L'âme romantique de Théophile Gautier

René Lauret
En France, voici seulement quelques années que l'on paraît comprendre ce que fut l'âme romantique: en faut-il accuser le manque de pénétration des historiens et critiques littéraires, ou l'inintelligence du public, même lettré? On nous a présenté le romantisme comme un mouvement littéraire, portant sur la langue, le style, la conception des genres ; il fut cela, c'est vrai, mais en France uniquement ; les idées de la préface de Cromwell ne s'appliquent pas au romantisme allemand, ni anglais. Si l'on veut chercher la base profonde du romantisme, le caractère par où il se montre européen, il n'y faut pas voir une simple évolution des formes poétiques : il fut avant tout un état d'âme, une manière de sentir.

On parle souvent du « mal du siècle », que l'on s'explique volontiers, comme Musset, par la fatigue, l'épuisement résultant des guerres impériales. On oublie que ce mal n'a pas atteint une seule génération, mais plusieurs ; que l'illustre « René » en souffrit dès son adolescence, c'est-à-dire avant 89; « Werther », plus tôt encore. De nos jours, des écrivains célèbres, hommes et femmes, portent aussi la marque de la sensibilité romantique. On n'oserait prétendre qu'elle n'a pas toujours existé : saint Augustin décrivait déjà cette libido sentiendi qui est le fait des âmes inquiètes.

Celui qu'on nomme notre plus grand romantique, sous ce rapport, ne le fut point : Hugo est le mieux équilibré, le plus robuste, le moins raffiné, le moins nostalgique de nos poètes. Peut-être son exemple a-t-il hypnotisé nos compatriotes, et l'habitude d'admirer ses splendeurs nous a fait négliger l'essentiel du romantisme. Il est frappant que son ami, presque son émule dans l'art de faire briller le Verbe, Théophile Gautier, passe généralement pour un pur ciseleur de phrases, une sorte de sculpteur impassible, alors qu'il eut, lui, une âme des plus tourmentées et insatisfaites, des plus violemment « romantiques ».

Parmi ses lecteurs, quelques-uns ne s'y trompèrent point. Sainte-Beuve, qui avait dépeint, dans Volupté, certains états d'âme analogues aux siens, déclare que Mademoiselle de Maupin dépasse la Confession d'un enfant du siècle, par la précision d'une psychologie toute personnelle, et l'exaltation morbide des sentiments. Bourget note ce même trait du caractère de Théo ; et Flaubert, affirmant à George Sand qu'il était mort de la « charognerie moderne », que la « haine des épiciers lui avait donné du talent, et la haine du voyou l'avait tué », savait bien de quelle ardente nostalgie le magnifique poète avait souffert.

Ces remarques demeurant malgré tout isolées, Chateaubriand et Musset gardant à nos yeux le privilège de la maladie du siècle, nous voudrions montrer sous quelle forme plus aiguë peut-être, quoique moins apparente, elle se présente chez Gautier ; et nous le rapprocherons de certains romantiques allemands, en particulier Ludwig Tieck, dont la manière de sentir nous paraît singulièrement proche.

Lorsqu'on qualifie l'état d'âme habituel à « René », on parle d'ennui, de mélancolie, et l'on pense aussitôt à certaines attitudes popularisées par l'image d'un jeune homme accoudé sur un rocher ou rêvant aux étoiles. De là, on conclut aisément qu'avec une humeur gaie, plaisante, on ne peut être romantique. C'est que l'on a mal désigné le trait essentiel de ce caractère : les Allemands le nomment « Sehnsucht », mot difficilement traduisible; on le rend parfois par langueur, inquiétude; nostalgie, tel que l'emploient certains modernes, par exemple Loti, aurait un sens presque identique; le mot « désir », auquel notre langue donne habituellement des acceptions plus particulières, tend aussi vers cette signification. Mme de Noailles, entre autres, la lui attribue sans cesse.

Le désir, voilà donc le fait psychologique capital, où nous devons, en dernière analyse, nous arrêter: le romantique ne désire pas parce qu'il est triste, ou s'ennuie ; il s'ennuie, il est triste parce qu'il désire. Le désir, ce mot désigne immédiatement l'état de la sensibilité qui s'y livre : la vie affective de tout homme s'agite entre ces deux pôles, désirer et jouir; mais chez l'individu normal il existe, entre les deux phénomènes, un certain rythme régulier ; on s'attarde un temps au plaisir avant de se remettre à désirer. Le romantique, par contre, est perpétuellement en état de désir : la jouissance qui retient d'autres hommes ne le captive point ; il y est sensible, ou ne la goûte qu'un instant ; son appétit se tourne aussitôt vers d'autres objets, qui ne le contenteront pas davantage ; à moins que, las de toutes les émotions, ne les cherchant même plus, il ne languisse d'un désir jamais interrompu, toujours brûlant.

