La vie de Pompée - 1e partie

Plutarque


1.Haine des Romains contre Strabon, père de Pompée. Leur amour pour son fils. - II. Attachement extraordinaire de Flora pour Pompée. II est accusé de trop aimer les femmes. Sa frugalité. – III.. Il sauve la vie à son père et apaise la sédition de son armée. - IV. II est cité en justice. - V. Meurtre de Cinna. Pompée rassemble des troupes et va joindre Sylla. -VI. Il remporte plusieurs avantages sur les chefs du parti opposé. - VII. Honneurs que lui rend Sylla. Pompée va en Gaule pour secourir Métellus. - VIII. Il répudie sa femme Antistia , pour épouser Émilie. - IX. II marche en Sicile contre les généraux du parti contraire. X. II passe en Afrique. - XI. Il bat Domitius, et soumet l'Afrique en quarante jours. XII. Sylla le rappelle et lui donne le surnom de Grand. - XIII. Il obtient, malgré Sylla, les honneurs du triomphe. - XIV. Jalousie que Sylla conçoit de sa gloire. - XV. II chasse Lépidus de l'Italie. - XVI. Il va en Espagne faire la guerre à Sertorius. - XVII. Bataille de Sucron. - XVIII. Pompée écrit au sénat pour lui demander de l'argent. - XIX. La mort de Sertorius finit la guerre. Pompée taille en pièces les restes des esclaves révoltés. - XX. Il est nommé consul avec Crassus. -


    I. Le peuple romain semble avoir été de très bonne heure, envers Pompée, dans la même disposition que Prométhée montre dans Eschyle à l'égard d'Hercule, lorsqu'il dit à ce héros, qui venait de le délier :
    Autant j'aime le fils, autant je hais le père.
    Jamais, en effet, les Romains ne firent paraître pour aucun autre général une haine aussi forte et aussi violente que celle qu'ils eurent pour Strabon, père de Pompée. Sa puissance dans les armes (car c'était un grand homme de guerre) le leur avait rendu redoutable pendant sa vie; mais quand il fut mort d'un coup de foudre et qu'on porta son corps sur le bûcher, ils l'arrachèrent du lit funèbre et lui firent mille outrages. Au contraire , jamais aucun Romain n'a éprouvé comme Pompée, de la part de ce même peuple, une bienveillance si forte, qui ait commencé si tôt, qui ait persévéré plus longtemps dans sa prospérité et qui se soit soutenue avec plus de constance dans ses revers. L'extrême aversion qu'on eut pour le père ne venait que d'une seule cause, de son insatiable avarice ; mais l'amour qu'on eut pour le fils avait plusieurs motifs : sa tempérance dans la manière de vivre, son adresse aux exercices des armes , son éloquence persuasive, la bonne foi qui paraissait dans ses mœurs et la facilité de son abord. Personne ne demandait des services avec plus de réserve et n'obligeait de meilleure grâce ; il donnait sans arrogance et recevait avec dignité. Dès ses premières années , la douceur de ses traits, en prévenant l'effet de ses paroles , contribua beaucoup à lui gagner les cœurs. Il joignait à l'air aimable de son visage une gravité tempérée par la bonté; dans la fleur même de sa jeunesse , on voyait éclater en lui la majesté de l'âge mûr; et ses manières nobles lui conciliaient le respect. Ses cheveux étaient un peu relevés ; ses regards doux et à la fois plein de feu lui donnaient avec Alexandre une ressemblance plus frappante qu'elle ne le paraissait dans les statues de ce prince; aussi reçut-il de bonne heure le nom d'Alexandre, qu'il ne refusait pas. D'autres , il est vrai , le nommaient ainsi par raillerie ; et on rapporte à ce sujet qu'un jour Philippe , homme consulaire, dit , en plaidant pour lui, qu’on ne devait pas s'étonner qu'étant Philippe, il aimât Alexandre.
    II. La courtisane Flora conservait encore, dans sa vieillesse, un souvenir agréable de ses liaisons avec Pompée : elle disait qu'après avoir passé la nuit auprès de lui, elle ne s'en séparait jamais sans lui faire quelque morsure. Elle racontait qu'un des amis de Pompée, nommé Géminius, étant devenu amoureux d'elle, l'importunait par ses sollicitations; elle lui dit enfin, pour s'en défaire, que son amour pour Pompée l'empêchait de consentir à ses désirs. Géminius ayant prié Pompée de le servir dans sa passion , il voulut bien s'y prêter; mais depuis il n'eut plus aucun commerce avec elle et cessa même de la voir , quoiqu'il parût toujours l'aimer. Flora ne supporta pas cette perte en courtisane; elle fut longtemps malade de douleur et de regret. Cette femme était d'une si grande beauté, que Cécilius Métellus, qui voulait orner des plus belles statues et des plus beaux tableaux le temple de Castor et de Pollux , y fit mettre le portrait de Flora. Pompée se conduisit avec beaucoup de sagesse à l'égard de la femme de Démétrius son affranchi , lequel avait eu auprès de lui le plus grand crédit, et qui, en mourant, laissa quatre mille talents de bien. Cette femme s'était rendue célèbre par sa beauté et rien ne résistait à ses attraits : Pompée, contre la douceur de son naturel, la traita avec beaucoup de dureté, parce qu'il craignit qu'on ne l'accusât de s'être laissé vaincre par ses charmes. Mais sa retenue et les précautions qu'il prenait ainsi de loin ne purent le garantir des calomnies de ses ennemis, qui l'accusaient de vivre avec des femmes mariées, et de dilapider les revenus publics , qu'il livrait à leur dissipation. On cite de lui un mot qui mérite d'être conservé et qui prouve la simplicité et la facilité de son régime. Il eut une maladie assez grave, accompagnée d'un grand dégoût, pour lequel son médecin lui ordonna de manger une grive; mais la saison de ces oiseaux était passée et l'on n'en trouva pas une seule à acheter dans Rome. Quelqu'un lui ayant dit qu'on en trouverait chez Lucullus, qui en faisait nourrir toute l'année : « Eh ! quoi , répondit-il , si Lucullus n'était pas si friand, Pompée ne pourrait pas vivre? » Il laissa l'ordonnance du médecin et se contenta d'un mets plus facile à trouver. Mais cela n'eut lieu que longtemps après l'époque où nous sommes.
