Les malheurs de Françoyse

Richard Weilbrenner
Je m'arrêterais de mourir, s'il me venait un bon mot. (Voltaire)
I

LA HONTE

Il y a trente ans, dans un discours d’adieu qu’il adressait à ses étudiants médusés, un professeur de traduction de l’Université de Montréal leur annonçait qu’ils allaient compter parmi les rares personnes au Canada à pouvoir écrire correctement le français... en l’an 2000. Voici un extrait de ce discours, cité de mémoire.1

«Vous serez les derniers à connaître votre langue telle que la décrivent les grammaires classiques. Progressivement privé du soutien moral et financier des pouvoirs publics, l’enseignement du français cédera de plus en plus de place à celui de matières plus «modernes», plus «utiles», comme cette science nouvelle en devenir de religion, Sa Sainteté l’informatique, par laquelle tout devra passer désormais, y compris la malnommée démocratisation du savoir.
«Le français ne sera plus considéré comme une matière essentielle à la formation des étudiants. Ceux-ci pourront donc obtenir un diplôme universitaire même s’ils seront à peu près incapables d’écrire une phrase qui se tienne, même s’ils emploieront à tort et à travers des mots et expressions dont ils ignoreront le sens, et ce, d’autant plus qu’ils auront totalement désappris de lire.
«Ce phénomène ne sera pas limité au Canada - ou au Québec, si vous préférez. Il se produira aussi dans un grand nombre de pays, plus particulièrement dans les pays industrialisés. Privés d’un enseignement approprié des fondements de leur langue maternelle à l’école, les enfants seront privés d’un outil essentiel de perception et de conception du monde.
«C’est ainsi que les sociétés seront plongées dans l’enfer dit de la babélisation des rapports entre les personnes.
«Actuaires, avocats, architectes, chimistes, comptables, économistes, ingénieurs, médecins, physiciens et autres professionnels utiliseront une langue approximative, hésitante, trébuchante, et qui, alourdie de leurs jargons respectifs, les rendra inaptes à penser juste et, partant, à parler juste.
«Leur incompétence linguistique se répercutera sur leur capacité de comprendre le monde, sur leur jugement et sur leur discernement, et ils auront de la réalité une vision déformée qu’ils seront incapables d’exprimer autrement que de façon déformée.
«La langue ne sera plus le lieu d’une convention selon laquelle les locuteurs s’entendent sur un certain nombre de règles régissant les rapports entre les mots, leur genre, leur nombre et, naturellement, leur signification et leur interprétation.
«La langue sera le lieu du charabialisme et du dialectalisme - elle sera le lieu de l’impérialisme de l’ignorance.
«Soyez donc vigilants dans l’exercice de votre métier, ne tenez rien pour acquis, étudiez sans cesse, gardez votre grammaire à portée de la main, opposez aux assauts de la facilité une résistance farouche, et montrez-vous dignes de cette belle langue à la défense et à l’illustration de laquelle vous consacrerez votre existence professionnelle.
«C’est à vous, futurs écrivains publics, que l’on fera appel non seulement pour traduire des documents, mais aussi pour les rédiger ou les corriger. Vous avez donc l’avenir devant vous, le travail ne vous manquera pas, et vous serez peu nombreux à pouvoir l’abattre.»

Ces prédictions étonnantes, lancées à une époque où la Terre des hommes se promettait à elle-même un avenir radieux, où les sociétés modernes se voyaient destinées à accéder à ce qu’il était convenu d’appeler la civilisation des loisirs; ces prophéties de malheur, faites quand l’éclosion des techniques de communication allait assurer sur le monde une ouverture telle que l’humanité n’en aurait jamais connue auparavant, n’ont pas manqué d’inspirer un grand étonnement, mêlé d’une fière anticipation, chez les étudiants de ce professeur - et elles ne sont pas tombées dans l’oreille d’un sourd.
Qu’en est-il donc, trente ans plus tard? L’état de la langue française, au Canada (au Québec), est-il aussi pitoyable que le prévoyait le bon professeur? L’univers linguistique qu’il projetait dans l’avenir était-il exagérément sombre?
*
Certes, les loisirs abondent, dans nos sociétés occidentales, mais il n’est pas nécessaire de chercher longtemps pour se convaincre qu’ils sont réservés à une minorité que l’on aperçoit tantôt à bicyclette, parsemant de couleurs vives les chemins de nos campagnes, tantôt agglomérée autour d’un guide dans un musée, tantôt ébaubie devant la beauté grandiose d’une cathédrale gothique ou la splendeur d’un château de la Loire, tantôt suant sang et eau pour le plus grand bonheur de la forme physique dans ces temples du conditionnement que sont les salles d’athlétisme de haute technologie.
