Jugement de Cuvier sur Pline

Georges Cuvier
L'ouvrage de Pline est un des monuments les plus précieux que l'antiquité nous ait laissés, et la preuve d'une érudition bien étonnante dans un homme de guerre et d'État. Pour apprécier avec justice cette vaste et célèbre composition, il est nécessaire d'y distinguer le plan: Pline ne se propose point d'écrire seulement une histoire naturelle dans le sens restreint où nous prenons aujourd'hui cette science, c'est-à-dire un traîté plus ou moins détaillé des animaux, des plantes et des minéraux; il embrasse l'astronomie, la physique, la géographie, l'agriculture, le commerce, la médecine et les arts, aussi bien que l'histoire naturelle proprement dite, et il mêle sans cesse à ce qu'il en dit des traits relatifs à la connaissance morale de l'homme et à l'histoire des peuples; en sorte qu'à beaucoup d'égards cet ouvrage était l'encyclopédie de son temps...Il était impossible qu'en parcourant, même rapidement, ce nombre prodigieux d'objets, l'auteur ne fit connaître une multitude de faits remarquables, et devenus pour nous d'autant plus précieux, qu'il est aujourd'hui le seul écrivain qui les rapporte. Malheureusement la manière dont il les a recueillis et exposés leur fait perdre beaucoup de leur prix, par le mélange du vrai et du faux qui s'y trouve en quantité presque égale, mais surtout par la difficulté et même, dans la plupart descas, l'impossibilité de reconnaître de quels êtres il a précisement voulu parler. Pline n'a point été un observateur tel qu'Aristote, encore moins un homme de génie capable, comme ce grand philosophe, de saisir les lois et les rapports d'après lesquels la nature a coordonné ses productions: il n'est en général qu'un compilateur, et même le plus souvent un compilateur qui , n'ayant point par lui-même d'idées des choses sur lesquelles il rassemble les témoignages des autres, n'a pu apprécier la vérité de ces temoignages, ni même toujours comprendre ce qu'ils avaient voulu dire. C'est, en un mot, un auteur sans critique, qui, après avoir passé beaucoup de temps à faire des extraits, les a rangés sous certains chapitres, en y joignant des reflexions qui ne se rapportent point à la science proprement dite, mais offre alternativement les croyances les plus superstitieuses, ou les déclamations d'une philosophie chagrine qui accuse sans cesse l'homme, la nature, et les dieux eux-mêmes. Si Pline a pour nous aujourd'hui peu de mérite comme critique et comme naturaliste, il n'en est pas de même de son talent comme écrivain, ni du trésor de termes et de locutions latines dont l'abondance des matières l'a obligé de se servir, et qui ont fait de son ouvrage l'un des plus riches dépôt de la langue des Romains... Il est certain aussi que, partout où il lui est possible de se livrer à des idées générales ou à des vues philosophiques, son langage prend de l'énergie et de la vivacité, et ses pensées quelque chose de hardi et d'inattendu qui dédommage de la sécheresse de ses énumérations , et peut lui faire trouver grâce près du grand nombre de lecteurs pour l'insuffisance de ses indications scientifiques. Peut-être cherche-t-il trop les pointes et les oppositions, et n'évite-t-il pas toujours l'emphase; on lui trouve quelquesfois de la dureté, et dans plusieurs endroits une obscurité qui tient moins au sujet qu'au désir de paraître pressant et serré. Mais il est toujours noble et grave, et pertout plein d'amour pour la justice et de respect pour la vertu, d'horreur pour la cruauté et la bassesse, dont il avait sous les yeux de si terribles exemples; enfin de luxe effréné qui, de son temps, avait si profondément corrompu le peuple romain. On ne peut trop louer Pline sous ses divers rapports; et, malgré les défauts que nous sommes obligés de lui reconnaître quand nous le considérons comme naturaliste, nous ne le regardons pas moins comme l'un des auteurs les plus recommandables et les plus dignes d'être placés au nombre des classiques parmi ceux qui ont écrit après le règne d'Auguste.

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