    III. Dans sa première jeunesse, comme il servait sous son père qui faisait la guerre à Cinna, il avait pour ami un certain Lucius Térentius , avec lequel il partageait sa tente, et qui, gagné par l'argent que Cinna lui offrit , promit de tuer Pompée, pendant que d'autres conjurés mettraient le feu à la tente du général. Pompée, informé à table de ce complot , ne laissa paraître aucun trouble; il but même plus qu'à son ordinaire, fit beaucoup de caresses à Terentius, et, après qu'on fut allé se coucher, il sortit secrètement de sa tente, plaça des gardes autour de celle de son père, et se tint tranquille. Lorsque Terentius crut que l'heure était venue, il se lève, va, l'épée nue à la main , au lit de Pompée; et, s'approchant du matelas sur lequel il le croyait couché, il donne plusieurs coups dans les couvertures. En même temps il s'élève dans le camp un grand tumulte causé par la haine qu'on portait au général : déjà les soldats se mettent en mouvement pour aller se rendre à l'ennemi; ils plient leurs tentes et prennent les armes. Le général, effrayé de ce mouvement séditieux, n'ose sortir de sa tente; Pompée , se présentant au milieu de ces mutins, les conjure avec larmes de ne pas abandonner son père ; ne pouvant les apaiser , il se jette enfin en travers sur la porte du camp, le visage contre terre, et, tout baigné de pleurs, il leur ordonne , s'ils veulent absolument s'en aller, de lui passer sur le corps. Les soldats, honteux de le voir en cet état, changèrent de disposition; et, à l'exception de huit cents, ils se réconcilièrent tous avec leur général.
    IV. Après la mort de son père , il eut , en sa qualité d'héritier , un procès à soutenir sur le crime de péculat dont Strabon était accusé. Pompée ayant découvert qu'un des affranchis de son père, nommé Alexandre, avait détourné à son profit la plus grande partie des deniers publics, le traduisit devant ses juges. Mais il fut accusé en son propre nom d'avoir retenu des filets de chasse et des livres pris à Asculum; son père , en effet, les lui avait donnés du butin de cette ville, et il les avait perdus depuis, lorsque les satellites de Cinna, après le retour de ce général à Rome, forcèrent la maison de Pompée et la pillèrent. Dans le cours de ce procès, il eut de grands combats à livrer contre son accusateur ; et il fit paraître dans sa défense une pénétration et une fermeté au-dessus de son âge , qui lui acquirent autant de réputation que de faveur. Le préteur Antistius , qui présidait à ce jugement, conçut pour lui une telle affection, qu'il résolut de lui donner sa fille en mariage et lui en fit faire la proposition par ses amis. Pompée la reçut avec joie et le mariage fut arrêté ; mais il resta secret. Cependant l'intérêt qu'Antistius montrait pour Pompée le fit découvrir au peuple; et à la fin du procès, lorsque le préteur prononça la sentence qui déclarait Pompée absous, la multitude, comme si elle en eût reçu l'ordre , se mit à crier plusieurs fois : A Talasius! mot qui , de toute antiquité, s'emploie à Rome dans les noces. Voici, dit-on, l'origine de cet usage. Lorsque les plus nobles d'entre les Romains enlevèrent les filles sabines qui étaient venues à Rome pour y voir célébrer des jeux, des pâtres et des bouviers ravirent une jeune fille d'une beauté et d'une taille distinguées ; et , de peur qu'elle ne leur fût enlevée par quelqu'un des nobles , ils crièrent en courant : A Talasius ! C'était le nom d'un des Romains les plus connus et les plus estimés. Quand les passants l'entendirent nommer, ils battirent des mains et répétèrent ce cri, comme un signe de leur approbation et de leur joie. Ce mariage ayant été très heureux pour Talasius, on a depuis répété, par manière de jeu, cette acclamation pour ceux qui se marient. Ce récit est ce qui m'a paru de plus vraisemblable sur l'origine du cri de Talasius .
    V. Peu de jours après le jugement de cette affaire , Pompée épousa la fille d'Antistius et se rendit ensuite au camp de Cinna, où il se vit bientôt en butte à des calomnies qui, lui donnant des sujets de crainte, l'obligèrent de se dérober secrètement. Comme il ne reparut pas, le bruit se répandit dans l'armée que Cinna l'avait fait tuer; à l'instant ceux qui avaient pour ce général une haine déclarée coururent pour se jeter sur lui. Il prit la fuite; mais, atteint par un capitaine qui le poursuivait l'épée à la main , il se jette à ses genoux et lui présente son cachet, qui était d'un fort grand prix. « Je ne viens pas sceller un contrat , lui répondit avec insulte le capitaine, mais punir un tyran aussi injuste qu'impie; » et en disant ces mots il le tua. Cinna ayant péri de cette manière eut pour successeur dans la conduite des affaires Carbon, tyran plus cruel encore. Bientôt Sylla revint, désiré de la plupart des Romains, à qui les maux dont ils étaient accablés faisaient envisager comme un grand bien un changement de maître. Tel était le sort déplorable où les malheurs passés avaient réduit la ville, que désespérant de recouvrer sa liberté, elle ne cherchait qu'une servitude plus douce. Pompée était alors dans le Picénum, contrée de l'Italie où il avait des terres; il s'y était retiré parce qu'il se plaisait dans ce pays, dont les villes avaient pour sa famille une affection héréditaire. Il vit que les plus considérables et les plus honnêtes d'entre les Romains abandonnaient leurs maisons pour se rendre de tous côtés au camp de Sylla , comme dans un port assuré. Il prit aussi la résolution d'y aller; mais il ne crut pas qu'il fût de sa dignité d'y paraître comme un fugitif qui ne contribuait en rien à la défense commune et qui venait mendier du secours. II voulut, en rendant à Sylla un service important, arriver d'une manière honorable dans son camp, à la tête d'une armée. II commença donc à sonder les Picéniens et à les solliciter de prendre les armes ; ils y consentirent, et ne voulurent pas même écouter les émissaires de Carbon. Un d'entre eux, nommé Vindicius, leur ayant dit que Pompée, à peine sorti de l'école, était donc devenu pour eux un grand orateur, ils en furent tellement irrités, qu'ils se jetèrent sur lui et le massacrèrent. Pompée, alors âgé de vingt-trois ans, n'attendit pas qu'on lui déférât le commandement; mais, s'en donnant à lui-même l'autorité , il fit dresser un tribunal sur la place d'Auximum , ville considérable du Picénum; là il rendit une sentence pour ordonner à deux frères, nommés Ventidius, qui étaient les premiers du pays, et qui , par intérêt pour Carbon, s'opposaient aux desseins de Pompée, de sortir sur l'heure de la ville. Ayant ensuite levé des gens de guerre, nommé des capitaines, des chefs de bandes et établi les divers grades de la milice romaine, il parcourut les autres villes, et fit partout de même. Tous les partisans de Carbon se retiraient à son approche et lui cédaient la place; les autres s'étaient joints à lui avec empressement. Il eut bientôt complété trois légions et rassemblé les vivres , les bagages, les chariots et tout l'appareil nécessaire. Alors il se mit en chemin pour aller trouver Sylla, sans hâter sa marche, sans vouloir se cacher; au contraire, il s'arrêtait souvent sur sa route, pour faire le plus de mal qu’il pouvait à ses ennemis et pour exciter toutes les villes d'Italie à se déclarer contre Carbon.
