Savoir ou s'avoir: les mutations de la propriété intellectuelle au XXIe siècle

Marc Chevrier
À l'aube du XXIe siècle, la propriété intellectuelle soulève des questions fondamentales sur le domaine de ce que l'Homme, en tant que personne privée, peut revendiquer comme sien. La notion même de propriété intellectuelle est en train de se métamorphoser. Avec l'entrée en force des biotechnologies, les chercheurs et les entreprises revendiquent sur la faune, la flore, voire l'Homme lui-même, des droits exclusif d'exploitation. Jusqu'où peut aller l'extension du droit de propriété intellectuelle sur le domaine vivant?

Les transformations actuelles du capitalisme font que la richesse dépend de moins en moins des biens tangibles et de la force humaine de production, que du capital intellectuel, de la technologie. Jeremy Rifkin a analysé dans L'âge de l'accès cette dématérialisation de la propriété, qui tend à se concentrer dans un nombre restreint d'entreprises qui vendent sous licence ou en location le droit d'y avoir accès.
Les philosophes pensent spontanément à la Grèce antique comme à la civilisation fondatrice de l'Occident. Ils oublient souvent tout ce que cet Occident a emprunté aux Romains, ces fidèles admirateurs de la Grèce, sans lesquels ses richesses eussent été dispersées. Si les Grecs inventèrent la rationalité critique, l'égalité devant la loi et la science, les Romains mirent leur génie, par leurs magistrats et jurisconsultes, dans le droit en départageant la frontière du mien et du tien. Ils conçurent des concepts et des formules distinguant les personnes et leurs divers états (personnes physiques et morales, minorité, tutelle, famille, mariage, etc.), répartissant les droits de ces personnes sur les choses (propriété, possession, servitude, biens meubles et immeubles, etc.), puis classant les obligations entre ces personnes (contrat, dépôt, hypothèque, mandat, etc.) 1 Le droit privé romain s'est avéré au cours des siècles une puissante boite à outils garantissant l'échange de la propriété entre les personnes de la société civile. Cependant, la libre jouissance de la propriété était réservée aux citoyens et aux affranchis; elle n'était pas encore vue comme un droit universel de l'Homme.

Cette idée apparaîtra plus tard, notamment en Grande-Bretagne pendant la Glorieuse Révolution du XVIIe siècle. Avec la montée du capitalisme industriel au XIXe siècle, il y eut des luttes épiques et parfois sanglantes pour élargir l'accès à la propriété ou pour contester son usage abusif par une minorité possédante. Karl Marx et ses disciples allèrent jusqu'à dénier à la propriété la valeur d'un droit individuel universel, préférant y voir un paravent légal. Elle camouflait à leurs yeux la réalité des rapports de production qui permettent à une minorité détentrice du capital de s'approprier la plus-value du travail ouvrier. Les régimes communistes du XXe siècle exaltèrent la propriété collective administrée par un parti unique, reléguant la propriété privée au rang de mal social. Le communisme s'étant presque partout effondré, on pourrait penser que l'institution de la propriété ne souffre plus de contestation dans la démocratie libérale triomphante. Quoique à des degrés variables, les pays de l'Occident sont plus préoccupés par la production et le partage des richesses que par la défense de la propriété elle-même.

Or, au début du XXIe siècle, la propriété commence à poser problème. C'est en fait la propriété intellectuelle qui soulève des questions fondamentales sur le domaine de ce que l'Homme, en tant que personne privée, peut revendiquer comme sien. La propriété intellectuelle englobe actuellement deux réalités : la propriété industrielle et les droits d'auteurs. La première confère à une personne, physique ou morale, l'usage exclusif, pendant une période limitée, d'une invention ou d'un procédé technique. C'est l'État qui octroie ce privilège sous la forme d'un brevet. Les théories, les idées sans application technique ne sont généralement pas brevetables. La propriété industrielle comprend aussi les appellations que les entreprises utilisent pour se signaler ou pour identifier leurs produits; c'est le domaine des marques déposées, comme Coca-Cola et Evian. On y inclut aussi les dessins et modèles industriels ainsi que les secrets commerciaux. Les droits d'auteurs recouvrent l'ensemble des droits qui sont accordés aux auteurs d'écrits et d'œuvres audiovisuelles pour leur en assurer la paternité, l'usage exclusif ainsi que les bénéfices. Par sa nature même, la propriété intellectuelle, parce qu'elle recoupe cette réalité fuyante que sont les idées, se prête mal aux limitations qui enserrent la propriété matérielle ordinaire. Les idées, sitôt divulguées, deviennent la possession de ceux qui les reçoivent. D'où les sauvegardes établies par la loi pour restreindre le partage des bénéfices engendrés par les idées.

