L'art japonais

Théodore Duret
Texte paru en 1885 dans Critique d'avant-garde, une compilation de textes du critique d'art Théodore Duret, un des premiers défenseurs de l'art japonais en France.
Les objets sur lesquels s'est exercé l'art japonais sont d'un autre ordre que ceux qu'a connus l'art européen, et il faut avant tout dire quels ils sont. La peinture japonaise n'a point produit de grandes compositions à l'huile ou à la fresque; elle a eu les kakémonos pour tenir lieu de nos tableaux. Le kakémono est formé d'une pièce de soie ou de papier sur laquelle l'artiste a tracé au pinceau le sujet à représenter, puis d'une longue bande d'étoffe, souvent à plusieurs tons, qui non seulement supporte et encadre la pièce peinte, mais y ajoute une harmonie de couleur. La sculpture japonaise est presque exclusivement représentée par des ouvrages en bronze ou en bois. Les artistes japonais se sont assidûment adonnés au travail des laques, à la ciselure des métaux appliqués à l'ornementation des gardes de sabre, à la gravure sur bois, aux impressions en couleur, au décor de la céramique, surtout des poteries et des faïences. Ils ont encore sculpté les netzkés, sortes de boutons destinés à retenir à la ceinture les étuis à pipe ou les boîtes à médecine, et enfin orné et brodé les tissus.

Mais tout de suite je vois naître, dans l'esprit du lecteur, une objection à laquelle il faut avant tout répondre. — Comment, se dit-il, vous venez me parler de l'art du Japon, c'est-à-dire sans doute du côté élevé de l'art de ce pays, et vous mettez au premier rang des branches qui le composent la ciselure des gardes de sabre, le travail d'infiniment petits objets, les netzkés, et même les ouvrages de broderie. Il ne saurait donc être ici question que d'un art industriel renfermé dans la production de simples bibelots? C'est de la sorte qu'on est conduit à raisonner quand on apporte, au jugement des choses du Japon, les notions tirées de notre propre état social. Dans la grande complexité de la civilisation européenne, on distingue en effet des artistes placés au sommet de l'échelle sociale, riches et illustres, cultivant le grand art, puis, au-dessous, des industriels et des fabricants adonnés aux industries d'art, et enfin de simples ouvriers occupés à façonner ces objets qui, sans être d'ordre artistique, exigent une part de goût et d'invention. En répartissant d'une manière correspondante les diverses branches de l'art japonais, nous devrions d'abord ranger à part la peinture et la sculpture; les laques, les métaux ciselés, la céramique suivraient sous la désignation d'art industriel, et quant aux tissus et aux broderies, nous ne nous en occuperions même pas, les laissant dans la catégorie inférieure des ouvrages de modes. Mais en agissant ainsi nous donnerions une vue absolument fausse de l'art du Japon, car nous y introduirions des notions qui ne sauraient y trouver place. À peine en effet cette distinction fondamentale au milieu de nous de l'art et de l'industrie a-t-elle été entrevue du Japon. Le pays n'est point arrivé à cet état de développement qui permet la grande industrie; il n'a pas non plus atteint la conception d'un grand art, d'un art idéalisé, séparé des usages de la vie. Plus que partout ailleurs, ce qu'on pourrait y appeler l'industrie a été pénétré par l'art, et plus qu'ailleurs aussi ce qu'on voudrait y designer comme art pur, a été associé à des questions de technique, à des procédés de facture, à l'emploi de matières premières spéciales. Au Japon encore la distinction si tranchée faite au milieu de nous entre l'artiste et l'ouvrier est restée inconnue. Les plus grands artistes paraissent avoir vécu pauvres, à peine mieux rémunérés que les simples ouvriers. En fait, ils n'étaient que des ouvriers, appliquant eux-mêmes et directement les formes écloses dans leur imagination à illustrer les livres, à orner les laques, les armes, les poteries, les tissus brodés. Et la plupart de ces ouvrages, que notre esprit d'Occidentaux voudrait traiter de simples bibelots, par suite des particularités des mœurs du pays, avaient au contraire aux yeux des habitants une immense valeur, étaient les objets les plus religieusement conservés et transmis dans les familles.