Mais pour légitimes et nécessaires qu’ils soient, ces loisirs et autres passe-temps ne suffisent pas à faire une civilisation. Pour qu’il y ait civilisation, il doit y avoir aussi pensée. Et pour qu’il y ait pensée, il doit y avoir réflexion. Et pour qu’il y ait réflexion, il faut des idées. Et pour qu’il y ait des idées, il faut des mots. Et où trouve-t-on les bons mots nécessaires à la formulation de bonnes idées, sinon que dans les bons livres?
Or il existe une autre minorité, encore plus minoritaire celle-là, celle des liseurs. Les statistiques, à cet égard, sont impitoyables. Les Québécois ne lisent pas; en tout cas, ils lisent peu de bons livres.
Pourquoi? Parce que la lecture d’un bon livre exige un effort. Elle exige aussi une formation poussée. On ne peut pas apprécier les qualités d’un bon livre, quand on n’a pas appris à lire. Lire, c’est autre chose que de déchiffrer des caractères d’imprimerie.
Il en va de même pour la musique: il est impossible d’apprécier les qualités d’un concerto de Mozart ou d’une symphonie de Glass, voire même de certaines oeuvres de Pink Floyd, si on n’a pas appris à écouter.
Pour en revenir à nos moutons, sachons que la majorité des Québécois considèrent que lire n’est pas une activité, mais une perte de temps. Combien de fois n’avons-nous pas entendu l’absurdité suivante – «Il passe son temps à ne rien faire: il est toujours assis à lire», en parlant d’un enfant qui montre un goût particulier (quand ce n’est pas un goût jugé singulier) pour la lecture...
Or que font-ils donc tous, ces Québécois qui ne veulent pas perdre leur temps à lire? Eh bien! ils se vautrent devant les deux cent cinquante canaux de télévision qui les avalent un jour entier (vingt-six heures) par semaine - encore une fois, les statistiques sont implacables.
Ces avalés donnent ainsi à la télévision plus d’une année de leur vie à tous les dix ans... et que croyez-vous que la télévision leur sert en retour? Un grain de beauté pour quatre-vingt-dix-neuf verrues. Il y a quelqu’un qui y perd au change. Il y a quelqu’un qui y perd son temps.
Et pendant ce temps, non seulement les téléspectateurs perdent rapidement l’usage de leur langue écrite, puisqu’ils ne lisent plus, mais ils se font contaminer ce qui leur reste de français correct par des communicateurs (journalistes, reporters, chroniqueurs, animateurs) qui font preuve d’un relâchement indigne du métier qu’ils font, en se disant, peut-être, que le public ne mérite pas mieux ou que, de toute façon, il ne verra pas la différence.
À la radio, on assiste au même délabrement généralisé de notre pauvre langue française, y compris à la soi-disant chaîne culturelle de Radio-Canada.
Nous avons dans nos tiroirs des centaines d’exemples d’erreurs, de bourdes, d’emplois fautifs, de barbarismes et autres horreurs impardonnables de la part de personnes qui font métier de dire... et qui ne savent même pas s’exprimer correctement.
Et, comble d’ironie, ceci: après avoir qualifié de «bilinguisme laborieux» les efforts déployés par certains citoyens de langue anglaise pour parler notre langue, un chroniqueur vedette de Radio-Canada poursuit en employant le mot alternative2 dans son sens anglais et en éructant la phrase suivante, laborieuse s’il en fut –: « (on ne sait pas si c’est) une décision qui en est une diplomatique ou de courtoisie»... mais qu’est-ce donc qui est le plus grave – que des Anglais parlent un français imparfait, ou qu’un Français-québécois «de souche», journaliste «chevronné» de la société d’État, soit incapable de s’exprimer autrement qu’en baragouin?
Ce jugement serait peut-être excessivement dur, si ce chroniqueur n’avait piqué du nez qu’une fois. On peut, et l’on doit, pardonner une faute occasionnelle. Malheureusement, nous pourrions citer de nombreux autres exemples du «bilinguisme laborieux» (baragouin-français) de ce chroniqueur, qui récidive presque à tous les jours, et ce, sans que personne ne songe à lui frotter la langue avec du savon, ne serait-ce que pour lui apprendre à la tenir, au lieu que de dire des âneries insultantes pour des citoyens qui ont au moins le mérite de s’efforcer de parler notre langue.
Si ce chroniqueur était le seul à se casser les dents sur une phrase de plus de dix mots, on pourrait encore en rire, mais tel n’est pas le cas, hélas! On ne peut pas en rire. En tout cas pas longtemps, et jaune s’il vous plaît.
