Croquis et dessins

Paul Mantz
V.

Au milieu des constants labeurs d'une activité qui se reposait en changeant de travail, Michel-Ange a beaucoup dessiné: il s'est servi du crayon ou de la plume depuis ses débuts jusqu'aux derniers jours. Les dessins conservés à Florence à la casa Buonarroti, et qui, pour la plupart, sont relatifs à des études d'architecture ou à des projets de fortification, occupent une salle entière de la galerie: Le musée des Offices, le British Museum, l'université d'Oxford, les collections de Vienne et de Weymar, le Louvre enfin, — que nous citons en dernier par pure courtoisie, car Michel-Ange y est admirablement représenté, — possèdent les plus éloquentes de ces feuilles légères, où l'encre, la pierre noire ou la sanguine ont éternisé la pensée du maître, soit qu'il cherche à exprimer à grands traits une forme ou une attitude, soit que, soucieux de tout dire, il poursuive, dans sa vérité parfaite, le modelé exact, délicat, absolu. A ces dessins, orgueil des musées publics, qu'on ajoute ceux que conservent les amateurs privilégiés; qu'on songe à ceux; évidemment très nombreux, qui ont péri; qu'on se souvienne, par exemple, de la série de croquis que Michel-Ange avait consacrée à l'illustration du poème de Dante et qui aurait, dit-on, disparu dans un naufrage, et l'on pourra se rendre compte, par à peu prés, des trésors qui naquirent sous cette main savante. Le dessin de Michel-Ange! c'est' une autre œuvre qui, après ses peintures, sollicite et retient l'attention. M. Charles Blanc nous permettra certainement d'ajouter quelques mots à ce qu'il a si bien dit plus haut.

Mariette, qui possédait trente-six dessins de Buonarroti, et non des moindres, croit pouvoir assurer que les croquis à la plume «sont ordinairement ceux qu'il a faits dans son premier temps». Les dessins au crayon seraient d'une époque postérieure. Nous ne saurions nous porter garants de la justesse de cette distinction, et s'il était décent de s'insurger contre Mariette, nous dirions volontiers que nous n'y croyons pas.

Les deux procédés ont dû se mêler ou alterner dans la carrière du maître selon sa fantaisie changeante et aussi d'après la nature du motif à traduire. La plume, une plume énergique et carrément taillée comme celle de Michel-Ange, eût été impuissante à exprimer les douceurs du modelé et la morbidesse des méplats: elle rendait admirablement la profilée d'une silhouette et la loi générale d'un ensemble. Le dessin de la statue de David (Musée du Louvre) est un croquis à la plume, et, soit qu'il ait été fait, comme le croyait Mariette, en vue du gigante de marbre, soit qu'on y voie la première pensée de l'autre David, celui qui fut envoyé à Florimond Robertet, il est de 1501 ou de 1502, c'est-à-dire de la jeunesse de Michel-Ange. Cet exemple confirmerait la règle posée par Mariette, mais combien d'exceptions! Il suffit d'en citer une. La Vierge tenant l'enfant Jésus, également au Louvre, est aussi un dessin à la plume; or ce dessin merveilleux correspond à l'époque où Michel-Ange travaillait aux tombeaux médicéens: c'est de cette Vierge en effet qu'est sorti le chef-d'œuvre inachevé de la chapelle San-Lorenzo, et, à ce moment, le maître est dans toute sa virilité. Il faut donc croire, quoi qu'en ait dit l'exact Mariette, que lorsqu'on est en présence d'un dessin de Michel-Ange, le procédé d'exécution ne suffit pas à le dater.