Si l'on observe les manifestations diverses de la propriété intellectuelle, force est de constater que la notion de propriété est en train de se métamorphoser. Les débats actuels sur la propriété intellectuelle révèlent d'importantes transformations. Ainsi, au chapitre de la propriété industrielle, le principal problème qui se pose est de savoir jusqu'où peut aller l'extension du droit de propriété intellectuelle sur le domaine du vivant. Avec l'entrée en force des biotechnologies, devenues de nouveaux vecteurs de puissance économique, la flore, la faune, voire l'Homme lui-même, apparaissent comme des gisements de connaissances sur lesquels ou les chercheurs, ou les entreprises revendiquent un droit exclusif d'exploitation. Cette extension de la logique de propriété soulève d'innombrables problèmes éthiques, sans compter les bouleversements que cette appropriation sans fin peut causer aux activités humaines. Pensons par exemple au fait que pendant des siècles, les fermiers ont été les propriétaires de leurs semences. Avec l'arrivée de semences brevetées, génétiquement modifiées pour devenir stériles, les fermiers risquent de n'être plus que de simples concessionnaires de semences obtenues sous licence, tombant sous la dépendance d'une multinationale pour s'approvisionner. Au risque de cette dépossession s'ajoute celle qui pèse sur le corps humain. Ainsi les tribunaux californiens ont-ils décidé, il y a quelques années, qu'une molécule aux propriétés anti-cancérigènes découverte dans la rate d'un patient et prélevée à son insu appartenait à l'entreprise des chercheurs qui avaient fait la découverte. De plus, la concentration de la propriété industrielle par l'industrie pharmaceutique a érigé des barrières à la santé publique, au point que des pays affligés par la pandémie du sida ont tenté de préférer aux médicaments brevetés, trop coûteux, des substituts génériques produits en contravention des brevets. Enfin, la privatisation du vivant débouche sur ce que plusieurs appellent la bio piraterie, soit cette pratique de plusieurs grandes entreprises occidentales qui font breveter à leur profit des plantes médicinales et des remèdes traditionnels que des peuples d'Afrique et d'Amérique latine utilisent depuis des temps immémoriaux sans jamais penser qu'il eût fallu les inscrire dans un registre sous leur nom.

Toutefois, au chapitre des droits d'auteurs, c'est à une autre dynamique que nous assistons. Alors que les législateurs peinent à la freiner, la privatisation du vivant, les droits d'auteurs montrent des signes d'érosion. L'apparition d'Internet et de nouvelles technologies audiovisuelles a multiplié la capacité de diffuser textes, images et sons sans respecter les droits d'auteurs. Internet est devenu une immense caverne de trésors où circulent en libre contrebande livres, disques et photographies que n'importe qui peut télécharger sans payer un seul écot. Internet se rit des disparités qui existent entre les législations nationales sur les droits d'auteurs; la loi qui les protège dans un pays, dans un autre ne les garantit plus. Qui plus est, Internet promeut une culture du partage de l'information, de l'accessibilité universelle des idées qui se concilie mal avec l'exclusivité des droits d'auteurs. Certains chantres de l'hypertexte s'enhardissent même à célébrer la «mort de l'auteur», voyant la création et l'expression des idées comme une entreprise collective qui n'a pas de fin et qui ne peut se rattacher à un seul individu.

