La poésie de Paul Valéry - I

Albert Thibaudet
Le centre et le massif de son œuvre, c'est jusqu'ici, chez Valéry, une création poétique, trois volumes, ou plutôt trois plaquettes de vers que la plupart des poètes s'accordent à considérer comme un des sommets actuels de la poésie française. Un Album de Vers anciens comprend tous les poèmes de jeunesse écrits jusqu'en 1898. Après la mort de Mallarmé et même un peu avant, longtemps Valéry cessa d'écrire des vers (quelques articles dans l'Athenœum anglais et le Mercure furent toute sa production littéraire); il ne revint à la poésie que vingt ans après, en 1917, quand il publia la Jeune Parque. De 1918 à 1922, il écrivit les poèmes de Charmes. Il croit que son œuvre poétique s'arrêtera là, et qu'il a à peu près épuisé la matière lyrique départie à sa nature. Chacun des trois livres a son indépendance, comme trois cercles, non tangents, mais concentriques. Le centre commun, celui que l'Hérodiade de Mallarmé désignait déjà du doigt, c'est la méditation de la substance du poète par lui-même, le poids de cette substance dans une main parfaite et dure, faite de rythmes et d'images.
    Et là-haut, dans la lumière immense,
    Nous nous sommes trouvés en pleurant,
    O mon cher compagnon de silence.
Écrits un peu dans le cercle de la lampe allumée rue de Rome, dans l'ombre de la yole qui glissait sur la Seine à Valvins, sur les bords du rondeau où fleurissait le nénuphar blanc, les vers anciens de l'Album nous évoquent à chaque page le décor mallarméen et symboliste. Ils vivent profondément par un double élan vers deux puretés paradoxales, celle du moi pur, celle de la poésie pure: le moi pur seul objet de la poésie pure, tous deux d'ailleurs identiques et ne comportant qu'une différence de point de vue, — de même que la seule matière possible de la loi morale universelle est chez Kant l'idée même d'universalité.

L'Album pourrait porter entier ce titre d'une de ses pièces: Narcisse parle. Et la liaison entre l'Album et Charmes, la pérennité du thème poétique que n'a jamais déserté Valéry, le Fragment du Narcisse publié dans Charmes nous en assure à nouveau. On sait quel prestige exerça le mythe de Narcisse sur la génération symboliste. On trouverait bien des thèmes communs entre les vers de Valéry et le Traité du Narcisse d'André Gide. Mais tandis que la prose symboliste avec Gide, la poésie symboliste avec Henri de Régnier, ayant tiré de ces solitudes décoratives ce qu'elles comportaient de nouveau, de jeune, d'aigu, les abandonnaient avec la satisfaction d'y avoir fait leurs écoles, Valéry a continué à occuper, après Mallarmé, ce pic stérile et dominateur, où la glace prend un aspect de diamant, et d'où la sentinelle perdue sent qu'elle surveille de haut, d'un air vierge et sous des étoiles élargies, les vallées dans lesquelles se pressent les villages, poussent les maisons et passent les routes.
    Voici les tercets d'un sonnet:
    Est-ce vivre? O désert de volupté pâmée,
    Où meurt le battement faible de l'eau lamée,
    Usant le seuil secret des échos de cristal...

    La chair confuse de molles roses commence
    A frémir, si d'un cri le diamant fatal
    Fêle d'un fil de jour toute une trame immense.