Pour une société qui prétend avoir démocratisé le savoir et la culture, ce constat est gênant. La grille offerte par notre télévision publique invite plutôt à conclure que c’est l’ignorance, la bêtise et la médiocrité qu’on aura démocratisées, et que les «bonnes» émissions ne sont plus regardées que par un public de plus en plus restreint, écœuré par le charcutage auquel se livre impunément une publicité bruyante, vulgaire, brutale, sauvage.
Outre qu’elle emploie une langue souvent plus que suspecte, cette publicité qui ose prétendre que sans elle le petit écran serait noir, grésillant de neige électronique, semble s’adresser à des débiles légers ou à des abrutis qu’il conviendrait de mener à grand renfort de vociférations cacophoniques.
Omniprésente, elle pollue les ondes et empoisonne les meilleurs moments de la télévision, pourtant si rares. Mentionnons, en particulier, ces messages clignotants que Loto Québec crache délicatement (!) à la figure des téléspectateurs durant la diffusion d’un film comme «La leçon de piano», par exemple.
Quel besoin un public qui regarde une oeuvre d’une si profonde intériorité a-t-il de savoir que la prochaine arnaque de Loto-Québec s’élèvera à x millions de dollars?
Absolument aucun.
Il serait plus utile de savoir qui, à Radio-Canada, a pris la décision d’orner de façon aussi inopportune le petit écran des chiures de mouches du plus grand marchand d’illusions que le Québec ait jamais enfanté.
Quiconque autorise cela éprouve peu de respect pour la chose artistique et se jette à plat ventre devant la chose commerciale. Quiconque piétine ainsi le mandat même de la société d’État fait injure à son auditoire.
On objectera que la production télévisuelle coûte cher, et que la publicité est un mal nécessaire. En somme, les fonds publics ne suffisant pas, les vendeurs de freins à disques en trucnésium haut de gamme et d’ouvre-boîtes atomiques seraient justifiés de se livrer à une bastonnade effrénée des téléspectateurs.
Et tandis que se poursuivrait la dégringolade de la qualité générale de la télévision en raison proportionnelle de l’escalade de la réclame, on assisterait à la débandade de la qualité générale du français en raison proportionnelle de la montée du populisme, cette arme absolue de la conquête des cotes d’écoute.
Cercle plus vicieux serait difficile à concevoir.
Pourtant, il ne semble pas que les pouvoirs publics s’émeuvent outre mesure du fait que les compagnies de publicité ont obsessivement recours à des jeux de mots faciles afin d’attirer l’attention des consommateurs.
En vérité, tout porte à croire que les pouvoirs publics (et Radio-Canada elle-même, avec cette trouvaille à faire rougir les titreurs de films pornos: «On vous en met plein la vie») ont recours aux mêmes compagnies de publicité que les vendeurs de tous acabits qui infestent de leurs criardes annonces la vie quotidienne au temps de La fureur et de La facture.
On ne semble pas se rendre compte, dans les officines du ministère de la Culture et des Communications, notamment, que la langue biscornue et tarabiscotée que l’on entend sur les ondes et les contorsions langagières des publicitaires ont pour effet de saper encore celle, déjà chancelante, d’une génération désarmée, désorientée.
Pour qui a reçu un enseignement rigoureux de sa langue maternelle et a le bonheur d’aimer la lecture avec passion, les entourloupettes des publicitaires et les dérapages des animateurs de la radio et de la télévision sont sans effet.
Mais pour une étudiante qui déclare craindre que «les jeunes on va être décevoir de la vie», cela risque d’être dramatique, surtout si cette même jeune fille est une adepte de l’inepte Virginie, car elle serait susceptible d’apprendre que la psychologue de l’école répugne à «stigmatiser» un étudiant...
Bien sûr, Virginie est un cas d’espèce. À cet égard, tous les téléromans sont des cas d’espèce. Leurs personnages évoluent dans des univers créés de manière à reproduire une certaine réalité. Les niveaux de langue doivent forcément correspondre à cette réalité. Il y a là un effet de style parfaitement légitime et souhaitable, et qui s’apparente à l’effet de couleur sociale dont Molière lui-même sentait le besoin de se prévaloir, encore qu’avec le clin d’oeil nécessaire à un public qui comprenait le message.
Il est vrai que Molière, lui, faisait confiance à l’intelligence de son public. Si l’auteur de Virginie fait dire des absurdités à ses personnages, c’est sans doute parce qu’elle constate que, dans la vraie vie, ses personnages s’expriment effectivement de manière absurde, et qu’elle n’a pas à leur mettre dans la bouche d’autres mots que ceux qu’ils emploient eux-mêmes, pratiquant ainsi un art figuratif tendance hyperréaliste, sans commentaire, sans interprétation, sans avertissement, sans signature.