    VI. Trois chefs du parti contraire vinrent l'assaillir en même temps; c étaient Carrinuas , Célius et Brutus; ils ne l'attaquèrent pas de front ni tous ensemble, mais par trois différents côtés et avec trois corps d'armée séparés, dans l'espoir de l'envelopper et de l'enlever facilement. Pompée, sans s'effrayer de leur nombre, rassemble toutes ses forces , tombe sur les troupes de Brutus avec sa cavalerie qu'il commandait en personne et qu'il avait placée au front de la bataille. La cavalerie des ennemis, composée de Gaulois, donna aussi la première; Pompée, prévenant celui qui en était le chef et qui paraissait le plus fort de la troupe, le perce de sa lance et le renverse par terre ; à l'instant tous les autres tournent le dos, jettent le désordre parmi l'infanterie et l'entraînent dans leur fuite. Cette déroute mit la division entre les trois généraux , qui se retirèrent chacun de son côté; les villes, attribuant à la crainte cette dispersion des ennemis , se rendirent à Pompée. Le consul Scipion marcha aussi contre lui ; mais avant que les deux armées fussent à la portée du trait, les soldats de Scipion, saluant ceux de Pompée , passèrent de leur côté , et Scipion fut obligé de prendre la fuite. Enfin, Carbon ayant détaché contre lui , près de la rivière d'Arsis , plusieurs compagnies de sa cavalerie, Pompée les chargea si vigoureusement, qu'il les mit en fuite, et que, les ayant poursuivies avec vivacité, il les força de se jeter dans des lieux difficiles, où la cavalerie ne pouvait agir; elle perdit tout espoir de se sauver, et se rendit à Pompée avec ses chevaux et ses armes.
    VII. Sylla ignorait encore tous ces combats ; mais aux premières nouvelles qu'il en reçut, il craignit pour Pompée, en le voyant environné de tant et de si grands capitaines; et il se hâta d'aller à son secours. Pompée, informé de son approche, ordonne à tous ses officiers de faire prendre les armes à leurs soldats et de les ranger en bataille, afin que l'armée parût devant son général dans le meilleur état et dans l'appareil le plus brillant. Il s'attendait à de grands honneurs, et il en reçut de plus grands encore. Dès que Sylla le vit venir à lui, et qu'il aperçut ses troupes dans le plus bel ordre, toutes composées de beaux hommes, à qui leurs succès inspiraient autant de fierté que de joie, il descendit de cheval, et salué par Pompée du nom d'imperator, il le salua du même titre , au grand étonnement de tous ceux qui l'environnaient , et qui ne s'attendaient pas que Sylla communiquât à un jeune homme qui n'était pas encore sénateur un titre si honorable, pour lequel il faisait la guerre aux Scipions et aux Marius. L e reste de sa conduite répondit à ces premiers témoignages de satisfaction : il se levait toujours devant Pompée, et ôtait de dessus sa tête le pan de sa robe, ce qu'il ne faisait pas facilement pour tout autre, quoiqu'il fût environné d'un grand nombre d'officiers distingués. Pompée ne s'enfla point de ces honneurs; au contraire, Sylla ayant voulu l'envoyer dans la Gaule, où Métellus commandait et ne faisait rien qui répondît aux grandes forces dont il disposait, il lui représenta qu'il ne serait pas honnête d'enlever le commandement de l'armée à un général plus âgé que lui, et qui jouissait d'une plus grande réputation; mais que si Métellus y consentait, et qu'il 1’engageât de lui-même à venir l'aider dans cette guerre, il était tout prêt à l'aller joindre. Métellus accepta volontiers cette offre, et lui écrivit de se rendre auprès de lui. Pompée entra donc dans la Gaule, où les exploits étonnants qu'il fit réchauffèrent l'audace et l'ardeur guerrière de Métellus, que la vieillesse avait presque éteintes : ainsi , le fer embrasé et mis en fusion , si on le verse sur un fer dur et froid , l'amollit et le fond plus vite que le feu même. Lorsqu'un athlète est devenu le premier entre tous ses rivaux , et qu'il s est couvert de gloire dans tous les combats , on ne parle plus des victoires de son enfance, on ne les inscrit pas dans les fastes publics; de même j'ai évité de toucher aux exploits que fit alors Pompée, quelque admirables qu'ils soient en eux-mêmes, parce qu'ils sont comme ensevelis sous le nombre et la grandeur de ses dernières actions; je n'ai pas voulu, en m'arrêtant trop sur les premiers, m'exposer à passer légèrement sur ses plus beaux faits d'armes, et sur les événements de sa vie qui font le mieux connaître le caractère et les mœurs de cet homme célèbre.