On reconnaît une nature transposée non seulement dans une intelligence, mais dans un vocabulaire, celui de Mallarmé, où la Rose et le Diamant figurent comme des emblèmes usuels, pleins de signification pour les initiés, ainsi que chez les mystiques persans la Rose et le Rossignol. Un monde de conscience, pris sous des paupières baissées, dans la méditation de lui-même, et fêlé (tout comme le Vase Brisé, mon Dieu!) par le diamant fatal, par le contact de la vie à vivre. Le thème, en sa racine originelle, est celui de toute poésie; on n'en saurait imaginer de plus banalisé par tout le lyrisme romantique. Pourquoi nous apparaît-il dans le symbolisme et dans Valéry comme apportant un élément poétique réellement nouveau? Parce qu'il passe du sentiment à la métaphysique; parce qu'il se transporte à un point qu'on peut appeler soit l'antipode du lyrisme, soit un hyper-lyrisme. Le poète ne nous accorde pas plus de confidences sur sa destinée personnelle que ne le faisait un poète parnassien (et Mallarmé nous montre comment le Parnasse a pu évoluer en symbolisme). Il ne tire de lui-même que des attitudes et des images par lesquelles il s'intéresse, et nous intéresse, à deux êtres généraux, à deux universaux, à deux idées, qui sont l'univers et la poésie. Le mythe de Narcisse a été traité non sentimentalement, comme eussent pu faire un disciple de Baudelaire, un Samain, un Bourget jeune dont les vers eussent été d'un poète, mais métaphysiquement, à la manière d'un Léonard ou d'un Gœthe. Et Valéry, pas plus que Mallarmé, n'a voulu quitter cet éther supérieur, sinon pour des jeux, des exercices présentés comme tels, et dont on ne trouve d'ailleurs d'exemples que dans ses Vers anciens, — une tête, une oreille, une figure en miroir.
    Éclose la beauté par la rose et l'épingle!
    Du miroir même issue où trempent ses bijoux.
    Bizarres feux croisés dont le bouquet dur cingle
    L'oreille abandonnée aux mots nus des flots doux.
Négligeons-les, et arrivons à la seconde poésie de Valéry, celle qui commence avec la Jeune Parque, après une interruption de vingt ans.


***
****


La Jeune Parque passe pour le poème le plus obscur de la poésie française, beaucoup plus obscur que l'Aprés-midi d'un Faune. Et pourtant elle n'a pas subi les railleries qu'on prodigua à Mallarmé. Ce livre si difficile, si peu intelligible en apparence, est respecté. Cela pour deux raisons. D'abord on ne raille plus Mallarmé. Mallarmé, comme Baudelaire, a vaincu, on ne voit dans sa «difficulté» qu'un culte mystique de la poésie, et les moins mallarméens reconnaissent qu'il a écrit une quarantaine de vers qui sont parmi les plus beaux de la langue française; Valéry bénéficie de la trouée qu'a faite son maître. En second lieu il y a dans la Jeune Parque un singulier contraste entre l'obscurité du poème et la beauté évidente, extraordinaire, des vers et des images pris séparément. Cet éclat extérieur, visible pour tous, prouve évidemment l'existence d'une intelligibilité intérieure, dont le poète a la clef. Il en est de même pour tout poème de qualité élevée, et le métier de la critique consiste à convertir, dans une certaine mesure, cette intelligibilité intérieure en une intelligibilité commune.

Sous l'éclat des images et la musique des vers, nous sentons dans la Jeune Parque un poids de réalité intérieure d'une originalité et d'une indépendance uniques. La conversion de l'intérieur en extérieur est une nécessité du langage et de la poésie: conversion à laquelle Valéry se refuse, employant au contraire la poésie à renforcer, à maçonner, à embaumer cet intérieur. Une image viendra ici à mon aide. Vous avez devant vous trois pièces anatomiques, une main, un cœur et un cerveau. Vous tirez de vous-même assez de sympathie, d'intelligence, pour animer la main, pour la comprendre dans son mouvement, pour y voir une réalité vivante qui va, croyez-vous, remuer et faire des gestes pourvus d'un sens, faciles à interpréter. Le cœur ne vous dira à peu près rien de pareil, à moins que vous ne soyez physiologiste. Le physiologiste, lui, reconstituera spontanément avec ce cœur un ensemble d'images dynamiques presque aussi naturelles, aussi claires, que l'ensemble d'images dynamiques reconstituées par un individu quelconque sur une main. Voici maintenant le cerveau. Qu'y voyez-vous? Une matière mystérieuse que vous avez beau regarder, cela reste, pour vous, de la matière, vous ne savez l'incorporer dans aucun mouvement spontané et suivi. Le physiologiste va un peu plus loin: il imagine les faisceaux de nerfs afférents et efférents, la trépidation des cellules, l'irrigation sanguine; mais, tandis qu'il voyait en images dynamiques la liaison entre les mouvements du cœur et la production de la chaleur animale, il ne voit absolument rien de la liaison entre les mouvements intérieurs des cellules et la conscience ou le mouvement volontaire. S'il est psychologue et philosophe, il va encore un peu plus loin, il recourt à des hypothèses et à des images, comme celle de l'appareil téléphonique ou de la sonnerie électrique; mais il va aussi plus loin dans le sentiment de son ignorance. Et pourtant nous savons que les mouvements de la main, du cœur et du cerveau appartiennent à un même courant dynamique, que la clarté relative des premiers est en fonction de l'utilité qu'il y a pour nous à les connaître, de l'habitude où nous sommes de les voir fonctionner et servir dans notre vie de relation. Or le langage correspond, comme la main, à un ensemble de mouvements extériorisés, déployés sur un plan, facilement intelligibles. Valéry, dans le dialogue sur la danse, parle du corps de la danseuse, qui devient tout entier une main, parce que la danse est le type du mouvement centrifuge qui répand l'âme vers l'extérieur. Mais la prose de Valéry et plus encore ses poèmes, et surtout la Jeune Parque, donnent le sentiment d'organes intérieurs comme le cerveau, dont le raccord avec notre vision ordinaire n'est pas fait, dont le mouvement est exprimé tant bien que mal par les moyens purement poétiques, et qui obligent au moins le lecteur à définir le poète, contrairement à Gautier: un homme pour qui le monde intérieur existe.