La montée du capitalisme intellectuel
Pour éclairer le sens de ces changements, il convient de prendre en compte les transformations actuelles du capitalisme. Aujourd'hui, il dépend de moins en moins de la mobilisation de biens tangibles et de la force brute humaine pour produire de la richesse. Ce sont la technologie, et de manière générale, le capital intellectuel, qui assurent sa croissance et lui ouvrent de nouveaux marchés. Les nations qui naguère rivalisaient par la puissance de leur industrie lourde et de leurs armées, cherchent maintenant à se distinguer les unes des autres par la valeur que leurs cerveaux ajoutent aux biens. Cette rivalité ne vaut pas seulement pour le savoir-faire : c'est la culture, l'art de vivre et l'environnement social de chaque nation que le capitalisme met en concurrence.

À l'ère du capitalisme intellectuel, la richesse accumulée par les grandes entreprises réside de plus en plus dans des biens intangibles. On a calculé qu'en 1999, les dix entreprises les plus importantes par leur valeur au marché possédaient plus de capital intellectuel que de biens tangibles. 2 On voit ainsi clairement se dessiner une tendance à la dématérialisation du capital. Or, pour l'économiste Jeremy Rifkin, qui a analysé cette mutation du capitalisme dans son récent ouvrage L'âge de l'accès, la dématérialisation de la propriété risque de bouleverser les rapports humains. 3 Devenue immatérielle, la propriété tend à se concentrer dans les mains d'un nombre restreint d'entreprises qui vendent sous licence ou en location le droit d'y avoir accès. Et la logique marchande investit, voire colonise, le monde de la culture et de l'expérience humaine, pour en revendre des succédanés auprès de consommateurs dont la première gratification dont la première gratification n'est plus tant de s'affirmer par des possessions tangibles que d'avoir de plus en plus accès à des expériences subjectives. À l'âge de l'accès, nous sommes menacés de devenir les locataires de notre propre subjectivité.

Le capital intellectuel est maintenant dans plusieurs pays un enjeu politique et économique crucial. À partir des années 1980, les États-Unis ont vu dans le renforcement de la législation sur la propriété intellectuelle un des fers de lance de leur politique commerciale. Le Congrès américain établit une cour spéciale pour les brevets, qui se mit à sanctionner leur respect avec fermeté et à octroyer des compensations astronomiques. C'est en 1987 que la Cour suprême américaine décida qu'une variété d'huître stérile, obtenue par manipulation génétique, pouvait être brevetée, car elle constituait un « produit manufacturé » ou une « composition de matière » au sens de la loi américaine. Répondant au lobby de leurs groupes industriels, les États-Unis ont voulu porter la protection de la propriété intellectuelle au-delà de leurs frontières. Ils ont insisté pour que cette question soit inscrite dans le cadre des négociations du GATT et soit réglée au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), où leur capacité de marchandage est plus grande, plutôt que devant l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), organisme créé en 1967 et devenu en 1974 une institution spécialisée de l'ONU.4 En annexe de l'Accord Marrakech créant, en 1995, l'OMC, a été conclu l'Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle (ADPIC), qui fixe des normes minimales de protection et prévoit la brevetabilité des micro-organismes, des procédés micro biologiques et des variétés végétales. Les États peuvent exclure les plantes et les animaux obtenus par voie biologique du domaine des brevets, mais il s'agit là d'une simple faculté soumise à des conditions.

Repenser la propriété
En dépit de ces changements rapidement évoqués, la philosophie et les sciences sociales, sauf exception, continuent de voir dans la propriété une question ou bien vidée, ou bien sans importance. Et la société se comporte comme si les rapports de propriété avaient conservé toute leur signification, alors que, comme le craint Jeremy Rifkin, ce n'est peut-être plus le cas.

Dans la société libérale contemporaine, la valeur de la propriété découle largement de la philosophie de John Locke, qui défendit la propriété comme l'un des droits naturels de l'Homme dans son Traité sur le gouvernement civil de 1690. Pour Locke, tout homme peut espérer acquérir des biens, par son travail qui lui permet d'ajouter une valeur au matériau brut de la nature. «Autant de terre qu'un homme peut labourer, ensemencer, améliorer et cultiver dont il puisse consommer le fruit, telle est la quantité de propriété qu'il peut réclamer.»5 Au XIXe siècle, Hegel conçut la propriété comme le prolongement de chaque être, car le travail était pour lui l'expression créatrice de la personnalité de l'individu et non plus seulement une activité productive.