Chez Gautier; sous le masque de d'Albert, le mal « romantique » se présente comme de la sorte la plus aiguë. On y constate les symptômes ordinaires, mélancolie suivie d'agitations, « tourbillons sans motif » ou « élans sans but » ; « irritation fébrile à laquelle succède la plus plate atonie ». D'Albert n'a « pas d'espérance, car pour espérer il faut un désir ». Il ne désire rien, car il désire tout. Mais il attend : quoi? il ne sait.

Cette attente frémissante, pleine d'impatience, coupée de soubresauts et de mouvements nerveux, marque le comble de la nostalgie. C'est le degré d'« idéalisme » que Novalis qualifie de magique : selon le rêve du subtil métaphysicien-poète, un jour doit venir où les états de conscience, idées ou désirs, auront une force telle qu'ils se transformeront immédiatement en réalités. Tel est l'état d'âme et de croyance du romantique héros de Gautier, quand il écrit :
    Mes désirs sont tellement violents que je m'imagine qu'ils feront tout venir à eux comme un aimant doué d'une grande puissance attire à lui des parcelles de fer, encore qu'elles en soient fort éloignées. C'est pourquoi j'attends les choses que je souhaite, au lieu d'aller à elles...
Ainsi l'extrême tension de la sensibilité, en même temps qu'elle s'accompagne d'un relâchement du vouloir, vous porte jusqu'au seuil du merveilleux. On n'a plus le courage d'agir, parce qu'on souhaite trop de choses, et de trop grandes, que la plus forte volonté, le plus chanceux destin ne vous apporteraient jamais. Alors on attend : espérer serait trop dire ; à réfléchir, on voit l'impossibilité ; à l'attente ne s'ajoute point cette joie anticipée qui est le propre de l'espoir. C'est une sorte de rêve, désespéré, mais qu'on ne peut retenir, une incursion au pays des prodiges, une tentative de l'âme, pour s'arracher à un monde trop vulgaire qui ne la contente plus.
    J'attends que le ciel s'ouvre et qu'il en descende un ange qui me fasse une révélation, qu'une révolution éclate et qu'on me donne un trône, qu'une vierge de Raphaël se détache de sa toile et me vienne embrasser, que des parents que je n'ai pas meurent et me laissent de quoi faire voguer ma fantaisie sur un fleuve d'or, qu'un hippogriffe me prenne et m'emporte dans des régions inconnues. (Mlle de Maupin.)
A ce degré d'intensité, l'hallucination, fruit du désir passionné, approche de la folie. Chez Novalis, plus faible et détaché du monde, une nette séparation se faisait entre la vie réelle, inférieure, et celle de l'imagination, où se portent toutes les ardeurs de la sensibilité, et qui devient la source de .vraies jouissances; le désir romantique se mue alors en poésie ; il renonce aux satisfactions réelles pour s'apaiser au pays des songes; il donne la clé qui ouvre le domaine du merveilleux, où l'âme inquiète, s'arrachant à la terre, découvre in spiritu d'ineffables bonheurs.

Pour d'autres romantiques - la plupart - la disjonction ne fut jamais aussi parfaite entre le réel et le rêve, les désirs qui peuvent être assouvis et ceux qu'il faut utiliser comme générateurs de contes. Ce qu'ils appelaient la petite fleur bleue était un fantôme cheminant entre le monde des hommes, des bonheurs vrais et celui des chimères. Ils couraient après, non seulement en vers et en prose, mais aussi, avec une demi-conviction, dans la vie. L'attente du miracle, moins franchement avouée que chez Théo, moins fiévreuse, moins écrasante, demeurait chez eux constamment, comme cachée, somnolente, s'éveillant à de certaines heures et donnant une appréhension de joies exquises et vagues, avec une nuance mélancolique : tel est le sentiment que procure la vue des lointains bleus, lignes fuyantes, teintes imprécises au delà desquelles le désir s'élance, imagine de multiples merveilles.
    C'est comme un trait léger, qui part je ne sais où, peut-être vers une prairie lointaine, loin, bien loin, au milieu d'une forêt, où nous attend la plus belle des visions, d'amour ou de mort, salut de bienvenue en un tout-puissant regard (1).
Pourquoi languir? - Pourquoi désirer? Toutes les larmes - ah! s'en vont - dans le lointain - où elles croient que sont - de plus belles étoiles. Sous cette forme un peu puérile, Tieck exprimait l'attrait de l'inconnu, pour les âmes dont le romantisme se résigne, et qui s'adonnent à des rêves doucement indécis. Pour celles-là, l'imagination ne formule pas des exigences pressantes et précises; elle ne construit pas non plus des légendes, refuges spirituels de ceux qui désespèrent de cette vie. Près de celui qui se retire au monde imaginaire (Novalis), de l'impérieux qui appelle violemment l'impossible (Gautier), la foule moyenne, sans renoncer à l'assouvissement réel du désir, pressent le bonheur éloigné, plutôt qu'elle n'y croit vraiment et ne s'y précipite; et cette nostalgie apaisée, mélancolie dont on parvient à jouir, représente le minimum de romantisme qui assaille à de certaines heures toute sensibilité normale, mais affinée.

Parfois, devant une vision qui paraît entr'ouvrir la porte du mystère, un lointain, un crépuscule, un paysage nocturne, la fantaisie trace des lignes merveilleuses, échafaude le château de songes où se cache le secret de toutes félicités.

Penché à sa fenêtre, que la lune éclaire, Sternbald cherche sur le disque brillant, parmi ses taches, des monts et des forêts, des palais étranges, des jardins enchantés pleins de fleurs prodigieuses et d'arbres dont les parfums s'exhalent; il croit apercevoir des lacs avec des cygnes éclatants et des navires, une nacelle qui le porte avec sa bien-aimée, et tout à l'entour des sirènes charmantes qui soufflent dans des coquillages et tendent des fleurs de l'onde. « Ah ! là-bas, s'écrie-t-il, c'est peut-être là-bas le pays de tous les désirs... » (Tieck).

Un tel rêve n'est-il que le jeu d'un esprit nostalgique? Il semble aussi qu'il figure un bonheur dont on est avide, et qu'on ne juge point tout à fait impossible, à réaliser. Il arrive que, pour le poursuivre, on cède vraiment à l'attirance de l'horizon. C'est comme un mirage, non vu, mais deviné, vers quoi les pas sans arrêt se dirigent : on regarde de nouveaux ciels, c'est toujours l'inconnu qui doit vous combler le cœur.

Ainsi l'on voyage, sous l'empire de l'illusion jamais démentie: du célèbre vaurien d'Eichendorff à Loti, les romantiques ont tous été des vagabonds. La terre ignorée, c'est le but du désir précisé dans l'espace; le voyage, c'est le moyen visible de lui échapper, de l'étreindre, croit-on, mais au fond de le nourrir. Les errants infatigables aiment à la fin leur course pour elle-même, et ne se soucient plus de la terminer. Ils prennent plaisir au mouvement sans halte, à la fuite sans borne, comme on chérit la mélancolie qui ne devrait être que l'annonce du bonheur. Le bonheur reste absent, on s'attache à son présage; la patrie de l'âme n'existe pas, on parcourt les pays de la terre. « O douce joie du voyage, dit Sternbald, sur le point de se fixer, lointains mystérieux, faut-il que je renonce à vous? » Et suivant des yeux chaque voyageur qui passait sur la route : « Que tu es heureux, m'écriais-je, de chercher encore un bonheur incertain. Le mien, hélas ! je l'ai trouvé ! »

Tieck promène ainsi son héros à la poursuite d'un destin : si supportable est son désir qu'il n'est point pressé de le satisfaire; il préfère même, par moments, la recherche à la possession. Il fallait marquer ces degrés dans la nostalgie romantique, pour bien voir à quel point elle se hausse chez Théophile Gautier. Son d'Albert ne se risque pas dans les voyages qu'il souhaite. « Pour moi, le tour du monde est le tour de la ville où je suis. » Il lui manque cette illusion qui donne la force de tenter les aventures; il voit trop clair pour se dorloter en des rêves indécis; sa chair est trop vive pour qu'il s'accommode de féeries, de merveilles imaginaires. Pas de petite fleur bleue, de songerie dolente, de nuageux pressentiments qui puissent tromper son inquiétude. Une lumière crue illumine sa conscience, dissipe tous les brouillards de rêve qui voudraient voiler le désir. Le sentiment, ennui, dépression profonde ou trouble ardent, fébrile impatience, est à nu; il n'exhale pas de fausses images caressantes : seulement celles, très nettes, qui correspondent au désir.