Et monde intérieur ne signifie pas ici monde moral. Nous ne sommes pas chez Amiel. La Jeune Parque, où le poète a voulu exprimer ce qui existe en lui de plus authentique et de plus profond, est un poème à la fois physique, psychologique et cosmologique. — Physique parce qu'il porte sur le mystère du corps plus que de l'âme. Dans l'Âme et la Danse, Valéry fait dire à Eryximaque: «La raison, quelquefois, me semble être la faculté de notre âme de ne rien comprendre à notre corps.» La Jeune Parque est un effort poétique pour écarter cette raison, cette facile intelligibilité qui nous empêche de comprendre le corps et de poser frais et nu le problème du corps. — Psychologique en un sens tout à fait opposé à celui que le théâtre, le roman, le langage courant donnent à ce mot lorsqu'ils en font l'épithète d' «analyse». Pas analyse, pas non plus synthèse, mais intuition de notre masse psychologique immédiate, sentie de près, investie à la manière dont l'amour envahit, occupe, étranger à toute «analyse», à toute intelligence, le corps ou l'âme de l'être aimé. — Cosmologique enfin, car ce physique et ce psychique n'existent pas en fonction d'un être incertain qui serait nous, mais comme aspects d'un être certain qui est l'univers, le Tout.

Quand nous lisons la Jeune Parque, nous songeons d'abord à l'Hérodiade de Mallarmé. Mais la ressemblance n'est qu'apparente. Hérodiade figure un symbole de la poésie pure, une transposition du mythe de Narcisse sur le plan de l'art poétique: c'est le «vers» qui équilibre la «prose» pour des Esseintes. Valéry a mis au jour, comme Maurice de Guérin dans le Centaure, une créature idéale qui pourrait être l'une des Parques du Parthénon. Non femme parce qu'en effet femme, mais seulement pour mettre en lumière, comme le vers et les images eux-mêmes, la figure décorative du poème et aussi pour lui enlever tout le je, tout le caractère de lyrisme personnel et d'aveu, incompatibles avec l'idée de poésie pure. Admettons une sorte de Léda léonardesque ou d'Ève michelangelesque, — simplement et nûment une statue de la Vie, statue animée comme celle de Condillac, — personnage unique d'un drame qui se passe moins à son intérieur qu'à l'intérieur même de l'élan vital, et d'une conscience qu'on peut, au hasard de la page, dilater en cosmique ou resserrer en pathétique.
    Toute! mais toute à moi, maîtresse de mes chairs,
    Durcissant d'un frisson leur étrange étendue,
    Et dans mes doux liens à mon sang suspendue,
    Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais
    De regards en regards mes profondes forêts.

Monde intérieur, dont fait partie le corps éprouvé du dedans, et auquel le monde extérieur fournit des images comme l'eau à Narcisse renvoie la sienne. La perfection serait cette solitude idéale, plénitude d'un univers qui se suffit comme le Dieu d'Aristote, et dont l'équilibre heureux du corps et de l'âme nous fournit une figure fugitive. Tel est le monde qui existerait de droit, le paradis terrestre. Mais le droit est brisé, fêlé par le fait, le fait où nous sommes pris malgré nous, et qu'auprès de cette Ève sans Adam personnifie le vieux serpent, ce Serpent dont Valéry reprendra le mythe dans l'Ébauche de Charmes. Un serpent l'a mordue en songe — mythe et vérité, mythe qui se vérifie par l'effet.
    Je me sentis connue encor plus que blessée.