Ces pensées sur la propriété avaient comme cadre de référence la propriété matérielle, c'est-à-dire le plus souvent un lopin de terre que chaque homme cultive pour y construire son monde. Pendant les Lumières, philosophes et hommes politiques débattirent du statut des idées. Thomas Jefferson fut l'un des inspirateurs de la toute première législation américaine sur la propriété intellectuelle. Pour lui, les idées, de par leur nature même, ne peuvent devenir la propriété de quiconque. Du moment qu'elles sont divulguées, elles tombent en quelque sorte sous la possession de tous. Il compara les idées à un gaz qui occupe tout l'espace disponible sans varier de densité à quelque endroit que ce soit. Tout ce que peut faire la société, c'est octroyer aux auteurs des idées le droit exclusif de toucher les profits qui en découlent, de manière à encourager les hommes à produire d'autres idées socialement utiles. Mais l'octroi d'un tel avantage, insiste Jefferson, se fait dans l'intérêt et selon le bon vouloir de la société; nul ne peut le revendiquer en vertu d'un quelconque droit.

La Révolution française fut aussi le théâtre d'un débat sur la propriété des idées. Les uns préconisaient la protection des droits d'auteurs, parce que les idées, qui naissent dans l'esprit de leurs auteurs et non du travail physique, sont la plus inviolable et la plus naturelle des propriétés. Les autres, comme Condorcet, imaginèrent un monde où les idées ne buteraient sur aucune barrière pour circuler. 6 Quelle qu'ait été la teneur de ces débats, c'est l'approche utilitariste qui a inspiré les législations nationales sur la propriété intellectuelle, en particulier dans les pays anglo-saxons.

Si nous voulons penser la propriété intellectuelle d'une manière autrement plus satisfaisante qu'en laissant les législateurs et les tribunaux tâtonner, il convient d'élargir les perspectives du débat en envisageant les rapports qu'entretient la propriété avec le travail, la science, le capitalisme et nos conceptions du bien public.

Propriété et travail
Pour les penseurs de la propriété, de John Locke à Karl Marx, la propriété individuelle est tantôt glorifiée, tantôt vilipendée en raison de la valeur centrale qu'ils accordent au travail. À la différences des Anciens, les auteurs modernes reconnurent la dignité et la valeur du travail, qu'ils associaient à la nature même de l'Homme. Cette association s'explique, comme l'a souligné Hannah Arendt dans La condition de l'homme moderne, par le fait que le travail fut dorénavant conçu comme un processus, intimement lié à la vie elle-même.

Or, aujourd'hui, on constate une dissociation grandissante entre le travail individuel et la propriété. Excepté certains domaines de la création artistique, le travail intellectuel est devenu une entreprise collective et souvent anonyme, réalisée au sein d'une grande entreprise ou d'une organisation publique qui récupèrent la propriété de ce travail. On ne décèle plus de lien direct entre l'accumulation du capital et le travail, puisque le capitalisme d'aujourd'hui excelle dans l'art de faire fructifier le capital par des manipulations financières plutôt que par l'investissement dans des activités productives. On oublie souvent que l'une des bases institutionnelles de cette accumulation est l'équivalence juridique que le capitalisme pose entre les personnes physiques et les personnes morales. C'est sous le couvert de cette fiction juridique qu'est la société commerciale incorporée que le capitalisme accumule richesse et savoir-faire. Cette entité abstraite, douée de volonté et nantie de tous les droits attachés à une personne physique, se met en réalité sous la gouverne d'un directoire d'administrateurs puissants, flanqué d'un actionnariat diffus. Ce sont ces entités abstraites, mais non moins très réelles, qui s'approprient l'essentiel des fruits du capital intellectuel.

Propriété, vie et science
Plus d'un se scandalise à l'idée que la vie devienne objet de propriété. Toutefois, cette indignation semble varier selon que l'on soit un simple profane des choses du vivant ou un biologiste. Pour le découvreur de la vitamine C, Szent-Györgyi : «La vie n'existe pas.» Il entendait par là que la vie n'existe pas en tant que concept explicatif des propriétés organiques.7 Cette déclaration révèle l'hiatus entre le langage ordinaire, pour lequel la vie demeure une notion riche de sens, et le langage scientifique, qui cherche à comprendre les processus de la nature. Comme ce sont les avancées de la science qui étendent l'empire de la propriété intellectuelle, il faudra bien s'interroger sur les finalités de la science contemporaine pour identifier les justes limites de cette propriété.