« Tout cela n'empêche pas qu'il ne me faille absolument une maîtresse. » Ainsi nomme-t-il carrément la raison profonde de son mal et le grand remède qu'il comporte. A tous les romantiques - sauf ceux d'aujourd'hui, peut-être, - l'amour apparut comme la chose suprême, seule capable d'apaiser leur immense besoin de sentir. Conscients de leur exigence, se connaissant versatiles et inassouvissables, ils le voulurent ardent, exalté jusqu'au mysticisme; malheureusement, en fait, ils ne l'éprouvèrent pas tel, et la passion de Tristan, qu'on nous donne pour la plus grande, est littérature. La plupart de ces « âmes » qui se crurent destinées à l'amour ne furent pas capables d'aimer : le sentiment, chez eux, tourne au platonisme le plus mince, devient une pure flamme intellectuelle, ou se perd dans l'appétit grossier. Novalis en vient à confondre sa fiancée avec la Sagesse (Sophie), et les amours d'Hyacinthe et de Petite-fleur-de-rose, si touchantes soient-elles, se passent dans un monde de légende où la passion devient une idée. Jamais le subtil poète n'exprima une émotion sentie, ou plutôt, ce qu'il sentait était d'une qualité si rare que notre imagination le revit difficilement. L'amour, chez lui, se confond avec le désir, l'aspiration mystique : c'est un besoin dont on jouit, tant il est haut placé, dégagé de tout but commun. Mais Novalis est l'exception unique, si bien que Mme Ricarda Huch, analyste complaisante et parfois cruelle du romantisme, a pu dire que « toutes ces tortures de l'âme, ces pensées titanesques, cette façon de secouer les portes de la connaissance, tout cela, au fond, n'était qu'un spasme du désir sensuel. Pour se satisfaire, il ne fallait pas fuir au ciel des idéals, mais se reposer dans les bras de la première fille. »

Cette assertion nous paraît un peu forte, même si nous pensons à nos romantiques débauchés : Musset, quoiqu'il usât et abusât des filles, n'en fut pas toujours satisfait. Mais Mme Huch pense à ses compatriotes: il est stupéfiant de voir comme quoi les plus rares esprits, en Allemagne, s'attardent lourdement aux réalités de l'amour. Frédéric Schlegel a laissé dans sa Lucinde un exemple fameux du plus pesant libertinage. Tieck, que l'on dit un poète léger et gracieux, s'adonne à des tirades de mauvais goût sur la « volupté, le plus grand mystère de notre nature ». « La vie n'est rien, dit-il, si l'on n'en jouit de la façon la plus brute et la plus sensuelle ; le reflet de la volupté tombe sur tous les objets, et colore les moins intéressants de son éclat doré. »

S'il parle du « corps dévoilé », c'est sur un ton sensible de concupiscence. Quoique volontiers il disserte sur l'« Art », il ne regarde point le nu avec l'émotion de l'artiste que réjouit la pure beauté, qui se délecte à la contemplation des formes harmonieuses. Sa façon de conter un déshabillage montre qu'il n'y voit qu'un prélude : la révélation des charmes féminins est pour lui l'amorce du plaisir : et le Barbare incontinent qu'il cache n'en donnerait point sa part pour admirer le galbe d'une parfaite jambe.

Combien belle, à côté de cela, la flamme artiste d'un Gautier ! et que ce livre décrié, Mlle de Maupin, nous paraît chaste, auprès de Lucinde, et du Lovell, même du Sternbald de Tieck ! Il n'importe que certains passages y soient d'une allure plus libertine. Il y manque ce contraste dépravé entre des aspirations « idéales » qui ne sont qu'illusion ou hypocrisie, et de réels appétits grossiers. Il n'est pas vrai de l'amant de Maupin que son malaise puisse se passer près de la première jolie fille : lorsqu'il dépeint avec une si grande netteté les symptômes du mal qu'il éprouve, il a justement une agréable maîtresse ; mais il ne prétend pas non plus escalader le ciel, agiter des pensées grandioses ni faire tomber le voile d'Isis. C'est une croyance toute germanique, que la nostalgie puisse avoir quelque rapport avec le désir de connaître : l'inquiétude métaphysique de Faust se dissipant au regard d'une Marguerite, c'est d'une naïveté qui nous étonne. La claire conscience française ne se trompe pas sur la nature de ses désirs : si un d'Albert se sent inquiet, il ne s'imagine pas qu'il lui manque une « petite fleur bleue » ou le secret de l'univers ; il sait, et il dit carrément : c'est une belle femme dont j'ai besoin.

L'essentiel, ici, c'est l'épithète : le Teuton s'accommode d'une femme, la première venue. Faust lui-même s'arrête à la petite fille qu'il rencontre. Il lui faut une longue expérience avant qu'il désire Hélène, symbole de la beauté. Théo-d'Albert dédaigne instinctivement les ordinaires femelles, et son désir ne peut s'arrêter que sur un modèle parfait. Son sens esthétique est exigeant : il ne lui permet pas de se laisser consoler, tromper, amuser par n'importe quelle maîtresse; s'il en a une, c'est pour faire comme tout le monde ; mais elle ne le satisfait pas. Son tourment aigu vient de ce qu'il souhaite, par delà les plaisirs qu'il connaît, d'autres plus délicats et plus sublimes, que lui donneraient seuls des objets difficiles à trouver, des femmes d'une beauté irréprochable, un entourage splendide, luxe du ciel, de la demeure, des meubles, de la parure.

Celui qui désire cela peut se vanter d'avoir un « idéal », beaucoup plus que le jouvenceau ou le savant qui prend les troubles de la puberté - ou d'un âge mûr trop continent - pour un vague besoin de voyager dans les étoiles, et calme ces aspirations éthérées dès qu'il goûte à la volupté, sous n'importe quelle forme. Appétits de brute, âme de petite fille, ainsi se qualifierait le caractère de maints romantiques, à qui fait défaut la délicatesse des sens, aussi bien que la clairvoyance de l'esprit. Gautier, lui, possède ces deux qualités au plus haut point. Pas un instant il ne s'illusionne sur la nature de son désir, qui est celui d'un pur artiste, trop sensible à la laideur des choses. C'est ce qui prête tant d'intérêt à son « romantisme » : nul autre que lui ne présente avec cette netteté, cette franchise l'analyse de son âme ; Chateaubriand se soucie peu de découvrir sous son inquiétude l'âpre envie de domination; Musset, l'impuissance du cœur; chacun a sa passion, sa faiblesse inavouable qui se déguise sous des apparences de nostalgie. Gautier est le nostalgique qui s'avoue, soit qu'il se connaisse mieux, soit qu'il ne rougisse point des buts de son désir.

Il est douteux, pourtant, que le sien soit plus raisonnable et plus réalisable. Théo décrit les rêves magnifiques qu'il lui inspire, rêves qu'évidemment nulle réalité ne peut joindre ; à supposer qu'il pût leur donner un corps, il n'est pas encore sûr qu'il eût été content. Il existe des hommes à qui leur puissance ou leur richesse permet d'exécuter les fantaisies d'une imagination somptueuse : ceux-là, précisément, ne s'arrêtent jamais aux luxes les plus prodigieux. Leur impatience voudrait sans cesse celui qui leur manque. Leur prétendu amour du beau cache aussi une infirmité secrète. D'autres souffrent d'un désir de domination, qu'ils ne satisfont pas parce qu'ils n'ont point la vraie force; ou d'être trop souvent infidèles, parce qu'ils sont incapables d'amour. Si le mal des amants nostalgiques du beau venait de l'impuissance de le créer? Les grands artistes créateurs ne se sont jamais plaints de la beauté insuffisante du monde : tout, dans la nature, sollicite leur admiration. Rodin affirme que la vue d'une petite fleur, de sa vie, de son éclosion, de sa fin touchante lui est une source de plaisirs infinis; tels peintres célèbres passèrent leur existence en un coin de forêt, où ils découvrirent, aux diverses heures du jour, toutes les beautés de la lumière. Ils n'eurent pas besoin de parcourir l'Espagne et l'Orient. Mais Gautier, si avide de sensations esthétiques, qu'il dut les chercher en des pays lointains, ou même les rêver, souffrit peut-être de ne pouvoir mouler des corps, harmoniser des couleurs. Faire du beau avec des mots, cela ne devait pas suffire à un artiste si amoureux des formes : Gautier regretta sans doute de n'être pas un grand peintre ou sculpteur; son romantisme vient-il de là?

Si Gautier paraît isolé quant à la forme spéciale de son désir - nous ne voyons que chez Flaubert une pareille hantise de la beauté plastique - il se rapproche des autres par certains états de sensibilité, qui se présentent comme les aspects variés de l'âme romantique. L'immoralisme se révèle ici, non point comme une doctrine morale, mais comme un fait, une manière de sentir, ou plutôt de ne pas sentir inhérente à ce groupe d'artistes : ils ne le professent ni ne s'en vantent, ils le subissent et s'en étonnent, comme d'une fatalité de leur nature.

