Petites doses, grands effets

Rick Smith

En matière de toxicité, l’argument massue des gestionnaires de risques est le vieil adage « seule la dose fait le poison ». En d’autres termes, une substance peut être inoffensive, voire nécessaire à la vie en petite quantité, mais mortelle à forte dose. Le sel est un bon exemple. Nous en avons besoin pour vivre, mais risquons la mort si nous en absorbons trop. Certains gestionnaires de risques utilisent l’eau pour faire la même démonstration : pas d’eau, on meurt déshydraté, trop d’eau, on meurt noyé. L’argument n’est pas sans valeur. Il rejoint l’un des plus anciens concepts de la toxicologie, le « seuil d’innocuité » (niveau au-dessous duquel une substance est réputée atoxique). Mais l’endocrinologie et l’écotoxicologie modernes nous ont appris qu’il n’existe pas de dose sûre pour certaines substances toxiques. Dans leur cas, toute quantité non nulle est potentiellement nocive. Le mercure (voir le chapitre 3) offre un parfait exemple de cette découverte, faite il y a à peine dix ans. Des médecins chercheurs ont essayé pendant des années de déterminer à partir de quelle concentration ce métal liquide avait un effet nocif chez l’homme. Comme pour d’autres agents toxiques, le seuil d’innocuité baissait constamment. Finalement, des études très pointues ont démontré qu’il est égal à… zéro. Les systèmes de gestion des risques s’accommodent mal du zéro, car ils reposent sur l’idée d’un seuil quantifiable. Ils le supportent d’autant moins qu’une concentration nulle est impossible à atteindre et à mesurer. C’est pourquoi les gestionnaires de risques s’opposent aux concepts écologiques de décharge zéro ou de quasi-élimination et s’accrochent à la notion d’atoxicité. De toute façon, le zéro est anathème dans cette profession qui se plaît à dire que « le risque zéro n’existe pas ». Le cas du 2,4-D illustre un autre dilemme de la gestion des risques par seuil d’innocuité. Pour établir cette démarcation, on admet par convention – la dose fait le poison, n’est-ce pas ? – que plus la concentration d’un ingrédient toxique est forte, plus il est dangereux. Une courbe dose-réaction typique est donc une droite, la nocivité augmentant avec la quantité. Mais les perturbateurs endocriniens comme le 2,4-D et les autres herbicides phénoxys suivent une courbe en U : une très faible dose aura des effets nocifs appréciables, une dose modérée, des conséquences moins graves, et une haute dose induira une réaction aiguë. Malheureusement, nos systèmes de gestion et d’évaluation des risques n’ont pas assez évolué pour intégrer ces nouveaux schèmes de pensée. Peut-être sont-ils freinés par le soutien financier que les industries de la chimie et du pétrole accordent aux chercheurs universitaires et experts du domaine, mais n’oublions pas que l’être humain, même mieux informé, a tendance à résister au changement. Quoi qu’il en soit, nos gestionnaires s’en tiennent au principe que seule la dose fait le poison, ce qui complique énormément la formulation de solutions qui protégeraient véritablement la santé publique et l’environnement.

À lire également du même auteur

La pollution hier et aujourd'hui
  En 1952, un  smog s’est formé à Londres après une période très froide durant laquelle les Londoniens ont brûlé plus de charbon qu’à l’ordinaire. Plus de 4 000 personnes meurent en quelques jours, 8 000 autres décès surviendront da

La phobie des microbes
Semmelweiss et Lister nous l'ont appris une fois pour toutes: il est bon que le chirurgien se lave les mains avant de commencer une opération, mais faut-il en conclure qu'il est aussi bon d'abuser de produits chimiques toxiques comme le triclosan po

Avant-propos de Theo Colborn
Le  nom de Theo Colborn est à jamais associé à Our Stolen Future (L'homme en voie de disparition ?) comme celui de Rachel Carson est rattaché à Silent Spring, (Le printemps silencieux): deux époques dans les découvertes relatives à la  poll




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?