Curieusement, bien que le capitalisme et la science soient des systèmes d'activités aux logiques distinctes, ils ont en commun de se présenter aujourd'hui comme des processus d'accumulation qui n'ont d'autres fins que de reproduire leur dynamique interne. Le capitalisme tend à l'accumulation de biens, sous des formes désormais intangibles, en étendant la logique marchande à un éventail d'activités humaines qui va s'élargissant. La science, assistée de la technologie, vise à l'accumulation toujours plus grande de connaissances et de procédés techniques pour comprendre ou manipuler tous les ordres, le minéral, le végétal et l'animal, sur toutes les échelles, de l'infiniment grand à l'infiniment petit. Laissés à eux-mêmes, la science et le capitalisme ont tous deux montré leur potentialité destructrice pour l'environnement et la société.

Dans son ouvrage sur l'histoire de la propriété, Au propre et au figuré, Jacques Attali attira l'attention sur les origines anthropologiques de la propriété 8. Il prétend qu'elle est apparue chez les peuplades primitives comme une forme sublimée de cannibalisme; par la propriété, on dévore l'autre par les biens qu'on lui prend. Avec la domestication du vivant par la science qui s'approprie ses découvertes par la propriété intellectuelle, nous assistons peut-être au retour de ce cannibalisme jadis enfoui qui renaît par la volonté démiurgique de l'Homme, — du moins de la minorité qui maîtrise le capital et la technologie —, de se posséder à travers la vie recomposée et insérée dans le circuit marchand. Au fond, prétend Attali, l'Homme se comporte comme si la nature «n'était qu'un double de sa propre imagination et de son propre langage» et comme si ce doublon produit par la science devait lui revenir en propre, pour sa consommation.

Démocratie et propriété
Selon plusieurs théoriciens de la démocratie, il est nécessaire que la propriété soit également répartie pour conférer au corps politique unité et stabilité. Pour Rousseau, par exemple, le droit à la propriété privée, bien que sacré, se limitait à la propriété du petit exploitant. Les autres formes de propriété étaient pour lui source de divisions et d'exploitation. Pour Jefferson, la démocratie ne pouvait exister que dans une société composée de citoyens indépendants grâce à la possession d'un lopin de terre. Les deux s'accordaient pour penser que «la condition essentielle à la démocratie était l'existence d'une société à classe unique.» 9 Les penseurs libéraux rejetèrent cette vision républicaine de la démocratie et firent valoir les bienfaits apportés par le salariat et l'industrie. Quoi qu'il en soit, en toile de fond des discussions sur la démocratie est demeurée la question de sa base matérielle.

Voilà que la propriété se dématérialise, que la propriété intellectuelle prend le dessus sur la propriété immobilière et que le salariat et son dernier avatar le travail autonome conditionnent l'existence de la plupart des travailleurs. Dans ce contexte, les bases matérielles sont-elles réunies pour conférer aux citoyens le minimum d'indépendance et de prise sur la société pour exercer leurs droits et devoirs? C'est ce qu'il faudra débattre.

Restaurer les biens publics intellectuels
L'extension du commerce et de la logique de privatisation à tous les domaines d'activités humaines a mis à mal la souveraineté de l'État et fait battre en retraite la notion même de bien public. Dans l'histoire de la propriété, cette dernière n'a pas toujours pris la forme privatiste qui consiste à pouvoir exclure autrui de la jouissance d'un bien. Avant le triomphe de la propriété privatiste dans la société libérale, la propriété signifiait aussi, comme le remarqua Rifkin, le droit de ne pas être exclu de l'accès aux ressources.

Au rythme où vont les découvertes biotechnologiques, il n'est peut-être pas réaliste de penser que les législateurs arrêteront, ou même ralentiront, la privatisation du vivant. Devant les biens intangibles, l'État peut difficilement exercer son droit d'expropriation et de redistribution, comme il le fit jadis avec la propriété agraire. À moins de voir apparaître une législation mondiale rigoureuse sur la propriété intellectuelle, il sera toujours possible de breveter une invention biotechnologique dans quelque paradis légal hospitalier. Néanmoins, s'il faut accorder des brevets sur le vivant, encore le législateur devra-t-il ménager des aires de «non-brevetabilité», comme on préserve de l'exploitation des parcs naturels en les protégeant. De même, devrait être instauré un régime sévère de licences obligatoires contraignant les détenteurs de tels brevets à redistribuer les fruits de leur savoir.