Tieck, nietzschéen avant l'heure, prétendait que la pitié, c'est « tirer de la volupté des larmes »; faute de sympathie, il se sentait seul dans l'univers, il ne vibrait pas avec ses semblables, qui lui restaient parfaitement étrangers, au point que « la terre, par moments, lui apparaît comme un sombre royaume d'ombres ».

Gautier éprouve le même sentiment :
    La vue d'une femme ou d'un homme qui m'apparaît dans la réalité ne laisse pas sur mon âme des traces plus fortes que la vision fantastique du rêve : - il s'agite autour de moi un pâle monde d'ombres...
La rencontre des termes n'est pas fortuite : il est improbable qu'il s'agisse, chez Gautier, d'une réminiscence; un état d'âme identique est évidemment la source de ces descriptions pareilles; et, comme toujours, c'est Gautier qui insiste davantage, note avec le plus de minutie, jette la plus vive clarté sur cette autre face du caractère.
    J'ai beau faire, dit-il, je n'ai pu sortir de moi une minute... Je n'ai pu venir à bout de faire entrer dans ma cervelle l'idée d'un autre, dans mon âme le sentiment d'un autre... Les autres hommes ne sont guère pour moi que des fantômes, et je ne sens pas leur existence. Ce n'est pourtant pas le désir de reconnaître leur vie et d'y participer qui me manque. C'est la puissance ou le défaut de sympathie réelle pour quoi que ce soit.
Ces aveux sont précieux à entendre: ils illuminent ce trait si remarqué du caractère romantique, l'égoïsme ou l'égotisme, l'insistance à parler du « moi ». Il nous apparaît que si tant d'intéressants poètes s'attardèrent si complaisamment à conter leurs peines, c'est qu'ils étaient incapables de dire celles des autres : ils ne les sentaient pas. Le romantique est enfermé dans son « moi » comme en un mur infranchissable, il lui manque la faculté de sentir sympathiquement, de sortir, par la sensibilité, de lui-même, de se transporter dans celle d'autrui. Et c'est peut-être pour cela que son désir est si inquiet, son besoin de sentir si exigeant, toujours à la poursuite d'objets nouveaux : celui qui a des attachements, des liens, n'a pas le cœur nostalgique ; l'amour constant apaise le désir. Mais être capricieux, n'aimer rien d'une manière forte, c'est le fait de celui qui ne se détache pas de lui-même, s'emprisonne dans sa sensibilité propre.

Que signifie exactement ce mot : « sensibilité » pour le romantique, qui pose volontiers au personnage « sensible »? Dès qu'on ne sent plus avec autrui, la sensibilité se réduit à des impressions physiques; le malaise intense, le « vague à l'âme » est lui-même de cet ordre, il n'a rien de ce qu'on appelle communément un sentiment, il n'est que la conscience d'un déséquilibre. Alors, chez celui qui sent de cette manière, uniquement par les sens et le cerveau, point du tout par ce qu'on appelle vulgairement « le cœur », il devient naturel de rapporter tout à la volupté : la volupté, c'est-à-dire la sensation physique la plus intense, devient le centre et le sommet de la vie affective; toutes les émotions y tendent. Tieck y ramène non seulement la pitié, mais la piété, « qu'il tient pour une dérivation du grossier instinct sexuel ». « La volupté, dit-il, est encore l'esprit de la musique, de la peinture, de tous les arts, et tous les désirs humains volent autour de ce pôle comme les mouches autour de la lumière. » Nos poétesses contemporaines, romantiques plus conscientes que leurs devanciers d'il y a cent ans, répètent ce cri : Volupté! Volupté! comme un obsédant refrain. Mais déjà Sainte-Beuve avait choisi ce mot comme titre de son histoire, qui est aussi celle d'une âme romantique.

Gautier dépasse un peu ce point de vue : les voluptés dont il se soucie sont esthétiques ; il les veut avec une telle ferveur, son amour du beau est si franc qu'il ennoblit son insensibilité même, et le place au-dessus des amateurs de la volupté sans épithète. D'ailleurs, le fait qu'il indique son indifférence comme un mal dont il souffre - les grands romantiques égoïstes le sont avec une inconscience parfaite - montre qu'il est moins atteint qu'il ne pense; le romantisme aigu n'est chez lui qu'une crise passagère, et ceux qui l'ont connu - tous l'ont dépeint essentiellement bon - prirent peut-être pour fantaisie de poète les pensées immoralistes de son héros d'Albert. Il ne nous paraît pas douteux qu'elles n'aient été siennes ; sans chercher combien de temps, ni à quel point, nous continuerons d'y voir un curieux document psychologique - voire pathologique relatif à l'âme « du siècle ».

L'insensibilité, quand elle se présente en des natures primitives et brutes, peut s'accommoder d'un calme parfait, d'une sérénité, d'une joie de vivre difficile à troubler. Accompagnant des esprits subtils et réfléchis, elle y produit un vertige, des idées étranges, proches de la folie, et des tentations criminelles d'autant plus douloureuses qu'en un coin profond de la conscience les vieilles notions morales subsistent, et se réveillent dès que surgit la possibilité d'un acte qui les violerait trop rudement. Lorsque Gautier écrit: « Voilà où se réduisent toutes mes notions morales. Ce qui est beau physiquement est bien, tout ce qui est laid est mal », on sent qu'il hésiterait à tirer pratiquement toutes les conséquences de ce principe. Peut-être aimerait-il, comme il le dit, une femme qu'il saurait adultère et empoisonneuse, s'il trouvait la forme de son nez convenable. Mais pourquoi juge-t-il « horrible » le désir qui le porte vers un homme (ou ce qu'il prend pour un homme)? Il qualifie de « ridicules, bizarres, excentriques » les mouvements de son âme, et cela prouve qu'il n'est point « corrompu » au point qu'il le prétend. Il lui « semble qu'il ne se ferait pas le plus léger scrupule de pousser du pied dans un précipice les gens qui le gênent, s'il marchait sur le bord avec eux ». Mais s'il en était vraiment capable, il le ferait, plutôt que de le dire, et de s'indigner si tranquillement sur lui-même.

Tieck raconte une même histoire de façon plus frappante, et nous permet de comprendre la nature de ces dangereuses impulsions : « Lorsque Lovell, encore enfant, dit-il, gravissait une montagne avec son ami, une tentation irrésistible le prenait de le précipiter dans l'abîme... et finalement il le pressait dans ses bras en fondant en larmes. » Voilà qui souligne le caractère morbide de ces pensées de crime, dont l'attrait, comparable à celui du vertige, vous mène au bord de l'acte, puis vous fait frissonner d'effroi. En de telles consciences, l'harmonie n'est plus : les puissantes habitudes morales, qui chez d'autres hommes refouleraient instantanément d'aussi étranges tentations, ne les laisseraient pas même jaillir à l'esprit, sont ici reculées de quelques plans : dans le champ laissé libre, les idées peuvent passer, grandir, si saugrenues ou malsaines soient-elles, prendre une place envahissante, ébranler au besoin la volonté. L'activité est à la merci de ces intruses, qui traversent le cerveau, rapides et violentes, entraînantes comme la vue d'un gouffre. Gautier compare la conscience où poussent ces germes destructeurs à la jungle magnifique et traîtresse : « C'est un étrange pays que mon âme, un pays florissant et splendide en apparence, mais plus saturé de miasmes putrides et délétères que le pays de Batavia. »

A tout instant, il peut se demander quelle imagination horrible ou somptueuse va jaillir des profondeurs subconscientes, et s'imposer à lui, le tyranniser jusqu'à ce qu'une autre la remplace. C'est pourquoi ses actions ont toujours l'apparence d'un rêve, semblent plutôt le résultat « du somnambulisme que d'une libre volonté ». Aucune raison ne les guide; « quelque chose est en moi, que je sens obscurément à une grande profondeur, qui me fait agir sans ma participation. » Tieck disait de même : « Mon âme réside dans une lointaine profondeur, une sombre voûte ; elle est là, seule, comme un ange emprisonné... Que puis-je faire pour mon âme, qui demeure pour moi comme une énigme indéchiffrable ? » L'un et l'autre, agissant par des impulsions brusques et sans suite, voyant défiler au jour de la conscience les images les plus extravagantes, les pensées les plus morbides, appelaient « âme mystérieuse » le sol obscur, fermé à leurs yeux, inaccessible à leur volonté, où germaient ces végétations étranges.

Lorsque nous partions du symptôme le plus évident, du phénomène essentiel de l'âme romantique, le désir, nous étions incertain du jugement à porter sur elle; cette supposition était permise, qu'au mal il existe des remèdes, que les « enfants du siècle » sont des victimes, et qu'en d'autre temps, d'autres circonstances, ils auraient pu calmer leur nostalgie. Il nous faut conclure qu'elle est une tare innée, profonde, et que ceux-là qui en sont atteints présentent les signes de l'anomalie mentale. Déjà le fait de désirer sans arrêt, d'échapper au processus normal de la sensibilité, marquait une disposition inquiétante; mais les tendances dont elle s'accompagne, cet emprisonnement du « moi » incapable de s'unir à d'autres par sympathie, cet isolement progressif de l'individu replié sur ses propres sensations, et, conséquence dernière, ces éclairs de folie traversant une conscience désintégrée, tout cela trahit la maladie. Un mot revient souvent à la bouche des romantiques : « L'impossible m'a toujours plu », disait Gautier. De fait, toute la psychologie de cette âme s'explique par un tel aveu. Il n'y a pas de vie qui s'équilibre, pas de satisfaction, d'activité productrice, d'harmonieux développement, si ce n'est dans les limites du réel ; borner ses vœux aux choses possibles, c'est la première maxime d'une vulgaire et nécessaire sagesse ; et s'il est donné à certains hommes d'éloigner démesurément ces bornes du possible, au point que leur vie, ou leurs faits semblent merveilleux, c'est qu'ils possèdent une force qui vous manque. Quoi de plus étrange, et, lorsqu'on y réfléchit, de plus puéril que de vouloir ce qui ne peut pas être ? Le romantique fait penser à l'enfant qui tend ses bras pour saisir la lune. Il aspire à l'amour immense, éternel, et la passion n'est qu'une ardeur brève ; il voudrait voir partout la beauté, et s'imagine qu'en certains lieux, certaines époques, elle régna sans partage : mais le monde ne fut jamais ni laid, ni beau : indifférent pour la plupart des yeux, beau seulement pour ceux qui savent voir, surtout pour les hommes capables d'y mettre, de créer eux-mêmes de la beauté.

L'âme romantique tend à l'impossible, parce qu'elle cherche au dehors ce qu'on ne peut trouver qu'en soi : pour atteindre l'amour, il faut savoir aimer ; pour dominer, il faut être fort; les grandes joies esthétiques n'appartiennent qu'à l'artiste puissant. Ces vérités paraissent bien évidentes ; si elles furent méconnues, c'est que la vanité des hommes est incomparable, et leur faculté d'illusion. Ils désirent ce qu'ils ne peuvent réaliser, et ne voient pas qu'ils le désirent précisément pour cela : le goût de l'impossible est la marque de l'impuissance ; ceux qui peuvent quelque chose n'ont pas l'idée de vouloir ce qu'ils ne peuvent pas.

Sur quelque face qu'on l'observe, l'âme romantique dénonce une irrémédiable faiblesse; ceux qui en furent atteints, plus ou moins conscients, tâchèrent par diverses méthodes d'en atténuer les suites douloureuses. Novalis, coupant tous les liens avec la vie, se réfugie dans une atmosphère mystique où son désir de l'impossible se satisfait en créant des légendes et se livrant aux ferveurs de la religion. Tieck, d'un mal cherche à faire un bien ; il proclame que la nostalgie est source de jouissances, que la quiétude de l'esprit équivaut à la mort, que le bonheur relatif où l'on peut atteindre est plutôt d'écouter sans cesse la voix décevante du désir que de se poser des bornes ; le mirage à quoi le voyageur obéit conserve encore un charme, si l'on sait qu'il est mirage ; car il reste en un coin caché du cœur une croyance au merveilleux possible, au bonheur insensé qui peut vous tomber un jour, on ne sait d'où.

Gautier ne s'est pas sauvé, comme Novalis, dans un monde d'arabesques et de songes ; il aimait trop les beautés de la terre. Il n'a pas nourri, comme Tieck, la petite flamme d'un désir qui renonce à demi, devient sans but, et dont on jouit puérilement, parce qu'il donne à l'âme d'agréables secousses; il était trop sincère, il en jugeait le caractère sainement, et sans indulgence. Pour assouvir son trop ardent besoin de beauté, il a parcouru des pays aux couleurs éclatantes, aux somptueux monuments; il a taillé des phrases et des vers, auxquels il a donné la splendeur qu'il aimait ; il a pris pour héros, pour sujets de ses histoires des personnages fastueux, de fabuleuses aventures, lointaines dans le temps et l'espace, et que sa fantaisie ornait. Le public, ne voyant que ces productions admirables, l'a regardé généralement comme un homme « qui aimait les belles choses » et savait les créer. Il ignorait à quel besoin violent et douloureux cette création répondait. En ciselant ses camées ou contemplant les palais de Grenade, jusqu'à quel point Gautier apaisa-t-il son romantique désir ? C'est là un secret de sa conscience qu'il n'a pas dévoilé.

Note
(1) Ricarda Huch : Bluthezeit der Romantik.

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