Elle n'est plus seule avec elle-même, elle ne forme plus un monde parfait, circulaire et exact comme l'horizon. Une autre figure — meilleure ou pire? — éclôt d'elle.

Dieux! dans ma lourde plaie une secrète sœur Brûle!... qui se préfère à l'extrême attentive!

C'est cette sœur, cette nouvelle et plus jeune Parque qui parle dans l'admirable tirade en italiques:
    Val je n'ai plus besoin de ta race naïve,
celle-là solitaire encore, mais pleine intérieurement de richesse et d'amour
    Tout peut naître ici-bas d'une attente infinie.

Un passage de l'attente et de l'absence à la présence. Présence faite de la cessation ou de l'absolu de l'absence? On ne sait. La musique seule (qui n'est pas étrangère à la Jeune Parque, écrite sous l'influence de Glück) relayerait ici la poésie. «A la température de l'intérêt passionné, dit ailleurs Valéry, ces deux états (amour ou haine) sont indiscernables.» Sur ces limites, rien ne se rapporte «à l'alternative de l'être et du non-être: ce serait trop simple».
    Je sors, pâle et prodigieuse,
Toute humide de pleurs que je n'ai point versés,
D'une absence aux contours de mortelle bercés

Par soi seule... Et brisant une tombe sereine,
Je m'accoude inquiète et pourtant souveraine,
Tant de mes visions parmi la nuit et l'œil
Les moindres mouvements consultent mon orgueil.
C'est cette Parque maintenant, cette sœur nouvelle, qui vit, délaisse l'Autre et son marbre compact; l'Ève de Milton qui s'avance, après la faute, dans un monde nouveau, sur un différent registre de vie.

Cette Autre, la Parque immémoriale, la réalité d'avant l'individu, et qui ne faisait qu'un avec le monde, elle évoque le plein lumineux, sur lequel les regards de l'œil éternel ne découvrent que des abstractions, — la vision idéale que limite, fragmente, abolit la vision réelle. Mais cela ne peut se dire en prose sans tomber dans le concept; les vers seuls sont efficaces.
    Quel éclat, sur mes cils aveuglément dorés,
    O paupières qu'opprime une nuit de trésor,
    Je priais à tâtons dans vos ténèbres d'or!
    Poreuse à l'éternel qui me semblait m'enclore,
    Je m'offrais dans le fruit de velours qu'il dévore;
    Rien ne me murmurait qu'un désir de mourir
    Dans cette blonde pulpe au soleil pût mûrir.
    Mon amère saveur ne m'était point venue,
    Je ne sacrifiais que mon épaule nue
    A la lumière; et sur cette gorge de miel,
    Dont la tendre lumière accomplissait le ciel,
    Se venait assoupir la figure du monde,
    Puis, dans le dieu brillant, captive vagabonde,
    Je m'ébranlais brûlante et foulais le sol plein,
    Liant et déliant mes ombres sous le lin.

(Le charmant vers, qui double la mobilité des ombres par la mobilité du lin, et les unit ou les divise d'un même mouvement!) Seule son ombre, cette «absence peinte», dessine déjà sur le sol une image ennemie, celle du serpent qui fait passer l'être à la vie mutilée et agile, active et désespérée, — le thème que reprendra l'Ébauche de Charmes.

Absence, néant, qui contribuent à ce déficit qu'est la conscience, à cette conscience d'un manque qu'est la vie. Un monde obscur s'est maintenant creusé dans un intérieur, au lieu de cet objet lumineux qui ne formait qu'une sphère parfaite.
    Mon œil noir est le seuil d'infernales demeures!...
    Je renouvelle en moi mes énigmes, mes dieux,
    Mes pas interrompus de paroles aux cieux.