    VIII. Sylla , devenu maître de l'Italie et déclaré dictateur , récompensa ses lieutenants et ses capitaines par des richesses, des dignités et des grâces de toutes sortes , qu'il leur accordait avec autant de libéralité que de satisfaction ; mais plein d'estime et d'admiration pour la vertu de Pompée, et le jugeant propre à donner un grand appui à son autorité , il voulut absolument se l'attacher par une alliance. Sa femme Métella étant entrée dans ce projet, ils persuadèrent à Pompée de répudier Antistia et d'épouser Émilie, petite-fille de Sylla par Métella sa fille , femme de Scaurus, laquelle était déjà mariée , et actuellement enceinte. Ce mariage, dicté par la tyrannie, était plus convenable aux temps de Sylla qu'à la vie et aux mœurs de Pompée : quoi de moins digne en effet de lui que d'introduire dans sa maison une femme enceinte, du vivant même de son mari, et d'en chasser, avec autant d'ignominie que de dureté, Antistia, dont le père venait de périr pour ce mari même qui la répudiait? Car Antistius avait été tué dans le sénat, parce que son alliance avec Pompée fit croire qu'il était du parti de Sylla. La mère d'Antistia, ne pouvant supporter l'affront de sa fille, se tua de sa propre main ; et cette mort funeste fut comme un épisode de la tragédie de ces noces, que suivit bientôt celle d'Émilie, qui mourut en couche dans la maison de Pompée.
    IX. On apprit dans le même temps à Rome que Perpenna s'était emparé de la Sicile, dont il voulait faire une retraite pour tous ceux qui restaient encore de la faction contraire à celle de Sylla ; que Carbon croisait avec une flotte dans les mers de cette île; que Domitius était passé en Afrique, et que les plus illustres d'entre les bannis qui avaient pu échapper à la proscription s'y étaient retirés. Pompée envoyé contre eux avec une puissante armée n'eut pas plus tôt paru , qu'il fit abandonner la Sicile à Perpenna ; il adoucit le sort des villes opprimées , et les traita avec beaucoup d'humanité, à l'exception des Mamertins, habitants de Messine, qui, se fondant sur une ancienne loi des Romains , refusaient de comparaître à son tribunal, et déclinaient sa juridiction. « Ne cesserez-vous pas, leur dit Pompée, de nous alléguer vos lois, à nous qui portons l'épée? » On trouva qu'il insultait, avec une sorte d'inhumanité, au malheur de Carbon; si sa mort était nécessaire, comme elle pouvait l'être, il fallait le faire mourir aussitôt qu'il eut été arrêté, et l'odieux en serait retombé sur celui qui l'avait ordonnée; au contraire, Pompée fit traîner devant lui, chargé de chaînes, un Romain illustre , trois fois honoré du consulat; du haut de son tribunal, il le jugea lui-même en présence d'une foule nombreuse qui faisait éclater sa douleur et son indignation , et donna ordre qu'on l'emmenât pour être exécuté : lorsqu’on l'eut conduit au lieu du supplice, et qu'il vit l'épée nue, il demanda à se retirer un moment à l'écart pour un besoin qui le pressait. Caïus Oppius , l'ami de César, rapporte que Pompée traita avec la même inhumanité Quintus Valérius : comme il le connaissait pour un homme de lettres et d'un savoir peu commun, quand on l'eut amené, il le tira à part, se promena quelque temps avec lui; et, après l'avoir interrogé et en avoir appris ce qu'il voulait savoir, il ordonna à ses satellites de le
    conduire au supplice; mais il ne faut croire qu’avec beaucoup de réserve ce qu' Oppius écrit des ennemis et des amis de César. Pompée ne pouvait se dispenser de faire punir les ennemis de Sylla les plus connus , et ceux qui avaient été pris au su de tout le monde; pour ceux qui purent s'échapper, il fit semblant, autant que cela fut possible, de ne pas s'en apercevoir; il y en eut même dont il favorisa la fuite. Il avait résolu de châtier les Himéréens qui avaient embrassé le parti de ses ennemis; mais un de leurs orateurs, nommé Sthénis, ayant demandé la permission de parler, lui représenta qu'il serait injuste de pardonner au coupable, et de faire périr ceux qui n'avaient aucun tort. Pompée lui demanda de quel coupable il voulait parler « De moi-même, lui répondit Sthénis ; c'est moi qui ai séduit mes amis et forcé mes ennemis de se jeter dans le parti qu'ils ont suivi». Pompée, charmé de sa franchise et de sa magnanimité, lui pardonna d'abord , et ensuite à tous les autres Himéréens. Informé que ses soldats commettaient des désordres dans leur marche, il scella leurs épées de son cachet et punit tous ceux qui rompirent le sceau.
    X. Pendant qu'il réglait ainsi la Sicile, il reçut un décret du sénat et des lettres de Sylla qui lui ordonnaient de passer en Afrique, et d'y faire vigoureusement la guerre à Domitius, qui avait mis sur pied une armée beaucoup plus nombreuse que celle qu'avait Marius lorsqu'il était repassé depuis peu d'Afrique en Italie, et que, de fugitif devenu tyran , il avait porté dans Rome le trouble et le désordre. Pompée fit promptement tous les préparatifs nécessaires; et, laissant pour commander à sa place, en Sicile, Memnius, le mari de sa sœur, il se mit en mer avec cent vingt vaisseaux de guerre et quatre-vingts vaisseaux de charge qui portaient des vivres, des armes , de l'argent et des machines de guerre. Sa flotte eut à peine abordé, partie à Utique, partie à Carthage, que sept mille des ennemis vinrent se rendre à lui, et se joindre aux six légions complètes qu'il avait amenées. Il eut là , dit-on, une aventure assez plaisante : quelques uns de ses soldats trouvèrent un trésor considérable qu'ils partagèrent entre eux; le bruit s'en étant répandu, tous les autres furent persuadés que ce lieu était plein de richesses que les Carthaginois y avaient cachées dans le temps de leurs revers. Il ne lui fut pas possible, pendant plusieurs jours, de tirer aucun service de ses troupes, qui ne travaillaient qu'à chercher des trésors ; il se promenait lui-même au milieu d'eux, riant de voir tant de milliers d'hommes fouiller et remuer tout le sol de cette plaine : lassés enfin de ces recherches inutiles , ils lui dirent qu'il pouvait les mener où il voudrait et qu'ils étaient assez punis de leur sottise.