On pourrait penser que l'État, en subventionnant l'accès au savoir dans les écoles et les universités, s'occupe déjà de redistribuer dans la société les fruits de la science et de la technologie, et que partant, il n'y a pas lieu de s'inquiéter de la trop grande concentration du capital intellectuel. Mais quelle autonomie possèdent les scientifiques si les chimistes, biologistes et physiciens de demain sont tous voués à devenir des chercheurs salariés œuvrant dans l'industrie? Si la science est un bien public avant d'être une activité productive aboutissant au commerce, alors c'est à l'État qu'il revient de faire exister à l'université, voire ailleurs, un espace de recherche libre et indépendant, où le savant peut s'employer à créer des idées non-brevetables, c'est-à-dire des théorèmes, des théories et des visions du monde.

Les droits d'auteurs présentent une autre facette du problème. On se récrie avec raison contre la spoliation éhontée des droits d'auteurs qui privent artistes et écrivains du bénéfice de leurs œuvres. Cependant, il ne faut pas perdre de vue qu'une sanction trop stricte de ces droits risque toutefois de renforcer la logique privatiste de la propriété au-delà de ce qui est nécessaire, et ce, d'autant plus que les droits d'auteurs profitent souvent davantage aux intermédiaires (éditeurs, producteurs) qu'aux artistes eux-mêmes, et que l'apparition d'Internet permet de renouer avec l'idéal des Lumières d'un accès universel et encyclopédique aux idées.

La propriété est-elle un humanisme?
Dans son Don Quichotte, Cervantès écrivait : « Heureux âge, et siècles heureux, ceux auxquels les anciens donnaient le nom d'âge d'or, […] parce qu'alors ceux qui vivaient ignoraient ces deux mots, tien et mien. » Or, un monde sans propriété reconnue aboutirait vite à l'enfer. Comme le démontrèrent les Romains, la propriété est l'institution qui nous permet d'être des personnes, c'est-à-dire des individus doués d'une personnalité reflétée dans leurs possessions, et non des êtres indifférenciés croulant sous le joug de la tradition, du groupe ou d'un État possessif. Comment rester des personnes dans la société immatérialiste qui se dessine aujourd'hui, dirigée par une élite diplômée et détentrice du capital, qui s'érige propriétaire du monde et de l'espèce par le travail de l'intellect? Une question toute simple mais essentielle se pose, que Jacques Attali a déjà formulée: «savoir ou s'avoir?»

Notes
1. Sur l'apport du droit romain à la formation de l'Occident, voir Philippe Nemo, « La forme de l'Occident », Cahier No 2003-08, Groupe de recherche en épistémologie comparée, Université du Québec à Montréal.
2. Voir Ove Granstrand, The Economics and Management of Intellectual Property, Edward Elgar, Cheltenbaum (G.-B.), 1999.
3. L'âge de l'accès, Boréal, Montréal, 2000.
4. Mounira Badro, Benoît Martimort-Asso et Nadia Karina Ponce Morales, « Les enjeux des droits de propriété intellectuelle sur le vivant dans les nouveaux pays industrialisés : le cas du Mexique », Cahier de recherche, vol. 1, no 6, août 2002, Groupe de recherche sur l'intégration continentale, Université du Québec à Montréal.
5. Cité par Rifkin, p. 107.
6. Voir Debora J. Halbert, Intellectual Property in the Information Age, Quorum Books, Westport (Connecticut), 1999.
7. Cité dans Henri Atlan, La science est-elle inhumaine?, Bayard, Paris, 2002, p. 17-18.
8. Librairie Arthème Fayard, 1988. Disponible dans la collection Livre de poche.
9. Crawford B. Macpherson, Principes et limites de la démocratie libérale, La découverte/Boréal Express, Paris/Montréal, 1985, p. 23.

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