La vie maintenant ne coïncide plus avec un univers, elle est ce qui s'ajoute incessamment à l'univers. La Parque d'autrefois c'était un univers qui était. Mais maintenant l'univers ne peut se suffire. «Son effroi d'être ce qu'il est l'a donc fait se créer et se peindre mille masques», et la Jeune Parque figure non expressément l'un de ces masques, mais métaphysiquement leur genèse et leur principe à tous. Masque idéal, qu'elle serre cependant sur son visage comme le moyen mystérieux de plus d'être et de vie, le triste et fier honneur de l'espace et du temps.
    Souvenir, ô bûcher, dont le vent d'or m'affronte,
    Souffle au masque la pourpre imprégnant le refus
    D'être moi-même en flamme un autre que je fus.
    Viens, mon sang, viens rougir la frêle circonstance
    Qu'ennoblissait l'azur de la sainte distance
    Et l'insensible iris du temps que j'adorai!

Monde livré au travail de la mort. Cette vie de fleur pure, élémentaire et vierge, «cette rose sans prix», il faut que la mort la respire pour une fin ténébreuse. Qu'elle vienne donc, la mort, qu'elle glisse son illusion dans le splendide printemps qui la nie! Ce printemps, ce beau corps de la vierge, cette pure argile sont-ils formés pour triompher de la mort au moment où ils lui cèdent?
    Pour que la vie embrasse un autel de délices,
    Où, mêlant l'âme étrange aux éternels retours,
    La semence, le lait, le sang coulent toujours?
Non.
    Peuple altéré de moi suppliant que tu vives,
    Non, vous ne tiendrez pas de moi la vie...

Elle repousse cette figure du monde traîné vers la répétition, la multitude, la fécondité, — l'autrui, — ce que Platon nommait l'Autre, — et cette «manie humaine de faire écho» qui monnaye en le billon humain une invisible pièce d'or! Seul monde pour elle, le monde intérieur; mais ce monde intérieur où nous cherchons plus de vérité est un monde sans joie. Il est symbolisé par cette vivante et musicale larme que Valéry a vraiment «faite» en la substance diaphane et adamantine d'une vingtaine de vers inexprimablement beaux.
    Tendre libation de l'arrière-pensée!
    D'une grotte de crainte au fond de moi creusée
    Le sel mystérieux suinte muette l'eau.
    D'où nais-tu? Quel travail toujours triste et nouveau
    Te tire avec retard, larme, de l'ombre amère?
    Tu gravis mes degrés de mortelle et de mère,
    Et déchirant la route, opiniâtre faix,
    Dans le temps que je vis, les lenteurs que tu fais
    M'étouffent...

Vers d'une lenteur, d'une gravité, d'un poids qui mettent vraiment la goutte d'eau vivante en mouvement. Valéry ne personnifie pas, comme Vigny, la divine larme humaine en une Eloa, il la réalise dans le corps même et la matière qui lui ont donné naissance.
    Hélas! de mes pieds nus qui trouvera la trace
    Cessera-t-il longtemps de ne songer qu'à soi?
Et toute la Jeune Parque n'est en effet qu'un songe de soi, — mais songer à soi, se songer, c'est poser le pied sur une terre trouble et inconsistante.

Pourtant, dans cette descente intérieure, peut-être le visage de l'ancienne Parque, du Moi perdu, antérieur à l'individu, va-t-il reparaître. Il semble qu'un soleil se lève, qu'une terre se dessine, et que de vastes épaisseurs d'êtres, de souvenirs, de durée, se découvrent.
    L'ombre qui m'abandonne, impérissable hostie,
    Me découvre vermeille à de nouveaux désirs,
    Sur le terrible, autel de tous mes souvenirs.

Tout reparaît à la fois neuf et ancien, soustrait au temps, avec un visage d'éternité. Ce qu'elle retrouve, ce que nous retrouvons, dans l'élan de notre être profond, c'est l'élan même du monde, c'est la création, qui ne se fait pas autrement que nous-mêmes ne créons, ne nous créons. Voici tout le monde de la chair et des formes qui «procède» à la façon alexandrine, figuré par ces Cyclades en fleur dans une aurore.
    Salut! Divinités par la rose et le sel,
    Et les premiers jouets de la jeune lumière,
    Iles!... Ruches bientôt quand la flamme première
    Fera que votre roche, îles que je prédis,
    Ressente en rougissant de puissants paradis,
    Cimes qu'un feu féconde à peine intimidées,
    Bois qui bourdonnerez de bêtes et d'idées,
    D'hymnes d'hommes comblés des dons du juste éther.

Le bloc d'aube et de vie intérieure équilibre ici le bloc ancien de lumière nue et d'être sans durée.
    Je soutenais l'éclat de la mort toute pure,
    Telle j'avais jadis le soleil soutenu.
La belle mort à laquelle nous accoutume la vie intérieure, la mort, grottes développées derrière cette larme des yeux, qui la signifie, rendra-t-elle donc à la Jeune Parque, purifiée par la conscience, cet état d'identité heureuse et de divinité, ce paradis perdu que le serpent subtil lui a fait quitter?
    Dans quelle blanche paix cette pourpre la laisse,
    A l'extrême de l'être, et belle de faiblesse...
    Et moi, d'un tel destin, le cœur toujours plus prés,
    Mon cortège, en esprit, se berçait de cyprès,
    Vers un aromatique avenir de fumée
    Je me sentais conduite, offerte et consumée,
    Toute, toute promise aux nuages heureux!

Pointe de fumée, pointe aussi de cyprès qui s'effile, — tout comme dans les Mille et une Nuits, ce qui «gagne le géant de la ténuité» — (j’aurais souhaité presque une faute d'impression et pouvoir lire néant, pour songer, sur la même allitération à la pointe mallarméenne),
    Une sonore, vaine et monotone ligne!

Mais c'est là un absolu comme l'autre. Impossible à l'être limité d'atteindre sans contradiction — d'idée ou de sentiment — l'un ou l'autre de ces absolus. L'ancienne Parque n'avait pas d'yeux pour le soleil et ne le «soutenait» que de son être entier. Celle de maintenant n'en a pas pour la mort. Ni l'un ni l'autre ne se peuvent regarder fixement. La puissance de la vie est là. C'est à elle et non à nous qu'appartiennent nos yeux.
    Mais qui l'emporterait sur la puissance même,
    Avide par tes yeux de contempler le jour
    Qui s'est choisi ton front pour lumineuse tour?
Cet élan vital auquel nous ne pouvons échapper, qui ne nous appartient pas et dont nous ne sommes que l'instrument, cet être qui affleure par nous et qui dispose et de notre vie et de notre mort, le repliement sur nous-même nous en fera-t-il sentir au moins le secret? Se replier comme le reptile, suivre un fil, arriver à une racine intérieure, épouser par la pensée les plis de ce cerveau qui nous est prêté, qui n'est ni nous ni à nous, cela se peut-il?

Voici la Jeune Parque dans une profondeur qui ne connaît pas la mort: non plus cette profondeur de vide, de pensée, d'encens, de ténuité, qui était celle de l'âme et de la vie intérieure, mais une profondeur de substance, de plein, d'être.
    Hier la chair profonde, hier la chair maîtresse
    M'a trahie...

Deux puissances qui semblent pour Valéry les deux clefs de l'être, de notre être qui n'est pas nous: le sommeil, la chair. Le sommeil qui eût pu être le rêve, un beau rêve d'amour. Mais non... Une chute, une descente dans une existence vraiment autre.
    Au milieu de mes bras je me suis faite une autre.
Le sommeil n'est pas ici un symbole. Il est lui-même, il fait sa partie dans cette nécessité étrange où nous sommes de vivre non pas une vie, mais deux vies, deux vies alternées, et celle du sommeil peut être la plus vraie. M. Bergson, dans les pages de l'Énergie Spirituelle sur le Rêve, dit qu'il croit que le sommeil profond est contact avec la vie et l'être. Il le croit sans pouvoir en faire état comme philosophe, puisqu'il n'y a pas là d'expérience proprement dite. Mais Valéry, qui le croit sans doute aussi, peut en faire état comme poète. Il est même curieux qu'il retrouve en poète, en lui conférant le baptême poétique d'une belle allitération, le mot par lequel M. Bergson définit le sommeil quand il l'appelle un «désintéressement» (je songe aussi aux dernières pages du Journal d'Amiel).
    Ce fut l'heure, peut-être, où la devineresse
    Intérieure s'use et se désintéresse:
    Elle n'est plus la même... Une profonde enfant
    Des degrés inconnus vainement se défend,
    Et redemande au loin ses mains abandonnées.
    Il faut céder aux vœux des mortes couronnées
    Et prendre pour visage un souffle...
Descente, descente profonde, sous le visage immatériel de ce souffle égal, comme une pierre dans l'eau sous les cercles de frissons élargis. Descente dans une eau, mais dans de l'être, — est-ce l'être? Tout ce qui se passe au-delà de notre gosier, dit l'Eryximaque de l'Âme et la Danse, nous devient mystérieux. Le sommeil lève-t-il ce mystère?
    La porte basse, c'est une bague... où la gaze
    Passe... Tout meurt, tout vit dans la gorge qui jase...
    L'oiseau boit sur ta bouche et tu ne peux le voir...
    Viens plus bas, parle bas... Le noir n'est pas si noir!