Voyons ce qu'était un sabre japonais. Comme le port de l'épée autrefois au milieu de nous, le port du sabre au Japon était réservé aux nobles et à leurs dépendants de la classe guerrière. Le sabre n'était pas seulement une arme de combat, un moyen d'attaque et de défense. Le noble et le guerrier ayant commis des crimes ordinaires ou politiques avaient le privilège de s'ôter eux-mêmes la vie, sans que l'exécuteur portât la main sur eux, et c'est leur propre sabre, dans l'acte de l'harakiri, qui devenait l'instrument de leur supplice. Dans un pays où régnaient le point d'honneur et la plus extrême susceptibilité de rapports entre les nobles, il n'était pas rare qu'un noble ayant manqué à l'honneur, ou subi d'un plus puissant que lui une insulte qu'il ne pouvait venger, mit fin à ses jours, et c'est encore avec son sabre qu'il le faisait. Le sabre, au Japon, devait aux mœurs d'être devenu le compagnon inséparable du noble et du guerrier; aussi la première ambition d'un noble japonais était-elle d'en posséder d'exceptionnels. La fabrication et la trempe des lames de sabre est un des arts les plus anciens du Japon, qui a donné lieu aux plus persévérantes recherches et aux plus assidus travaux. Les armuriers ayant le mieux réussi la trempe, sont devenus et sont restés célèbres. Les armes signées de leur nom, comme les instruments de musique des grands luthiers européens, étaient connues, transmises de génération en génération et se payaient des prix énormes. Il est des lames, vieilles de plusieurs siècles, dont la force de trempe est telle, qu'elles entament les meilleures lames européennes.

Les possesseurs d'armes aussi précieuses devaient encourager les arts qui pouvaient le mieux les mettre en relief et les orner. Et c'est en effet le désir d'embellir la monture des sabres qui a développé l'art de la ciselure au Japon. Un sabre complètement monté, comprend la lame, le fourreau, la garde, la poignée décorée à son extrémité et sur son contour d'appliques de métal, et le kodzouka, ou petit couteau, à manche allongé, engainé lui-même dans une rainure du fourreau. Or toutes ces parties ont donné lieu au travail inépuisable des ciseleurs. Comme matière pour fabriquer les gardes de sabre et le manche du petit couteau, les artistes japonais ont employé tous les métaux, le cuivre, le fer, l'argent, l'or, le bronze et des combinaisons de bronze connues d'eux seuls, le shakoudo, qui est un bronze mêlé d'or, le shibouitchï, un bronze mêlé d'argent. Ils se sont livrés à tous les genres imaginables de ciselure et d'applications. Tout ce que la légende, les fables, les romans, tout ce que les objets du monde visible peuvent fournir de sujets comme motifs d'ornementation, a été employé, et, si on a pu s'étonner de ce que l'imagination du poète avait fait entrer sur le bouclier d'Achille, plus étonnant encore est ce que la fantaisie du Japonais a réellement mis sur des gardes, grandes comme la paume de la main, et sur des manches de couteau de la dimension du doigt.

Les bols sont parmi les objets les plus artistiques, qu'ait produits la céramique japonaise. On en possède qui remontent à la plus haute antiquité et font connaître mieux qu'aucun autre objet l'art céramique japonais à ses débuts. En les rangeant chronologiquement, on pourrait, à leur aide seul, obtenir une exposition complète de l'art, qui comprendrait des spécimens de toutes les époques, de toutes les provenances, de tous les styles, d'une étonnante variété de formes, de décoration et d'émail. Évidemment, il y a là pour nous quelque chose qui, tout d'abord, déconcerte, car le bol n'est associé, dans notre esprit, qu'à des usages usuels et vulgaires. Mais nous avons l'explication de l'importance qu'il a prise au Japon, lorsque nous savons que l'acte de préparer, d'offrir et de boire le thé y était, à certaines fêtes et dans certaines occasions de la vie, une pratique des plus importantes, donnant lieu au cérémonial le plus complique. Dans les familles, on avait, pour ces occasions solennelles, des ustensiles spéciaux, dont on ne se servait en aucune autre circonstance et que l'on conservait religieusement, le reste du temps, enveloppés d'étoffes précieuses et enfermés dans des boîtes. Lé bol, distinct des tasses à thé ordinaires qui au Japon sont de fort petites dimensions, était le principal de ces ustensiles, sorte de coupe, de cratère auquel tous les convives devaient tremper les lèvres. Aussi le demandait-on aux meilleures fabriques, et, pour le décorer, allait-on chercher les artistes fameux. On ne saurait donc réunir aucun ensemble d'objets céramiques sur lesquels on pût trouver, aussi sûrement que sur les bols, des motifs jetés par le pinceau des artistes décorateurs les plus célèbres du Japon.

Les mikado, les taïcouns, les daïmios et leurs femmes se revêtaient, dans les cérémonies, de robes de soie aux couleurs éclatantes et ornées de broderies. Certaines de ces robes, venues jusqu'à nous à travers les siècles, témoignent combien ce goût pour les costumes somptueux avait, dès longtemps, développé l'habileté des fabricants d'étoffe et des brodeurs. Le théâtre a encore renchéri sur les habitudes des hommes de cour. Lorsqu'il a eu à représenter, dans les pièces historiques, les anciens héros du Japon, il les a revêtus de costumes ou la richesse des matières, la somptuosité des couleurs, le relief des broderies ont dépassé tout ce qui s'était jamais vu dans la réalité de la vie. On n'a qu'à feuilleter un album japonais reproduisant des scènes de théâtre, on y verra les personnages nobles vêtus de grandes robes sur lesquelles sont brodés, en haut relief, les sujets les plus compliqués et les plus surprenants: des vols d'oiseaux passant devant le soleil, des arbres touffus en fleurs, des animaux de grandeur naturelle, jusqu'à des paysages entiers avec des rochers et des maisons. L'Européen qui regarde ces images croit qu'elles n'ont jamais représenté rien de réel, qu'elles sont purement dues au caprice de l'artiste qui les a dessinées. C'est là une erreur. Les robes figurées dans les albums ont été bien réellement portées par les acteurs. J'ai moi-même vu jouer au Japon des pièces historiques. Les acteurs prenaient des poses et formaient des groupes sur le devant de la scène, pendant que le chœur, par derrière, s'accompagnant sur le shamicen, la guitare japonaise, psalmodiait une mélopée rappelant les hauts faits des temps anciens. Le mouvement des acteurs, revêtus de leurs grandes robes, brodées eu haut relief, causait aux yeux un véritable éblouisse ment.

De semblables coutumes devaient donner à l'art de la broderie au Japon un développement que rien ne pouvait lui faire prendre au milieu de nous. Cependant c'est la façon d'un objet de dimensions plus restreintes que les robes, le foukousa, qui l'a surtout porté à sa perfection. Le foukousa est un carré d'étoffe servant à envelopper les cadeaux ou les messages que l'on envoyait, aux occasions solennelles, à des parents ou à des amis. Lorsque le présent était reçu, le destinataire renvoyait le foukousa au donateur. Les foukousas étaient ainsi des présentoirs solennels, messagers, entremetteurs de l'amitié; aussi les faisait-on des plus belles soieries, ornées des broderies les plus délicates, et on retrouve, sur quelques-uns d'entre eux des motifs de décor dus aux premiers dessinateurs.

On s'expliquera après cela pourquoi certains objets, dont les analogues au milieu de nous sont de simples produits industriels, considérés ' au Japon comme choses absolument précieuses, ont pu y devenir des oeuvres de grand art.

Le Japon a pris les éléments de sa civilisation et de son art à la Chine; sa voisine et son aînée. De cet emprunt primitif, l'art japonais a conservé des traits communs avec celui de la Chine. De telle sorte qu'une des principales questions à résoudre en l'étudiant, est de décider à quelle époque il a su s'affranchir de l'imitation pour entrer dans des voies originales. Mais auparavant, comme les problèmes s'engendrent, cherchant à remonter aux toutes premières origines de l'art japonais, nous devons nous demander où sont à leur tour les sources et les racines de l'art chinois. 'Dans l'état actuel des recherches, je ne connais personne capable de répondre à une semblable question. Cependant on a des lueurs. L'ornement qu'on appelle la grecque, qui se trouve dans la collection Cernuschi sur des bronzes antérieurs à l'ère chrétienne, des formes de quadrupèdes ailes dans la même collection, qui font immédiatement songer aux animaux fantastiques de l'Assyrie, rendent très probable qu'au début la Chine a puisé à un fonds commun de formes et de types d'art qui, anciennement, avaient dû se répandre dans toute l'Asie. Des communications, même aux temps les plus reculés, ne serait-ce que par contact graduel et infiltration, ont toujours existé. Il ne serait donc point surprenant que l'art chinois, à ses débuts, qui d'ailleurs ne remontent pas au-delà de quelques siècles avant l'ère chrétienne, n'ait été sous l'influence de formes écloses à l'autre extrémité de l'Asie, dans la vallée de l'Euphrate et même sur les rives de la Méditerranée.

Cependant, si tout est encore obscur et conjectural quand on remonte aux premières sources et à des temps aussi reculés, il est un fait maintenant établi, c'est la part d'influence que l'art grec a eue sur l'art chinois par l'entremise des bouddhistes. Le bouddhisme a été introduit en Chine au premier siècle de notre ère. Il est venu de l`Inde et ceux qui ont apporté le corps de la doctrine, la littérature de la religion, ont en même temps apporté les formes d'art, depuis longtemps adoptées dans l'Inde pour représenter l'effigie du Bouddha et figurer l'histoire et les scènes de la religion. Or il est certain qu'avant les conquêtes d'Alexandre, en Asie, l'Inde n'avait ni architecture, ni sculpture. On trouvera les preuves de cette assertion dans la partie de son grand ouvrage sur l'architecture que M. James Fergusson a consacrée à l'architecture de l'Inde 1. C'est au contact des Grecs que les Indous ont appris à bâtir en pierre et à sculpter. Leur éducation première s'est faite dans ces villes de la Bactriane et du Pundjab, fondées par Alexandre lui-même ou ses successeurs qui, d'après les monuments qui nous en restent, étaient absolument grecques et formaient ainsi comme des plantations grecque au sein des populations asiatiques. Les bouddhistes à cette époque dominaient dans l'Inde et, pour représenter l'effigie du Bouddha, ils se sont mis à sculpter à l'école des Grecs. Le Musée de Lahore, dans le Pundjab, ou les Anglais ont réuni tous les restes sculptés que les fouilles entreprises sur l'Indus et la frontière nord-ouest de l'Inde ont fait découvrir, contient des statues et des bas-reliefs du Bouddha de style absolument grec. Dans ces œuvres, l'arrangement des cheveux, des plis du costume, la proportion et la forme des traits du visage, tous les détails des draperies et des attributs sont servilement grecs. Puis, lorsque les sculpteurs bouddhistes ont été familiarisés avec la pratique de l'art, ils se sont enhardis à modifier, dans une certaine mesure, la physionomie du Bouddha tout à fait grec, pour obtenir un type qui donnât mieux satisfaction aux conditions physiques et aux particularités de costume que le rituel bouddhique présente comme les attributs nécessaires du Bouddha. C'est ce Bouddha de forme grecque modifiée que les bouddhistes, sans y plus rien changer, ont porté de l'Inde par toute l'Asie, vers le Sud à Ceylan et à Java, vers le Nord en Chine et au Japon.