    XI. Domitius avait mis son armée en bataille; mais, comme il avait devant lui une fondrière profonde et difficile à passer, que d'ailleurs il tombait depuis le matin une pluie abondante, accompagnée d'un grand vent, il crut qu’on ne pourrait pas combattre ce jour-là, et il fit donner l'ordre de se retirer. Pompée, au contraire, tirant de ce temps-là même une occasion favorable, se met promptement en marche , et passe la fondrière. Les ennemis, quoique en désordre et troublés d'une attaque imprévue, où ils ne pouvaient agir tous ensemble, ni prendre leurs rangs, soutinrent le choc, incommodés d'ailleurs par la pluie que le vent leur poussait dans le visage. L'orage nuisait aussi aux Romains, qui ne pouvaient ni se voir, ni se distinguer les uns les autres: Pompée lui-même fut en danger d'être tué , parce qu'il ne répondit pas assez tôt à un soldat qui , ne le reconnaissant pas , lui demanda le mot. Mais enfin ils enfoncèrent les ennemis, et en firent un horrible carnage : sur vingt mille qu'ils étaient, il ne s'en sauva que trois mille. Les soldats de Pompée le saluèrent du nom d'imperator; mais il leur déclara qu’il n'accepterait pas ce titre, tant que le camp des ennemis subsisterait; et que, s'ils le jugeaient digne de cet honneur, il fallait commencer par abattre ces retranchements. Ils vont à l'instant les assaillir; et Pompée, pour ne plus courir le danger auquel il venait d'être exposé, combattit sans casque; le camp fut emporté de force, et Domitius y périt. Cette victoire attira la plupart des villes dans le parti de Sylla, et l'on emporta d'assaut celles qui firent quelque résistance. Pompée fit prisonnier le roi Iarbas qui avait combattu avec Domitius, et il donna son royaume à Hiempsal. Mais, pour profiter de sa fortune et de l'ardeur de ses troupes, il se jeta dans la Numidie, s'y avança de plusieurs journées de chemin, soumit tout ce qui était sur son passage et rendit la puissance des Romains plus redoutable à ces Barbares, qui commençaient à ne plus tant la craindre. II ne fallait pas même, disait-il, laisser les bêtes féroces répandues dans l'Afrique, sans leur faire éprouver la force et la fortune des Romains. II passa donc plusieurs jours à la chasse des lions et des éléphants, et ne mit,
    à ce qu'on assure, que quarante jours à détruire les ennemis, à soumettre l'Afrique, à terminer les affaires des rois du pays ; et il n'avait encore que vingt-quatre ans.
    XII. De retour à Utique , il reçut des lettres de Sylla, qui lui ordonnait de licencier ses troupes , et d'attendre là, avec une seule légion, le capitaine qui devait le remplacer. Cet ordre lui causa un secret déplaisir, qu'il eut de la peine à contenir; mais les soldats témoignèrent ouvertement leur indignation; et lorsque Pompée les pria de partir pour l'Italie, ils éclatèrent en injures contre Sylla; ils protestèrent qu'ils n'abandonneraient point Pompée, et qu'ils ne souffriraient pas qu'il se fiât à un tyran. II essaya d'abord de les adoucir par ses représentations; mais, voyant qu'il ne pouvait rien gagner sur eux, il descendit de son tribunal, fondant en larmes, et rentra dans sa tente. Les soldats allèrent l'y chercher, et, l'ayant reporté sur son tribunal, ils passèrent la plus grande partie du jour, eux à le presser de rester et de garder le commandement, lui à les prier d'obéir et de ne pas se révolter. Comme ils continuaient leurs instances et leurs cris, il leur jura que, s'ils voulaient le forcer, il se tuerait lui-même; et il eut, avec cela, bien de la peine à les calmer. La première nouvelle qui vint à Sylla fut que Pompée était en rébellion ouverte. « II est donc de ma destinée, dit-il à ses amis, d'avoir dans ma vieillesse à combattre contre des enfants! » ce qu'il disait à cause du jeune Marius, qui lui avait donné beaucoup d'inquiétude et l'avait mis dans le plus grand danger. Mais quand il eut su la vérité, et qu'il apprit d'ailleurs que tout le peuple allait au-devant de Pompée et l'accompagnait en lui prodiguant des témoignages de bienveillance, il voulut les surpasser tous; il sortit à sa rencontre, l'embrassa de la manière la plus affectueuse et le proclama du nom de Grand, en ordonnant à tous ceux qui le suivaient de lui donner le même titre. Suivant d'autres historiens, ce surnom lui avait été déjà donné en Afrique par toute l'armée; et Sylla, en le lui confirmant, le rendit irrévocable. Mais Pompée fut le dernier à le prendre et ne se le donna que longtemps après, lorsqu'il fut envoyé en Espagne contre Sertorius, avec le titre de proconsul; alors seulement il commença à mettre, dans ses lettres et dans ses ordonnances, Pompée-le-Grand; ce titre, auquel on était accoutumé, ne pouvait plus exciter l'envie. Cet exemple doit nous faire admirer ces anciens Romains, qui récompensaient, par des titres et des surnoms honorables, non seulement les exploits militaires, mais encore les vertus politiques. Il y avait déjà eu deux hommes à qui le peuple avait conféré le nom de Maximus, très grand : l'un fut Valérius, pour avoir réconcilié le peuple avec le sénat; et l'autre Fabius Rullus, pour avoir chassé du sénat quelques fils d'affranchis qui, à la faveur de leurs richesses, s'étaient fait élire sénateurs.