Le noir n'est pas si noir... Peut-être, par delà la vie, par delà la veille, et filtrée par elle comme l'eau par le sable, la lumière massive et totale reparaît-elle. Les trois dernières pages de la Jeune Parque ramènent les thèmes de la Soirée avec M. Teste. Le lit,
    Presque tombeau vivant dans les appartements,
    Qui respire et sur qui l'éternité s'écoute,
pour elle comme pour Teste, il figure le lieu du contact avec l'être, le vaisseau qui va de la mer des Ténèbres à la mer de lumière. La Parque se sent là «femme absolue» devant une aurore, un soleil métaphysique qui point à l'extrémité de ce tombeau. Regrets, tristesses, toute l'amertume du poème ne fait plus qu'une vieille réalité dépassée
    Et ce jeune soleil de mes étonnements
    Me paraît d'une aïeule éclairer les tourments;
    Toute sa flamme aux remords ravit leur existence,
    Et compose d'aurore une chère substance
    Qui déjà se formait substance d'un tombeau!

Le poème s'achève sur les motifs reconquis du début: la mer et la lumière, l'être universel et la totalité massive de cet élan cosmique, qui semble connaître l'homme et que l'homme reconnaît, contact du sujet et de l'objet, d'où jaillit l'éclair final.
    Je te chéris, éclat qui semblais me connaître,
    Et vers qui se soulève une vierge de sang
    Sous les espèces d'or d'un sein reconnaissant.
On pourrait voir dans la Jeune Parque le seul poème métaphysique de notre langue, avec le Satyre. J'entends un poème dont l'idée, le mouvement, les figures, coïncident avec une genèse du monde, non pas didactiquement comme dans Lucrèce et probablement dans Parménide, mais de l'intérieur et en reproduisant par des images l'élan, le rythme de la création. L'accent poétique est mis, chez Parménide et chez Lucrèce, sur l'émotion de l'homme qui découvre la vérité. Dans le Paradis Perdu ou dans la grande épopée dont Lamartine a écrit le premier et le dernier épisode, l'accent est mis sur un drame moral, sur la chute et la rédemption. Dans le Satyre et la Jeune Parque ces éléments figurent bien accessoirement, mais l'élan du poème, traversant le physique, le psychologique et le métaphysique, est en réalité un élan cosmique. La création poétique s'efforce de coïncider avec la création du monde. Dans le Satyre cet élan du poème «symbolise» avec la métaphysique du romantisme allemand, dans la Jeune Parque avec la métaphysique bergsonnienne. Et cela n'implique à peu près aucune influence directe. Hugo n'aurait pu lire dix lignes de philosophie proprement dite, et Valéry, dont la tournure d'esprit est d'ailleurs fort philosophique, n'a jamais ouvert l'Évolution Créatrice. L'accord singulier, depuis le cartésianisme, entre des philosophes de profession et des écrivains qui ne les lisent pas, se rattache à un problème délicat qui ne saurait être traité ici. Il faudrait aller chercher dans les profondeurs originelles, communes à la philosophie et à la poésie, une identité d'impulsion qui se traduit par une parenté entre les idées de l'une et les images de l'autre.

Pareillement la musique laissait Hugo assez indifférent, et elle semble passionner Valéry, beaucoup plus pour les questions d'art qu'elle permet de poser que pour elle-même. Et pourtant le Satyre et la Jeune Parque s'annexent au moins autant de musique que de métaphysique. Hugo savait bien que la présence de la flûte de Mercure et de la lyre d'Apollon étaient indispensables au mouvement de son poème. Et on aura trouvé sans doute (comme moi-même) que mon analyse de la Jeune Parque ressemblait fâcheusement à un de ces programmes qu'on distribue au concert. Je suis d'ailleurs fort étonné que la musique n'ait jamais repris son bien au Satyre comme elle l'a repris à l'Après-midi d'un Faune, et comme il serait bien naturel qu'elle le reprît un jour à la Jeune Parque.

