Une découverte du journalisme londonien

Jean Sgard

Chez Prévost le romancier a supplanté le journaliste dans l'esprit des lecteurs. C'est oublier l'influence que les gazettes européennes de Londres ont exercée sur lui lorsqu'il y vécut en exil.

Retenons seulement que sa première expérience londonienne le conduit dans les cafés, où l'on trouve d'innombrables journaux, mais aussi les nouvellistes, et que ces premiers contacts feront de lui, quatre ans plus tard, un grand journaliste:

« Les cafés et les autres endroits publics sont comme le siège de la liberté anglicane. On y trouve tous les libelles qui se font pour ou contre le gouvernement. On a le droit, pour deux sous, d'en lire une multitude, et de prendre une tasse de thé ou de café. On donne aussi à lire cinq ou six sortes de gazettes, qui contiennent les nouvelles de l'Europe, et particulièrement celles de Londres. Ce dernier article renferme tout ce qui se passe dans la ville, jusqu'au moindre événement. [...] On y annonce les comédies, les bals, les concerts, les livres qui sortent de la presse, les remèdes des charlatans, les maisons et les terrains à louer ou à vendre, les banqueroutes, l'état des compagnies de commerce, l'arrivée et le départ des vaisseaux, en un mot, tout ce qui peut intéresser le public. L'avidité des Anglais est extrême pour toutes les nouvelles. »

Relevons aussi que la marge entre le récit biographique et la fiction est, chez Prévost, toujours flottante. Dans Le Pour et Contre, on en trouvera d'autres preuves. Les premiers tomes sont encore pleins de l'expérience anglaise; on y trouve des notations très vivantes sur les faits divers, sur l'étonnante liberté des publications, sur les « vingt feuilles » qui paraissent chaque semaine, sur cette « manière d'être » des Anglais qui leur est propre, qui dépend peut-être du climat, peut-être du système politique, sur cette extraordinaire source d'informations sur le monde qu'est Londres en soi:

«J'ai à Londres deux avantages qu'il suffit d'expliquer pour les faire sentir. L’un qui regarde les faits, est celui d'y être comme au Quartier d'assemblée de tout ce qui arrive d'extraordinaire & de curieux dans le monde. Londres est une espèce de centre où toutes les Nouvelles de l'Univers viennent se rendre par les lignes de la Navigation. Ajoutez qu'il n'y a point de Pays qui en fournisse de lui-même un aussi grand nombre, soit par le caractère singulier de ses Habitans, qui fait naître tous les jours quelqu'événement extraordinaire, soit par la forme de la Religion et du Gouvernement, soit par les raretéz naturelles de l'Isle, soit enfin par la multitude d'Étrangers que divers intérêts y attirent de toutes parts, et dont le mélange produit toujours quelque scène monstrueuse. Je n'écris rien que je n'aye devant les yeux; & pour conserver à ce que j'écris toute la fraîcheur de la nouveauté, je le fais partir pour Paris à chaque Ordinaire. » p. 93

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