    XIII. Pompée, de retour à Rome, demanda le triomphe, qui lui fut refusé par Sylla, sous prétexte que la loi ne l'accordait qu'à des consuls ou des préteurs; que le premier Scipion lui-même, après avoir remporté en Espagne les victoires les plus glorieuses et les plus importantes sur les Carthaginois , ne l'avait pas demandé, parce qu'il n'était ni consul ni préteur: si donc Pompée, qui était encore sans barbe, et à qui sa jeunesse ne permettait pas d'être sénateur, entrait triomphant dans Rome, cette distinction rendrait odieuse la puissance dictatoriale et deviendrait pour Pompée lui-même une source d'envie. A ces motifs de refus, le dictateur ajouta qu'il s'opposerait à son triomphe, et que si Pompée s'y obstinait, il emploierait tout son pouvoir à réprimer son ambition. Pompée, sans s'étonner de sa résistance, lui dit de considérer que plus de gens adoraient le soleil levant que le soleil couchant; voulant lui insinuer par-là que sa propre puissance croissait tous les jours , et que celle de Sylla ne faisait que diminuer et s'affaiblir. Sylla, qui ne l'avait pas bien entendu, et qui s'aperçut au visage et aux gestes des autres qu'ils étaient saisis d'étonnement, demanda ce qu'il avait dit. Lorsqu'on le lui eut répété, surpris de son audace, il s'écria par deux fois : « Qu'il triomphe, qu'il triomphe! » Et comme Pompée vit que la plupart de ceux qui étaient présents témoignaient du dépit et de l'indignation , il résolut, pour les irriter encore davantage, de triompher sur un char traîné par quatre éléphants ; car il en avait amené d' Afrique un grand nombre qu'il avait pris aux rois vaincus. Mais , la porte de la ville s'étant trouvée trop étroite, il y renonça, et son char fut traîné par des chevaux. Ses soldats, qui n’avaient pas eu de lui tout ce qu'ils en avaient espéré , voulaient exciter du tumulte et troubler son triomphe ; mais il déclara qu'il s'en souciait fort peu et qu'il aimerait mieux ne pas triompher que de se soumettre à les flatter. Ce fut alors que Servilius, un des plus illustres personnages de Rome , et qui s'était le plus opposé à son triomphe, avoua qu'il voyait maintenant dans Pompée un homme véritablement grand et digne du triomphe. Il paraît certain , d'après cela, qu'il n'eût tenu qu'à lui d'être reçu dès lors dans le sénat ; mais il ne montra aucun empressement pour y entrer, parce qu'il ne cherchait, dit-on, la gloire que dans les choses extraordinaires. Il n'eût pas été surprenant que Pompée fût sénateur avant l'âge ; mais quelle gloire pour lui d'avoir obtenu les honneurs du triomphe avant d'être sénateur! Cette distinction lui gagna même de plus en plus l'affection du peuple, qui vit avec plaisir qu'après avoir été décoré du triomphe, il restât dans l'ordre des chevaliers, soumis comme eux à la revue des censeurs.
    XIV. Sylla ne le voyait pas sans peine s'élever à un si haut degré de gloire et de puissance ; mais il eut honte d'y mettre obstacle et se tint en repos jusqu'à ce que Pompée eût, par force et malgré le dictateur, fait nommer Lépidus au consulat, en l'appuyant de son crédit, et lui rendant le peuple favorable. Sylla, qui le vit, après l'élection, traverser la place publique, suivi d'une foule nombreuse, lui adressa la parole: « Jeune homme, lui dit-il, je vous vois tout glorieux de votre victoire. N’est-ce pas en effet un exploit bien honorable et bien flatteur que d'être parvenu, par vos intrigues auprès du peuple, à faire que Catulus , le citoyen le plus vertueux, ne fût nommé au consulat qu'après Lépidus, le plus méchant des hommes? Je vous préviens, au reste, de ne pas vous endormir, mais de veiller avec soin à vos propres affaires; car vous vous êtes donné un adversaire beaucoup plus fort que vous. » Ce fut surtout dans son testament que Sylla fit paraître son peu d'affection pour Pompée. Il laissa des legs à tous ses amis et nomma des tuteurs à son fils , sans faire seulement mention de lui. Pompée supporta cette mortification avec une douceur digne d'un homme d'état, au point que, Lépidus et quelques autres voulant empêcher que Sylla fût enterré dans le champ de Mars et qu'on fît publiquement ses funérailles, Pompée les arrêta et procura à ses obsèques la décence et la sûreté.
    XV. Sylla fut à peine mort, qu'on vit se vérifier ses prédictions sur Lépidus, qui, voulant succéder à l'autorité du dictateur, au lien d'user de détours et de déguisements, prit sur-le-champ les armes; et, rallumant les restes des anciennes factions qui avaient échappé aux recherches de Sylla, il se fortifia de leur puissance. Catulus, son collègue au consulat , à qui la meilleure et la plus saine partie du sénat et du peuple s'était attachée , avait la plus grande réputation de sagesse et de justice et passait pour le plus grand des Romains. Mais on le jugeait plus propre à l'administration civile qu’au commandement des armées. Pompée, qui se voyait appelé au gouvernement par la nature même des circonstances, ne balança pas sur le parti qu'il devait suivre; il se rangea du parti le plus honnête et fut nommé général de l'armée qu'on faisait marcher contre Lépidus , qui, avec les troupes de Brutus, avait déjà soumis la plus grande partie de
    l’Italie, et occupait les contrées de la Gaule cisalpine. La présence seule de Pompée eut facilement réduit toutes les villes; Mutine seule, défendue par Brutus, l'arrêta longtemps. Cependant Lépidus, profitant de ce délai, et s'étant porté vers Rome, campa sous ses murailles avec une troupe de gens sans aveu , dont il effrayait les Romains , et il demandait un second consulat. Mais une lettre de Pompée, qui mandait que la guerre avait été terminée sans combat, dissipa cette frayeur. Brutus, ou traître à son armée, ou trahi par elle, se rendit à Pompée, qui lui donna quelques cavaliers pour l'escorter jusqu'à une petite ville située sur le Pô, où il se retira; le lendemain, Pompée envoya Géminius avec ordre de le tuer. Ce meurtre fut généralement blâmé ; car, aussitôt après le changement de Brutus, Pompée avait écrit au sénat que ce général s'était rendu volontairement, et ensuite il écrivit une autre lettre pour accuser Brutus, qu'il venait de faire mourir. Ce Brutus était père de celui qui, avec Cassius; donna la mort à César; mais ce fils ne ressembla à son père ni dans la manière de faire la guerre, ni dans le genre de sa mort, comme nous l'avons rapporté dans sa Vie. Lépidus, chassé de l'Italie, se réfugia dans la Sardaigne, où il mourut d’une maladie que lui causa, non la douleur de voir ses affaires ruinées, mais le chagrin d'avoir appris, par une lettre qui lui tomba entre les mains , l'adultère de sa femme.