Une telle discrétion est louche. L’auteur peut ainsi écrire n’importe quoi et porter sa propre ignorance et ses erreurs au compte de personnages que le public présumera croqués sur le vif.
Pour ce qui est de l’émission La facture, on a droit, trop souvent, à cet exécrable parti pris populiste sous l’empire duquel les Tartarin des cotes d’écoute sont tombés, avec pour résultat qu’on y entend des mots et expressions contraires au bon usage, voire au bon sens, et qui sont critiqués et condamnés depuis trente ans par les linguistes et les terminologues qui se sont succédé à Radio-Canada.
C’est ainsi que les téléspectateurs mal avertis vont continuer à croire qu’ils brûlent de l’huile à chauffage dans une fournaise puisque l’animateur de La facture lui-même l’aura dit.
On pourrait faire valoir que le but de cette émission n’est pas d’éduquer le public sur le plan linguistique, mais de l’informer quant aux dangers qui le guettent dans ses rapports avec des fournisseurs de biens ou de services de toutes sortes.
On voudrait bien que les choses soient aussi simples, mais ce serait faire abstraction de l’influence qu’exerce la télévision sur les gens. Et, dès lors qu’on exerce une influence, on se charge d’une responsabilité quant aux conséquences de ce que l’on fait.
Or la télévision et la publicité sont des forces d’influence extrêmement puissantes, quoi qu’en disent ces menteurs chroniques que sont les fabricants de produits du tabac, et n’en déplaise aux gouvernements hypocrites qui engrangent des milliards de dollars par année grâce au trafic de la nicotine tout en susurrant du bout des lèvres que «la fumée du tabac comporte possiblement un risque qui pourrait être potentiellement dangereux pour la santé - éviter d’inhaler. Les voisins du fumeur sont priés de bien vouloir éviter de respirer».
Bien sûr, la mise en garde ci-dessus est un pastiche du baragouin (peut-on vraiment appeler ça une langue?) qui sévit dans les milieux de l’information. Cette caricature est-elle exagérée?
Nous ne le croyons pas. Nos dossiers crèvent de ces teignes langagières que sont les par le biais d’une subvention; une cédule époustouflante; gradués à l’École nationale de l’humour; il faut être prudent dans les choix qu’on va opter; ventiler de la frustration; acquérir les qualifications qu’ils n’auraient pas acquéri; c’est tout à fait d’autre chose dont il s’agit; la chaleur qui règne dans le cockpit d’une voiture; c’est pas le technicien qui va m’obstiner là-dessus; ralentir la vitesse; les Forces armées sont assis présentement dans le bureau; il y a des médecins présents sur place; ces gens-là, il se forme un groupe tellement de motivation et de confiance entre eux autres; on se défile de ses responsabilités, moi pour un, de d’autres, ça l’a d’l’allure, le huissier, etc., etc. Ce rang de fausses perles n’est pas le seul fait des cultures journalistiques et animateuriennes de Radio-Canada. On en compte bien trois ou quatre (de perles) qui ont été pêchées sur les ondes de Télé-Métropole ou qui nous ont été offertes par des «civils» à la langue mal pendue. Ces fragments, récoltés sur une période de quelques mois seulement, sont tous authentiques. Nous les conservons dans un tiroir, à la disposition de qui voudra bien les consulter. Les références sont complètes. On y trouvera le titre de l’émission, l’heure et la date de diffusion, ainsi que le nom du sujet parlant.3
On aura remarqué que le paragraphe ci-dessus se compose presque exclusivement de «nouvelles» erreurs et qu’il ne comporte qu’un tout petit nombre d’anglicismes lexicaux. Ces erreurs nouveau cru sont le signe d’une évolution dégénérescente de notre langue4. Elles sont la preuve que le bon professeur ne s’était pas trompé: l’ignorance des gens instruits s’étale sur la place publique.
Comment en est-on arrivé là? Ou, comme l’écrivait un éditorialiste, «comment en est-on arrivé à réussir» à dénaturer à ce point la langue française?
La question a été posée tellement souvent, qu’on en est venu à ne plus entendre la réponse, laquelle, pourtant, est une évidence: on ne sait plus parler et écrire correctement le français parce qu’on l’enseigne mal, voilà tout.
Certes, on pourra toujours faire intervenir un facteur comme le voisinage d’une autre langue, l’anglais, qui a de nos jours une faveur comparable à celle qu’ont déjà eu le latin et le français en des temps moins ingrats5.
On pourra toujours arguer, avec raison, qu’une langue s’enrichit au contact d’autres langues, et que le lexique français a une palette assez diversifiée à cet égard, ayant emprunté à plus de langues qu’il n’est nécessaire de compter pour s’en convaincre. Même le mot mazout, que nous tenons pour un mot français, nous vient d’une langue slave. