L'agonie du papier

Alphonse Allais
Vous pensez bien, mes petits amis, que ce n'est pas uniquement à titre de prunes, ni sans le plus sérieux des motifs que je viens de me livrer à d'intarissables jérémiades sur l'imminente disparition des arbres, causée par la de plus en plus folle consommation de papier imprimé.

De derrière la tête, oh! j'avais mon idée.

Comme dirait si bien mon maître François Coppée.

Et cette idée, j'aime autant l'avouer tout de suite, car, aussi bien, vous ne serez pas longs à vous en apercevoir - cette idée c'est le lancement d'une brave petite affaire appelée à révolutionner le monde entier tout bêtement.

Surtout à la petite épargne, depuis quelque temps si éprouvée, je m'adresse, mais aussi à la grande et principalement à la moyenne.

Les capitaux ne provenant pas d'épargne sont également invités à jeter un coup d'oeil sur l'exposé ci-dessous; tout ce qu'on leur demande à ces agents, c'est d'être disponibles.

Le but de notre nouvelle société, but éminemment anticataclysmal et géophile, vous le devinez d'ici: suppression de l'emploi du papier partout où cette substance ne se trouve pas strictement indispensable, et son remplacement par des matières ou procédés plus conformes à l'état actuel des connaissances humaines.

Les enorgueillis qui, par stupide analogie, vaniteusement caractérisent notre époque comme «l'âge du papier» sont d'effroyables niais imbéciles, à torpiller dans les vingt-quatre heures.

N'en doutez pas: au regard de nos rosses de petits-neveux, le papier apparaîtra plus brut encore que le paléontologique silex plus ou moins taillé.

Ah! chers amis, soupé, soupé, de ces errements.

Continuons, fichtre, à publier des journaux, des revues et des livres.

Qu'à pleins flots circule et nous pénètre la torche de la pensée humaine!

Que le Vérité, la Justice, la Beauté nous roulent éperdus en leurs vagues d'amour, d'harmonie et de rythme!

Que... !

... Mais revenons aux choses sérieuses.

... Le but de notre nouvelle société, répétons-le, c'est la suppression catégorique du papier dans ce petit monde des quotidiens, périodiques et autres ouvrages jusqu'à présent tributaires de l'exclusive, de la barbare typographie.

Ne nous attardons pas à dissiper la stupeur des personnages si tellement ancrés dans le mystérieux passé, comme dit M. Pourquery de Boisserin, que l'idée tant soit peu nouvelle, continue-t-il à s'exprimer, les jette en des abysses de perplexité.

Un journal sans papier!

Une revue sans papier!

Un roman sans papier!

Et pourquoi pas?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La nouvelle société en question s'apprête à publier très incessamment sa première publication, un journal quotidien portant ce nom significatif: La Pellicule, on va voir pourquoi.

Les abonnés de notre journal (le mieux informé, le plus littéraire du monde entier) recevront en même temps que le premier numéro, un petit appareil ressemblant fort à une lanterne magique, mais infiniment plus simple, appareil muni de ses accessoires avec la façon, d'ailleurs élémentaire, de s'en servir.

Notre organe, La Pellicule, parviendra chaque matin à nos abonnés sous forme d'une légère carte transparente, pas plus énorme qu'une carte à jouer.

Cette carte, insérée dans la rainure ad hoc, un bouton qu'on pousse, et sur la toile en face vient se projeter la plus clairement lisible de nos gazettes françaises et même étrangères.

Le miracle s'est simplement accompli par micro-photographie des huit ou douze pages d'un immense journal sur la mignonne et sus-indiquée pellicule.

Nous étudierons prochainement les avantages financiers, la puissante moralisation et le chambardement dans les vieilles coutumes de la bourgeoisie française que ne manquera pas d'apporter notre curieuses innovation.

Pour souscrire, se hâter.

Bien que très occupé en ce moment, je recevrai volontiers les fonds de nos futurs actionnaires.

Encore une fois, pour éviter les regrets, se hâter.

Autres articles associés à ce dossier

À lire également du même auteur




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?