Je puis en parler de visu. Lorsque M. Cernuschi et moi, arrivant en Asie par l'Amérique, vîmes au Japon les grands bouddhas en bronze de Mégouro, de Kamokoura et le plus grand de tous, celui de Nara, de soixante pieds de hauteur, nous fûmes frappés d'une certaine ressemblance qu'ils accusaient avec les œuvres de l'art grec. Nous ne pûmes nous empêcher de dire: il y a là quelque chose de grec. Mais lorsque, poursuivant notre voyage, nous eûmes vu les bouddhas en bronze et en bois des temples chinois, puis, à Java, les grands bouddhas sculptés en pierre de Mendout et, enfin, les plus beaux de tous, par la majesté de l'expression et la hardiesse du travail, les bouddhas colossaux et monolithes, découpés aux parois des rochers de l'intérieur de Ceylan 2, ce qui n'avait d'abord été qu'un sentiment finit par se changer en conviction. Nous étions là en présence d'un art parfaitement développé, reproduisant partout un même type physique et un arrangement identique des draperies, et ce type et ces draperies fort différents de tout ce que ces pays divers auraient eux-mêmes pu fournir comme modèles. Évidemment cet art était étranger au sol où nous le rencontrions, il était venu du dehors, c'est-à-dire qu'il avait été importé par les bouddhistes avec leur religion. Mais où était-il né, où avait-il eu ses débuts? Nous eûmes la solution du problème, lorsque dans le Pundjab nous vîmes les sculptures gréco-bouddhiques du Musée de Lahore, et reçûmes les explications du savant directeur du Musée, le Dr Leitner. En passant par le Japon, la Chine, Java et Ceylan pour arriver dans le nord de l'Inde, nous avions remonté le courant que l'art bouddhique avait descendu, et fait à rebours le même voyage que lui. Le Japon, lorsqu'il a reçu, principalement de la Chine, la religion et l'art des bouddhistes, a donc reçu une part d'art grec, entrée comme alliage dans les éléments constituants de son art.

La lumière se fait dans les origines de l'art japonais au VIIIe siècle de notre ère. Le bouddhisme arrive et il apporte avec lui son art. Les bouddhistes débutent au Japon par l'érection du bouddha de Nara, le plus grand qu'ils dussent jamais y élever. Des documents authentiques nous apprennent que cette statue fut fondue au VIIIe siècle, sous la direction de prêtres bouddhistes venus de l'Annam. Pour la peinture, nous avons, un siècle après, les kakémonos de Kanaoka. L'existence de cet artiste ne saurait être mise en doute, c'est un personnage parfaitement historique. Un kakémono dû à son pinceau a figuré à l'Exposition japonaise de la rue de Sèze. Son style était purement bouddhique et, comme le bouddha fondu de Nara, le bouddha peint par Kanaoka était une œuvre de cet art bouddhique éclos d'abord dans l'Inde, que les bouddhistes portaient partout avec eux. Avant l'arrivée du bouddhisme, les arts de la sculpture et de la peinture étaient-ils déjà cultivés au Japon? On n'a point à ce sujet de renseignements certains, et aucun monument d'un art primitif antérieur au bouddhisme, en supposant qu'il ait existé, ne nous est connu. On peut donc, avec plausibilité, attribuer la première floraison de la sculpture et de la peinture, au Japon, à la venue des bouddhistes. Mais l'art qu'ils apportaient était déjà complètement développé et il devait se maintenir sous sa physionomie primitive, avec la persistance des arts hiératiques, emprisonnés dans les formes arrêtées d'un rituel religieux. L'art bouddhique est venu jusqu'à nous en conservant presque intact son caractère original, et il était, sur le sol du Japon, ce qu'il y avait de moins japonais.

Après la lueur que jette l'arrivée du bouddhisme au Japon, de longs siècles s'écoulent, pendant lesquels on n'a que des renseignements vagues. Les monuments restent rares et sont difficiles à démêler. C'est là la véritable époque d'incubation de l'art japonais. Pendant ces siècles d'obscurité, les Japonais s'assimilent silencieusement les éléments introduits du dehors par les bouddhistes ou empruntés aux diverses écoles d'art chinois. Ils ajoutent à la reproduction de sujets purement bouddhiques ou chinois, celle de sujets fournis par l'histoire ou les légendes japonaises et, pour y réussir, modifient plus ou moins les vieilles formes du dessin et la technique de l'art.