    XVI. Cependant Sertorius, général si différent en tout de Lépidus, s'était rendu maître d'une partie de l'Espagne et se faisait redouter des Romains, qui se voyaient menacés des plus grands revers. Tous les restes des guerres civiles, tels qu'une dernière maladie du corps politique , s'étaient rassemblés autour de lui. Il avait déjà défait plusieurs généraux sans expérience; et alors il faisait la guerre contre Métellus Pius , capitaine distingué et d'une grande réputation, mais qui , appesanti par l'âge, laissait échapper les occasions favorables que la guerre lui présentait et que Sertorius lui ravissait toujours par sa promptitude et son activité. Celui-ci paraissait tout-à-coup devant Métellus avec une extrême audace , et, faisant la guerre à la manière des brigands, il troublait sans cesse, par ses embûches, par ses courses imprévues, un général accoutumé, comme un athlète, à des combats réguliers, et qui ne savait conduire que des troupes pesamment armées , faites pour combattre de pied ferme. Pompée, qui avait encore toutes ses troupes, intriguait à Rome pour être envoyé au secours de Métellus, et, sans égard à l'ordre que lui avait donné Catulus de licencier ses troupes , il se tenait, sous divers prétextes , toujours en armes autour de la ville, jusqu'à ce qu'enfin , sur la proposition de Philippe , on lui donna le commandement qu'il désirait. Quelqu'un des sénateurs ayant demandé à Philippe, avec étonnement , s'il croyait qu'il fallût envoyer Pompée en Espagne pour le consul : « Non seulement pour le consul, repartit Philippe, mais pour les consuls: » voulant faire entendre par-là que les deux consuls n'étaient propres à rien. Pompée ne fut pas plus tôt arrivé en Espagne, que les nouvelles espérances qu'il fit concevoir , comme il est ordinaire à un nouveau général qui jouit d'une grande réputation, changèrent les dispositions des esprits ; les peuples qui n'étaient pas solidement attachés à Sertorius se révoltèrent contre lui; et Sertorius, vivement piqué de cette désertion , se permit contre Pompée des propos pleins d'arrogance et des railleries insultantes : « Si je ne craignais cette vieille, disait-il en parlant de Métellus, je ne ferais usage contre cet enfant que de la férule ou du fouet. » Mais au fond il redoutait Pompée; et cette crainte l'obligea de se tenir sur ses gardes et de faire la guerre avec plus de précautions. Car Métellus (ce qu'on aurait eu peine à croire) menait une vie déréglée et s'abandonnait à toutes sortes de voluptés; il s'était fait subitement en lui un changement si extraordinaire, qu'il donnait dans le plus grand luxe et faisait une dépense excessive. Cette conduite attirait à Pompée une bienveillance singulière et augmentait de plus en plus la bonne opinion qu'on avait de lui: on le voyait avec plaisir ajouter de jour en jour à une frugalité qui ne paraissait pas susceptible de retranchement; car il était naturellement porté à la tempérance et à la modération dans tous ses désirs.
    XVII. Des divers événements qui eurent lieu dans cette guerre, aucun n'affligea autant Pompée que la prise de Lauron par Sertorius; il croyait le tenir renfermé devant cette ville, et il s'en était même vanté avec assez de complaisance, quand tout-à-coup il se trouva lui-même tellement enveloppé, que, n'osant faire aucun mouvement , il vit Lauron livrée aux flammes en sa présence. Il est vrai que bientôt après il vainquit, près de Valence , Hérennius et Perpenna, deux officiers distingués, qui s'étaient réfugiés auprès de Sertorius , dont ils étaient les lieutenants, et leur tua plus de dix mille hommes. Enflé de cette victoire , il conçut de plus hautes espérances et se hâta de marcher contre Sertorius, afin que Métellus ne partageât
    point avec lui l'honneur de la victoire. Les armées en vinrent aux mains vers la fin du jour, près de la rivière de Sucron ; les deux généraux craignaient également l'arrivée de Métellus : Pompée, pour combattre seul; Sertorius, pour n'avoir à combattre qu'un général. Le succès fut douteux, il y eut des deux côtés une aile victorieuse ; mais, des deux généraux, Sertorius y acquit plus de gloire, car il renversa et mit en déroute l'aile qui lui était opposée. Durant l’action, Pompée fut attaqué par un cavalier d'une taille avantageuse qui était démonté; ils se chargèrent vigoureusement, et, leurs épées ayant glissé sur leurs mains avec des effets bien différents, Pompée fut légèrement blessé et il coupa la main de son ennemi. Une foule de Barbares , voyant les troupes de Pompée en fuite, coururent tous ensemble sur lui ; mais il se sauva contre toute espérance, en abandonnant son cheval, dont le harnais d'or et les riches ornements arrêtèrent les ennemis , qui, en se battant pour le partage du butin, donnèrent à Pompée le temps de s'échapper. Le lendemain , à la pointe du jour, les deux généraux remirent leurs troupes en bataille, pour assurer la victoire que chacun d’eux disait avoir remportée ; mais l'arrivée de Métellus obligea Sértorius de se retirer et de laisser son armée se débander; car ses soldats étaient accoutumés ainsi à se disperser et à se rassembler en un instant; en sorte que souvent Sertorius errait seul dans la campagne, et que tout-à-coup il reparaissait à la tête de cent cinquante mille combattants, comme un torrent qui, souvent à sec, se trouve plein en un instant.
    XVI11. Après la bataille , Pompée alla au-devant de Métellus; et, quand il fut près de lui, il donna ordre à ses lieutenants de baisser leurs faisceaux, pour faire honneur à ce général qui le surpassait en dignité. Métellus s'y opposa, et en toute occasion il montra la plus grande modestie, ne s'attribuant, soit comme consulaire, soit comme son ancien, d'autres prérogatives que de donner, quand ils campaient ensemble , le mot d'ordre à toute l'armée: mais le plus souvent leurs camps étaient séparés, car ils avaient affaire à un ennemi qui, toujours en activité, et sachant en un clin d’œil les attirer d'un combat à un autre, les obligeait de diviser souvent leurs forces; enfin, en leur coupant les vivres, en ravageant tout le pays, en se rendant maître de la mer, il les chassa tous deux de l'Espagne et les força, faute de subsistances, de se retirer dans d'autres provinces. Cependant Pompée , qui avait sacrifié à cette guerre la plus grande partie de sa fortune, écrivit au sénat de lui envoyer de l'argent, s il ne voulait pas qu'il ramenât son armée en Italie. Lucullus, alors consul, et ennemi de Pompée, aspirant à être chargé de la guerre contre Mithridate , réussit à lui en faire envoyer; il craignait que le refus de cet argent ne fournît à Pompée le prétexte qu'il cherchait de laisser là Sertorius et de tourner ses armes contre Mithridate, qui lui offrait une expédition plus glorieuse , et un adversaire plus facile à vaincre.
    XIX. Cependant Sertorius mourut victime de la trahison de ses propres officiers: à la tête de cette conjuration était Perpenna, qui crut pouvoir le remplacer, parce qu'il avait la même armée et les mêmes appareils de guerre; mais il n'avait pas le même talent pour en faire usage. Pompée, qui s'était aussitôt mis en campagne, informé que Perpenna ne savait par où s'y prendre, lui détacha dix cohortes, comme une amorce pour le combat, avec ordre de s'étendre dans la plaine. Perpenna, ayant donné dans le piége , se mit à la poursuite de ces troupes; mais Pompée, paraissant tout-à-coup avec le reste de son armée, le charge, le défait et le met en déroute. La plupart des officiers périrent dans le combat; Perpenna fut pris et amené à Pompée, qui le fit tuer sur-le-champ : en cela il ne manqua pas à la reconnaissance et n'oublia pas les services qu'il en avait reçus en Sicile, comme quelques uns l'en ont accusé; au contraire, il fit un trait de grandeur d'âme qui sauva la république: car Perpenna, s'étant saisi des papiers de Sertorius, montrait des lettres des plus puissants d'entre les Romains qui, dans l'intention de troubler l'état et de changer la forme du gouvernement; appelaient ce général en Italie. Pompée, qui craignit que la publicité de ces lettres n'allumât des guerres plus vives que celles qu'on venait d'éteindre, les brûla sans les lire et fit mourir Perpenna. Après avoir séjourné en Espagne autant de temps qu'il en fallut pour assoupir les plus grands troubles; pour apaiser et dissiper les émotions qui auraient pu ranimer la guerre, il ramena son armée en Italie, où il arriva fort à propos, lorsque la guerre des esclaves était dans sa plus grande vigueur. Crassus , qui commandait les Romains contre ces rebelles, sachant que Pompée approchait, se hâta de livrer témérairement la bataille; il eut le bonheur de la gagner et tua douze mille trois cents de ces esclaves; mais la fortune; qui voulait absolument faire partager à Pompée la gloire de ce succès, fit que cinq mille de ces fugitifs, qui s'étaient sauvés du combat, tombèrent entre ses mains ; il les tailla tous en pièces, et, se hâtant de prévenir Crassus, il écrivit promptement au sénat qu'à la vérité Crassus avait défait les gladiateurs en
    bataille rangée, mais que lui il avait extirpé les racines de cette guerre; ce que les Romains, remplis d'affection pour Pompée, aimaient à entendre et à répéter. Pour la défaite de Sertorius en Espagne, personne n'eût osé dire, même en plaisantant, qu'un autre que Pompée y eût eu part.
    XX. Malgré l'estime singulière qu'on avait pour lui, et les hautes espérances qu'il avait fait concevoir, les Romains ne laissaient pas de craindre qu'il ne voulût pas licencier son armée, et que, s'élevant par la force à la suprême puissance, il ne succédât à la tyrannie de Sylla. Aussi, dans cette foule si nombreuse qui allait au-devant de lui sur les chemins pour le recevoir, la crainte en conduisait autant que l'affection; mais l'assurance qu'il donna qu'après son triomphe il congédierait ses troupes ayant dissipé ce soupçon, ses envieux n'eurent plus à lui reprocher que la préférence qu'il donnait au peuple sur le sénat, et le projet qu'il avait formé, pour plaire à la multitude, de relever la dignité du tribunat , abattue par Sylla: ce reproche était fondé, car il n'y avait rien que le peuple romain désirât plus ardemment et avec plus de fureur que le rétablissement de cette magistrature. Pompée regardait donc comme un grand bonheur pour lui l'occasion qui se présentait de la lui rendre; il sentait que s'il était prévenu par un autre, il ne s'offrirait jamais une grâce à faire au peuple, par laquelle il pût reconnaître l'affection qu'on lui portait. Il obtint à la fois un second triomphe et le consulat, et la réunion de ces deux honneurs n'ajouta point à l'estime et à l'admiration qu'il inspirait ; mais ce qui parut le témoignage le plus illustre de sa grandeur,c'est que Crassus, le plus riche, le plus éloquent, le plus grand de tous ceux qui avaient part au gouvernement, qui méprisait même Pompée et tous les autres magistrats, n'osa cependant briguer le consulat qu'après en avoir demandé la permission à Pompée, à qui cette démarche fit plaisir; car depuis longtemps il cherchait l'occasion d'obliger Crassus et de se lier avec lui; aussi appuya-t-il sa demande avec le plus grand zèle, et , en sollicitant le peuple en faveur de Crassus, il protesta qu'il ne saurait pas plus de gré du consulat même, que du choix qu'on ferait de Crassus pour son collègue. Cependant, lorsqu'ils eurent été nommés consuls, ils ne cessèrent d'être toujours en opposition l'un contre l'autre.

    Plutarque, Les vies des hommes illustres, traduction Ricard, Furne et Cie Librairies-éditeurs, Paris, 1840.

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