Mais Mariette a d'ailleurs si finement traité la question, qu'il faut lui emprunter ici quelques mots caractéristiques: «Je ne sache aucun maître, écrit-il, qui ait terminé davantage ses études. Quand il cherche quelque attitude, il jette avec impétuosité sur le papier ce que lui fournit son imagination. Il dessine alors à grands traits. Il devient en quelque façon créateur. Mais veut-il étudier la nature, pour la représenter ensuite dans sa sculpture ou dans sa peinture? il suit tout une autre méthode. Il caresse ce qu'il fait, il y met plus d'ouvrage. Son dessin n'est plus une esquisse; c'est un morceau terminé dans lequel aucun détail n'est omis: c'est la chair même.» . A ces lignes excellentes je me permettrai d'ajouter un mot. Cette exécution adoucie et caressée, ce modelé amoureux de la forme, on les retrouve dans les peintures de la Sixtine, dans les marbres que le maître a menés jusqu'au bout. N'est-ce pas une raison de plus pour croire que Michel-Ange, qui a tant profité des conquêtes de l'art antérieur, a étudié de très près les ouvrages de Léonard de Vinci? Ses partisans ne le reconnaissaient pas sans doute. Ils voulaient, les enthousiastes, que Michel-Ange eût tout inventé, même le modelé. Mais l'histoire est là qui proteste, et les dessins du peintre, lorsqu'on les rapproche de ses fresques, nous disent très clairement de quel côté on doit chercher ses origines. N'est-ce pas d'ailleurs une joie pour le biographe que de pouvoir célébrer Michel-Ange sans enlever un seul rayon à l'auréole du maître adorable, Léonard?

Avec la première pensée du David, avec la Vierge tenant l'enfant Jésus, nous sommes au Louvre: n'en sortons pas. Un dessin de la collection nationale nous montre un renseignement sur le caractère du grand artiste. Ce mélancolique n'ignorait pas la gaieté, ce furieux savait sourire. Un élève assez inhabile lui apporte un jour une tête de femme mollement dessinée à la sanguine. Sollicité de donner un peu d'accent à ce fade profil, Michel-Ange prend une plume; il corrige, il se laisse entraîner par un caprice doucement caricatural, et sur les linéaments flottants de cette tête insignifiante, il superpose, d'un trait mâle, l'étrange tête de satyre dont la Gazette a reproduit l'image. Mariette, à qui cette robuste fantaisie a appartenu, en parle fort curieusement. «Je trouve, écrit-il, que la manœuvre du dessin tient beaucoup de la manière de Michel-Ange dans sa jeunesse. Il arrangeait alors ses tailles avec plus de soin; son dessin imitait davantage la gravure que lorsqu'il fut parvenu à un âge plus mûr.»

Des trésors qui ne méritent pas un moindre respect sont conservés à Florence dans le corridor qui réunit le palais Pitti aux Offices. Ces dessins sont de premier ordre. Ils ont jadis été décrits par Léon Lagrange 18 et nous n'avons que quelques mots à ajouter à ses notes qu'il faudrait relire si on les avait oubliées. Un des plus beaux parmi ces dessins restés florentins, c'est la tête si magnifiquement effarée qu'on peut regarder comme une représentation de la Frayeur. Les yeux s'agrandissent, les cheveux se dressent sur le front, la bouche est ouverte et criante. Les honnêtes académiciens du XVIIe siècle, qui enseignaient à leurs élèves comment on doit s'y prendre pour figurer décemment l'effroi, auraient pu se contenter de leur montrer le crayon de Michel-Ange: il a trouvé avant eux la «tête d'expression.». Ajoutons que ce masque est comme frappé dans le métal et qu'il a, avec le cri tragique, une perfection de travail, une suavité d'exécution incomparables.

Nous avons déjà parlé de la figure de la Fortune, qui a été traduite en peinture par une main inconnue; non moins précieuse est l'allégorie où l'on croit reconnaître la Prudence, une femme tenant un miroir et devant laquelle jouent des enfants. A propos du monument de Jules II et des éléments décoratifs qui devaient trouver place dans la conception primitive, Mariette écrit: «J'ai le dessin d'une statue assise tenant un miroir, laquelle devait représenter la Prudence.». C'est ce dessin ou un dessin exactement pareil qui se retrouve aux Offices. Il est superbe et mystérieux, et l'on y admire une grâce infinie amalgamée avec une gravité profonde et presque énigmatique. Michel-Ange avait une imagination qui regardait de l'autre côté du réel et qui faisait vivre à ses yeux l'inconnu du rêve. Mais, souvent, il a dessiné d'après nature, il a voulu copier, et on peut voir alors combien il était habile à dégager le caractère typique du modèle et à l'exalter au niveau de son idéal. Dans ces études faites sur le vif, le visionnaire se mêle au naturaliste. La Tête de vieille Romaine, reproduite par la Gazette, la Tête de femme, que M. Haussoulier a gravée, sont des exemples frappants de l'art avec lequel Michel-Ange agrandit et transforme la réalité. Il s'en sert comme d'un tremplin et il monte aux étoiles. Le copiste chez lui a une tendance à devenir involontairement sublime.