Toujours est-il qu'au XVe siècle, une puissante floraison artistique se produit au Japon. Les deux grandes écoles de Kano et de Tosa qui vont se partager la peinture et venir jusqu'à nous se fondent ou se développent. L'école de Kano doit sa création à trois peintres du nom de Kano, d'une même famille, se succédant des premières années du XVe siècle à l'année 1559. C'étaient des artistes puissants, comme le prouvent leurs kakémonos et les recueils de reproductions des vieilles peintures japonaises, le Tanyou Ringoua et le Gouashi Kouayo. L'école de Kano se rattache étroitement, par son style, à l'art chinois, c'est l'école du blanc et du noir, de l'exécution pleine de brio, à grands coups de pinceau. Elle emprunte un grand nombre des sujets qu'elle traite à l'histoire et aux légendes bouddhiques.

L'école de Tosa s'épanouit, de son côté, au XVe siècle, sous l'influence de Tosa Mitsiounohou. Mais, contrairement à celle de Kano qui s inspire de l'art chinois, elle ne fait que porter à sa perfection le vieil art japonais. Elle est ainsi, essentiellement, l'école nationale, perpétuant le style et les procédés éclos aux temps anciens; sur le sol du Japon. Elle se distingue de l'école de Kano par un dessin plus serré, des contours plus précis et l'emploi de couleurs vives, rappelant la miniature.

Quelle que soit la part d'emprunt à l'art chinois et à l'art traditionnel bouddhique qui subsiste encore dans l'art japonais, des XVe et XVIe siècles, il n'en est pas moins vrai que les écoles de Kano et de Tosa ont été bien réellement novatrices et nationales, car un œil exercé distingue immédiatement leurs productions de celles de l'art chinois. A partir du plein épanouissement des écoles de Kano et de Tosa, il ne subsiste plus de lacunes dans l'histoire de l'art japonais. Les artistes deviennent de plus en plus nombreux, et M. Gonse nous les fait connaître dans son Art japonais3, en puisant aux sources les plus authentiques. A mesure que les artistes se succèdent, ils se rapprochent de la nature qu'ils ont sous les yeux, le fond des sentiments nationaux prend chez eux graduellement le dessus, ils deviennent de plus en plus Japonais. Et au XVIIe siècle se produiront, pour s'épanouir en plein dans le XVIIIe siècle, ces écoles de dessin et de peinture qu'on appellera vulgaires, afin de les distinguer des écoles traditionnelles de Kano et de Tosa. Les écoles vulgaires auront tout à fait délaissé la reproduction des scènes bouddhiques, la peinture des héros et des sages chinois, pour s'adonner exclusivement à l'étude des scènes de la vie et du paysage japonais.

Les diverses branches de l'art se développent parallèlement à la peinture. Le XVIIe siècle est une époque spécialement heureuse, pour l'art des laques, de la céramique, de la ciselure des métaux. Ses productions, débarrassées des traces d'archaïsme et de timidité qui se découvrent dans celles des siècles antérieurs, sont pleines de force, de liberté et de souplesse. Au XVIIe siècle fleurissent Ninseï, considéré par les Japonais comme leur plus grand décorateur céramiste; Oumétada qui cisèle les gardes de sabre enfer, avec une ampleur qu'aucun autre n'atteindra; Miotshin Mounéharou qui forge le grand aigle en fer, aux parties imbriquées, du South Kensington Museum de Londres, ouvrage absolument unique dans son genre. Cet artiste faisait partie d'une famille adonnée au travail du fer et à la fabrique des armures, dont les membres, se succédant les uns aux autres, ont travaille et produit pendant plusieurs siècles. La suite des Miotshin au Japon est quelque chose d'analogue à celle des Pénicaud parmi les émailleurs de Limoges.