Quand je parle de poème métaphysique, je parle en lecteur, et surtout en critique, et même en critique atteint de l'équation personnelle, du pli professionnel qui consiste à chercher les «idées» des livres. Mais je n'imagine pas que Hugo ni Valéry, quand ils ont écrit leurs deux poèmes, aient vu devant eux la moindre idée à réaliser. Plus que tout autre, chacun de ces poèmes nous laisse croire qu'il a été fait sans but, pour obéir à cette vis a tergo qui se confond avec l'inspiration. La réalité de poète in the flesh qu'il y a dans le Satyre, c'est un Hugo en un état de tension, de lucidité, de santé et de force intérieure prodigieuse, qui se trouve, un matin de printemps, devant ses piles de papier blanc, qui sait et qui sent qu'il est inspiré, qui ne sait pas ce qui sortira de son inspiration, mais qui sait qu'il en sortira quelque chose. Et il en sort en effet ceci: inspiration qui se chante elle-même, qui se prend pour matière poétique, et qui, parce qu'elle représente le génie artistique à sa plus haute température, dans sa plus formidable tension, coïncide spontanément avec cet élan créateur du monde dont le génie nous donne probablement la clef. Le Satyre ne touche à la métaphysique que parce qu'il est poésie sans matière. Le cas de Valéry ne saurait évidemment se comparer à celui de Hugo, et le terme d'inspiration aurait, en ce qui concerne l'un et l'autre, des sens assez différents. Mais il ne semble pas que dans la Jeune Parque Valéry se soit proposé une matière de poésie. Il faut prendre à la lettre les deux lignes de la dédicace à André Gide: «Depuis bien des années j'avais laissé l'art des vers; essayant de m'y astreindre encore, j'ai fait cet exercice, que je te dédie.»

Une discipline, un exercice. Ce n'est nullement un métaphysicien qui veut prendre contact avec le monde; c'est un poète qui veut reprendre contact avec son art. Et en prenant contact avec son art, il rencontre ce métaphysicien, peut-être inattendu. Peu importe le sujet. Il n'y a pas de sujet. Le minimum de sujet, comme Hugo, il le ramassera le plus près de lui, et il n'y a rien de plus près de nous que notre vie intérieure. Cette vie intérieure, pour la convertir en objet de discours, nous lui faisons subir une préparation, nous la traduisons en termes logiques, et nous traduisons ensuite ces termes logiques en termes poétiques.

Valéry se refuse à cette préparation, ne cherche pas à ménager entre la vie intérieure et son expression poétique le médiateur plastique d'un plan logique. Il entend revenir à la poésie pure, c'est-à-dire simplement à du hasard converti en chance. Vie intérieure pure et poésie pure sont mises immédiatement en contact, et ce contact ne donne, en droit, rien autre chose que des rythmes et des images. Mais la progression de cette vie intérieure, la «procession» de cette poésie pure, elles ne sont pas succession de hasard, elles durent, elles s'organisent en durant, cette organisation projette comme son ombre une logique qu'il est permis au critique et à sa technique propre de mettre en discours, de sorte qu'on puisse tant bien que mal remonter de ce discours à la vie intérieure et à la poésie pure comme on a pu descendre de celles-ci au discours.

Évidemment l'air plutôt raréfié dans lequel se passe tout cela, ce monde de réalités pures et de limites abstraites, ces jeux singuliers, seront catalogués par beaucoup sous l'étiquette de ces Néphélococcygies où l'on abstrait de la quintessence. Soit. Mettons que ce sont des rêves. Mettons que la Jeune Parque soit un rêve. Mais la poésie qui revient ou qui s'éveille de ce monde de rêves tient au moins dans ses mains quelque chose qui n'est pas rêve, à savoir de beaux vers et de belles images. Ces pierres précieuses authentiques, elle les rapporte du monde qu'elle a rêvé, du monde que vous lui dites qu'elle a rêvé. Il faut donc que la coupure entre le rêve et la réalité, celle de l'être et du non-être, soit moins simple que le sens commun ne croit. Et la Jeune Parque, comme, plus ou moins, toute poésie, nous transporte sur un point d'où cette coupure ne paraît plus qu'un jeu de lumière ménagé par un illusionniste transcendant.

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