préoccupations intellectuelles de Lucien Vachon.
(23) «Les relations de l’épiscopat avec les universités. Rapport d'un comité de l’Assemblée des évêques du Québec », octobre-novembre 1974, 20 p. (adressé au Cardinal Maurice Roy).
(24) Il s'agit de Yves Martin, recteur de l'Université de Sherbrooke, de 1975 à 1981.
(25) Jean LADRIERE, Les enjeux de la rationalité scientifique. Le défi de la science et de la technologie aux cultures, Aubier/Montaigne, Unesco, 1977.
(26) Lucien VACHON, « Éloge de M. Jean Ladrière, récipiendaire d'un doctorat en théologie « honoris causa », Université de Sherbrooke, 16 octobre 1993, p. 4.
(27) Lucien VACHON, « L'éthique médicale: affaire de raison? ››, Association des cardiologues du Québec, 5 mai 1988, p. 2.
(28) Lucien VACHON, « Éloge à Mgr Maurice O'Bready », Université de Sherbrooke, 1994.
(29) Ambassadeur : personne diplômée qui, par ses actions et réalisations au cours d'une année donnée, aura contribué au rayonnement ou au développement de son alma mater.
(30) Lucien VACHON, « Éloge à Mgr Maurice O'Bready » (1994).
 

 




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