Le passage du XVIIe au XVIIIe siècle est marqué par l'apparition d'un des artistes les plus personnels et les plus originaux du Japon, Korin, né en 1661. Il était laqueur. On a des objets en laque signés de lui, qui ont été certainement travaillés de ses mains. C'était donc ce que nous appellerions un artisan. Mais on lui doit aussi des séries de dessins et des peintures qui, de même que ses laques, révèlent une telle originalité, une telle invention, une telle maîtrise, qu'on ne peut se dispenser de le ranger parmi les plus grands artistes. Il nous représente ainsi le type parfait de ces artistes inventeurs et en même temps ouvriers, que nous avons dit avoir existé au Japon. Les Japonais mettent ses laques, au-dessus de celles de tous les autres. Son influence a été immense sur l'art des laques, et sur celui de la céramique, par l'intermédiaire de son frère Kenzan, qui était céramiste et avait adopté son style. Korin, doué d'une sûreté de main étonnante, procède par grands traits prolongés, par coups hardis, en poussant la simplification à ses dernières limites. Son faire est plein de mouvement, et tellement original que le moindre trait en est reconnaissable. Il n'y a plus rien de chinois dans ce style, tout y sent le terroir national, aussi les dessins de Korin, gravés et réunis en volume, demeurent-ils la plus parfaite expression de l'art japonais appliqué à la décoration.

Les objets d'art, laques, guides de sabre, netzkes, foukousas, produits pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle et la première du XIXe, se distinguent de ceux du XVIIe par la finesse plus grande du travail, la prédominance des détails, la richesse accrue des matières premières et des incrustations. C'est cette partie de l'art japonais que nous avons la première connue en Europe. Elle a une certaine ressemblance, parce qu'elle est élégante et raffinée, avec notre propre art du XVIIIe siècle et, à ce titre, ne saurait manquer, au milieu de nous, de frapper et de séduire.

L'art de la gravure sur bois a été lent à se développer au Japon. Ce n'est quai la fin du XVIIe siècle qu'il dépouille les caractères d'archaïsme. A la fin du XVIIIe, il atteint tout son éclat et devient absolument national en s'ouvrant des voies que les Chinois n'avaient pas soupçonnées. Les graveurs se doublent a cette époque d'habiles imprimeurs, qui excellent dans l'art des impressions à plusieurs tons ou en couleurs. La xylographie japonaise a été très féconde. On a pu, avec les livres illustrés ou les suites de gravures sans texte désignées comme albums, former des bibliothèques de plusieurs centaines d'ouvrages, les plus variés par le style, le genre des illustrations, la nature des sujets, la plupart pleins de verve, de gaieté et d'humour. Cependant la gloire de la gravure japonaise a été de faire connaître Hokousaï, l'artiste le mieux doué, le plus puissant, le plus complet à tous égards de sa nation. Hokousaï a rempli la première moitié du XIXe siècle et, peu après sa mort, le Japon tout entier se métamorphosait sous l'influence des changements, dus à l'arrivée des Européens. L'œuvre d'Hokousaï sert ainsi de couronnement à l'ancien art japonais et en donne l'expression suprême définitive.

Un art donné est l'image d'un peuple. Et précisément parce que l'art japonais s'est développé dans un milieu fermé, en s'imprégnant de plus en plus du sentiment et des goûts nationaux, nous ne pouvons y trouver que ce que le génie japonais possède et contient. Or quand on considère les parties élevées de son développement et de sa civilisation, on s'aperçoit que tout un ordre de choses a manqué au Japon. Il n'a point connu les grands systèmes métaphysiques ou philosophiques, les compositions idéalisées de la poésie épique, les longs ouvrages en prose ou en vers, systématiquement liés dans leurs parties pour former un ensemble logique. Ce qui correspond dans l'art à ces manifestations de la pensée et de l'imagination, lui fait également défaut. Il n'a cultivé ni la grande architecture de monuments en pierre, ni la sculpture reproduisant le corps humain dans l'ampleur de sa force et de sa beauté, ni la peinture représentant les grandes scènes compliquées de la vie réelle ou de la fable. L'art japonais ne s'est donc point élevé à la hauteur atteinte par l'art européen, mais cette infériorité relative ne l'empêche pas d'être en soi un tout harmonieux et complet, et quelques-unes des parties où il a excellé l'emportent sur les parties analogues de l'art européen.