Michel-Ange a souvent pris plaisir à dessiner des compositions compliquées, sujets de tableaux qu'il rêvait et qu'il n'exécutait point. Une de ses plus belles inventions dans ce genre est la Chute de Phaéton qu'il fit à la demande d'un ami, Tomaso de Cavallieri. Avant d'exécuter ce dessin, où les lignes étaient définitivement arrêtées et qu'il avait étudié avec amour dans ses moindres détails, il crayonna à la pierre noire une première pensée de la composition. Cette esquisse, comme l'appelle Mariette, avait fait partie du cabinet de Moselli à Vérone, avant de venir accroître les trésors réunis par le collectionneur français. Mais tout prouve que cette idée de Phaéton précipité de son char préoccupa beaucoup Michel-Ange, car on a revu un autre exemplaire de ce dessin dans la collection de M. Émile Galichon. Cette fois le maître s'était servi de la sanguine. L'œuvre est bien connue, grâce à la reproduction que la Gazette en a donnée.

Nous avons souvent regardé ce dessin que notre ami considérait avec raison comme une des raretés de son cabinet, et plusieurs fois il nous est venu à la pensée qu'il pouvait être, sinon de la fin de la vie de Michel-Ange, du moins du moment où sa main lassée commença à se montrer moins ferme dans le maniement du crayon. Je crois voir dans la Chute de Phaéton des formes un peu amollies, précisément parce qu'elles sont trop caressées. Les chevaux surtout auraient exigé, si l'on songe au mouvement que le maître leur a donné, une exécution plus énergique. Bien que la classification historique des dessins de Michel-Ange ne soit pas encore faite et que ce travail reste difficile, puisque les dates certaines font défaut, il semble que les dernières œuvres de son crayon sont reconnaissables à une sorte d'incertitude dans le modelé qui n'a d'autre cause que l'excès du travail trop chargé et trop fini. La pierre noire ou la sanguine repassent à outrance sur la forme indiquée et elles l'effacent. Nous en avons une preuve dans un petit dessin de la collection Albertine, à Vienne, la Baigneuse accroupie. Évidemment l'œuvre est molle. Il convient de dire que lorsqu'il l'exécuta, l'artiste avait plus de quatre-vingts ans, comme le constate l'inscription que nous reproduisons en même temps.

Mais il est triste de reconnaître que Michel-Ange a pu vieillir. On se figure le héros toujours jeune ou gardant du moins jusqu'à la fin les énergies d'une virilité intacte. Il faut donc, pour rester sur un grand souvenir, consacrer notre dernière parole à un des plus étonnants dessins de Michel-Ange, le Buste de femme, du Musée des Offices, que la Gazette des Beaux-Arts a reproduit et qu'elle a eu le tort de donner comme le portrait de Vittoria Colonna. Sans nous lancer ici dans une dissertation que le lecteur déjà accablé ne tolérerait pas, — l'histoire des portraits de la marquise de Pescaire est tout un problème, — il suffira de dire que cette admirable figure, fantasque par la coiffure, arbitraire par le costume, ne reproduit point les traits de Vittoria. C'est une de ces têtes, vaguement inspirées par un noble type, mais créées à nouveau et comme tirées du néant par la plus puissante invention qui fût jamais. Ce sévère profil n'a pas seulement le charme austère, il a la magie secrète, l'attrait troublant qui fait penser. Michel-Ange, dans les œuvres de cette force, ne se contente pas d'attirer le spectateur: il le retient, fasciné par l'étrangeté d'une énigme imprévue. C'est un privilège qu'il partage avec Léonard de Vinci. On le voit bien à ce merveilleux dessin, Michel-Ange a été, lui aussi, un créateur de sphinx et il a donné à la Joconde des sœurs mystérieuses et formidables.

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