Lettre ouverte au scientifique en chef du Québec
Avec l'appui, recueilli en quelques jours, de 85 universitaires québécois, Florence Piron et Jean Bernatchez, relance ici, par cette lettre au nouveau patron des chercheurs, Rémy Quirion, un débat fondamental que Gaétan Daoust avec soulevé il y a quelques années dans une interview où il fit cette allusion à Habermas: «Quant à Habermas, il a affirmé que, dès le moment où elles ont opté pour l'utilitaire, les universités sont devenues incapables de cultiver l'esprit.»
M. Rémi Quirion, vous vous apprêtez aujourd’hui (6 octobre) à faire votre première apparition à une tribune publique depuis votre nomination le 1er juillet 2011. Or, ce ne sont pas des chercheurs qui vous écouteront, mais les membres de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. Vous leur parlerez, entre autres, « de la création de nouveaux partenariats entre les secteurs public et privé, du lien étroit entre la performance économique et la place accordée au savoir ». Votre choix d’un premier auditoire n’est pas neutre : il traduit votre adhésion à un modèle de développement de la recherche scientifique orienté vers l’économie, connu et promu sous le nom d’« économie du savoir » ou de capitalisme cognitif.
Vous êtes un chercheur québécois exceptionnel, reconnu mondialement pour vos travaux en neurosciences. Mais les priorités exprimées dans vos premiers propos publics sont de nature à inquiéter ceux et celles qui, comme nous de l’Association Science et bien commun, s’indignent de l'assujettissement de la politique scientifique du Québec et du Canada au modèle de l'économie du savoir et aux demandes de la grande industrie privée. Ce modèle promet une prospérité accrue (mais pour qui ?), au détriment d’idéaux orientés vers le bien commun, la gouvernance scientifique de la recherche et l’autonomie de l’université, caractérisée à la fois par la liberté universitaire et la responsabilité sociale.
Selon l’OCDE qui fait la promotion de ce modèle, l’économie fondée sur le savoir repose sur la production et l’utilisation du savoir pour assurer la croissance économique. Le savoir permettrait de renforcer la compétitivité économique d’un pays. Il faut donc se l’approprier pour s’assurer d’un avantage concurrentiel. Les universités sont conviées dans ce contexte à privatiser et à valoriser commercialement le savoir qu’elles produisent et à former du personnel qualifié capable de relever les défis inhérents à la mondialisation des marchés.
Le modèle alternatif porté par l’UNESCO suppose plutôt le développement de « sociétés du savoir », sociétés au pluriel, ce qui engage à la reconnaissance de la diversité culturelle. Au cœur de ces sociétés, il y a la capacité de produire et d’utiliser le savoir pour le développement humain. La liberté d’expression et la coopération en sont les fondements. L’accès à la connaissance est un préalable, ce qui suppose des stratégies d’accessibilité et de lutte contre la pauvreté. La commercialisation des résultats de la recherche restreint l’accès à la connaissance, aussi faut-il adopter une voie intermédiaire conciliant le droit au savoir et la protection de la propriété intellectuelle.
Votre premier communiqué de presse vous permet d’identifier « les grands défis que la recherche québécoise doit relever face à l’accélération de la concurrence mondiale » : « l'excellence et la reconnaissance de la relève scientifique, les grands projets intersectoriels et la compétitivité des chercheurs québécois au Canada et à l'étranger seront parmi mes priorités », précisez-vous. Concurrence et compétitivité : ce sont là les mots-clés de l'économie du savoir. Il n’y a rien dans vos propos, jusqu’à maintenant, sur l'ancrage de la science publique québécoise dans la société québécoise et sur sa capacité à éclairer les enjeux du bien commun (environnement, équité sociale, diversité culturelle, etc.). Il n’y a rien non plus sur les valeurs qui doivent animer la science et sur la résistance aux conflits d’intérêts qui minent la crédibilité des universités. C’est comme si les valeurs qui fondent la recherche scientifique étaient graduellement remplacées par des intérêts économiques, selon le principe « socialiser les dépenses, privatiser les profits ».
Vous avez comme première fonction de conseiller le ministre québécois du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation (MDEIE). Votre seconde fonction est de présider les trois Fonds de recherche qui couvrent les domaines de la santé, de la nature et des technologies, de la société et de la culture. Serez-vous un agent du MDEIE, porteur d’une stratégie de la recherche et de l’innovation qui consacre le principe de la science au service de l’entreprise ? Saurez-vous plutôt marquer votre mandat par la promotion et la défense de la recherche scientifique et du bien commun?