Si l'art japonais est resté inférieur du côté de la force équilibrée et de la pensée réfléchie, par contre il triomphe dans la représentation des aspects fugitifs de la nature, dans le rendu du mouvement des êtres et des choses. D'un coup d'œil rapide l'artiste japonais saisit les attitudes les plus fuyantes, gestes, poses et grimaces, de l'être humain; le vol des oiseaux et des insectes; le frémissement du léger bambou; l'agitation de la vague et des eaux en mouvement; l'aspect de la pluie ou de la neige qui tombe, du vent qui déchiquette le feuillage et balaie la campagne. Ne se servant jamais, pour peindre ou dessiner, d'un instrument à pointe résistante, employant exclusivement le pinceau manié a main levée, l'artiste japonais, auquel nul retour sur la première touche n'est possible, fixe sa vision sur le papier de prime saut, avec une hardiesse, une légèreté, une sûreté, que les artistes européens les mieux doués, habitués à d'autres pratiques, ne sauraient atteindre. C'est a ce procédé, autant qu'aux particularités de leur goût, que les Japonais ont dû d'avoir été les premiers et les plus parfaits des Impressionnistes.

Vivant sous un ciel lumineux, dans une atmosphère d'une extraordinaire transparence, les Japonais semblent posséder une acuité et une délicatesse de vision supérieures à celles des Européens. Pour eux, promener l'œil sur de belles couleurs est une volupté. Aussi, dans leur art, l'éclat et l'harmonie du coloris sont-ils, plus que dans tout autre, une condition essentielle de beauté. On peut même dire qu'ils ne sauraient envisager comme œuvre d'art un objet péchant par la couleur. De là vient que dans la coloration des choses qui prêtent le mieux aux effets de couleur, les étoffes, les broderies, la céramique, ils sont arrivés à des combinaisons de tons et à des raffinements de nuances tout à fait extraordinaires. De là vient que dans ces branches de l'art, où la matière semblait rebelle aux différenciations de coloris, comme le bronze, ils ont inventé des patines et des alliages variés, qui leur ont permis d'obtenir des fonds de toutes les nuances. Par la même cause, ils ont incrusté les objets en métal, comme les gardes de sabre ou leurs petits meubles et leurs boîtes en laque, de toutes les matières susceptibles d'éclat: l'argent, l'or, le corail, la nacre, l'ivoire. Dès que l'art de l'impression s'est perfectionné au milieu d'eux, ils y ont introduit la couleur, en rehaussant, dans la plupart des livres, les traits en noir du dessin de tons variés, bistre, bleu, couleur chair, et, ne s'arrêtant qu'aux dernières limites que permettent les moyens matériels, ils sont arrivés à produire des gravures et des images coloriées d'un éclat et d'une hardiesse de tons que les Européens n'ont jamais pu égaler.

Les dessins d'ornementation, appliqués, dans les arts européens, sur les objets à décorer, y sont toujours mis d'une façon symétrique et régulière, par parties se répétant. Il semble que quelque chose de cet ordre logique, de cette conception de parfait balancement qui, a conduit à, trouver les ordres d'architecture, se soit fait sentir jusque dans les moindres détails des arts européens. Mais les Japonais, qui n'ont connu rien de semblable, procèdent dans le décor d'une tout autre façon. On dirait au contraire que le balancement et la répétition symétrique leur répugnent et qu'ils les évitent le plus possible. Ils suivent leur caprice, s'abandonnent à la fantaisie, jetant de-ci de-là les motifs du décor, sans système apparent, mais avec un instinct secret des proportions qui fait que le résultat satisfait pleinement le goût. Le décor japonais doit à ces procédés un imprévu et une variété inimitables; et M. Gonse est parfaitement dans le vrai lorsqu'il dit que les Japonais sont les premiers décorateurs du monde.


Notes
1. A history of architecture in all countries, by James Fergusson, vol. II, p. 450. London, Murray.
2. Théodore Duret, Voyage en Asie, p. 219. Paris, Michel Lévy.
3. Gonse, l'Art japonais, 2 vol. Paris, Quantin.

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