Variation sur le tabagisme

Marcel Boulanger
«J'aimerais vous parler du tabagisme un peu comme Cyrano parlait de son nez, c'est-à-dire, «en variant le ton, par exemple tenez:»


Comme homme de science et épidémiologiste:

mes observations me permettent d'affirmer que si notre population n'avait pas fumé au cours des 60 dernières années, il y aurait 30% de moins de cancers de toute venue, 80 % de moins de cancers du poumon, (on frise la relation de causalité à un tel pourcentage), 30% de moins de maladies cardiovasculaires (coronaires, cérébrales, périphériques).

De plus, ces chiffres me montrent, que depuis que les femmes se sont mises à fumer, le cancer du poumon en tuent plus que le cancer du sein: aussi je me demande bien pourquoi on chasse le cancer du sein à coup de mammographies pendant qu'on leur rend le cancer du poumon plus accessible.

Je ne peux que constater avec de pareilles statistiques que le tabagisme est un ticket accélérateur de pathologie; un gouvernement aux prises avec un tel ticket devrait peut-être, pour demeurer logique penser à un ticket modérateur, au niveau des soins


Comme physiologiste:

je ne peux oublier que nous naissons non-fumeurs, dotés d'un système physiologique que des millions d'années d'évolution ont programmé pour vivre sur une planète avec une athmosphère contenant de l'02 et de l'azote. À aucun moment le programme a-t-il prévu l'utilisation de fumée, mais il a prévu l'incontournable obligation de se nourir. Du point de vue anthropologique, il me semble exister une différence de nature entre le fait de fumer et celui de ne pas se nourir de façon exemplaire ou d'être sédentaire à l'excès. Le fait d'ignorer ces différences de nature n'introduit-il pas un élément sophistiqué dans le discours?


Comme citoyen:

avec un petit côté philosophe, je me demande comment on peut concilier dans une société le droit inaliénable pour le citoyen de faire des choix périlleux, si le coeur lui en dit, et avoir en même temps le privilège tout aussi inaliénable de voir les conséquences néfastes de ses choix être assumées par la communauté. J'avais appris que la liberté se double généralement d'une certaine dose de responsabilité... mais il semble que celà fait maintenant vieux jeu.

Pour ce qui est de la conduite des citoyens, il me semble qu'il y a de fortes odeurs de Jean-Jacques Rousseau qui flottent dans l'air: on nous présente le citoyen payeur de taxes comme un être pur, d'une honnêteté au-dessus de tout soupçon que des gouvernements cupides ont corrompu. Or, au cours d'une vie d'une soixantaine de berges, j'ai pu détecter à l'intérieur de moi-même et de mes semblables un petit démon tricheur qui ne demande qu'à s'activer, par exemple comme autrefois,quand il demandait à son curé des reçus de charité plutot gonflés ou comme aujourd'hui, en déposant aux frontières des déclarations d'une précision douteuse... la liste des accrocs sur ce point serait longue si on devait la dresser au complet.

Je souris toujours un peu quand j'entends un patient me dire, la larme perlant aux paupières, «Moi ,monsieur, j'ai payé mes taxes toute ma vie, il est injuste de me faire attendre pour mon traitement.»


Comme sociologue:

je me demande si les tentatives d'inflexion des comportements des individus, de la part des gouvernements, constituent des manoeuvres d'ingénierie sociale inadmissible. L'admission non critique de cette proposition mène directement à un relativisme culturel qui peut devenir dévastateur. Par exemple, je pourrais proposer à pleines pages un forfait de voyage-pédophilie en Thailande, sans que personne n'ose protester de peur de paraître ainsi intervenir sur les choix des individus.

D'autre part, si on doit s'interdire de faire de la morale sociale, doit-on pour autant demeurer indifférent à la complète absence d'éthique dont font preuve les multinationales: en effet, celle-çi, qu'elles vendent des armes ou du tabac, n'ont qu'un but: faire des profits et en ceçi, leur fin justifie leurs moyens. Je pourrais vous montrer, par exemple, une affiche d'une marque de cigarettes, montrant deux splendides jeunes, manifestement amoureux qui se regardent dans les yeux; si on les observe attentivement, on s'aperçoit que la fille est enceinte... le message ne s'embarasse même pas d'être subliminal.


Comme grand-père:

je m'inquiète de la publicité de l'industrie qui reluque du côté de mes petits enfants pour en faire des consommateurs accrochés. En effet quoiqu'on en dise, les fumeurs n'ont pas besoin de publicité pour continuer et les non-fumeurs adultes sont imperméables à celle-çi. Pour qui donc tous ces efforts promotionels? Pour les animaux... Ils ne sont pas si bêtes! Alors...


Comme médecin:

je compatis aux misères des fumeurs malheureux qui se voient aux prises avec une toxicomanie dont ils sont incapables de se dégager sans aide et j'essaie dans la mesure de mes moyens de les assister dans leur démarche de libération. A titre de médecin, je m'inquiète des enfants petits et grands enfumés par leurs parents: ils ont des otites, des infections respiratoires, des hospitalisationsplus fréquentes, proportionnellement au degré d'exposition à la fumée de leurs parents. Je m'inquiète de voir de jeunes femmes fumer pendant leur grossesse; en fait je conseillerais aux femmes qui n'ont pas l'intention de cesser de fumer de ne pas, non plus, avoir l'intention d'avoir des enfants... Mais là on revient à la liberté de choix qui devrait être assortie de responsabilité et on n'a pas le droit de parler de celà sans se faire traiter de fanatique.

Finalement je suis d'accord avec vous pour dire que nous étions parvenus à une sorte de conscience sociale au sujet de l'usage du tabac en public. Les relations, en général sont empreintes de tolérance et de respect mutuel, avec quelques dérapages d'un côté comme de llautre. Je crains cependant que le message que retiendront les fumeurs ( les jeunes en particulier ) de l'action récente du gouvernement, est le suivant: si le gouvernement juge que les impératifs économiques prévalent sur les risques à la santé, c'est que ces risques ont été exagérés. Les Cassandres peuvent aller se rehabiller.

Le besoin de justification du comportement de fumeur est si grand, qu'on soulève beaucoup d'irritation quand on parle du tabagisme de façon cartésienne et structurée. Après tout, «refuser la vérité parce qu'elle est contraire à nos intérêts constitue une opération pénible» (adaptation d'une pensée de Spencer.)

Pour ma part, je préfère qu'on me qualifie (à tort) de fanatique plutôt que de me faire dire plus tard: Docteur, vous saviez tout cela, et vous ne l'avez pas dit.»

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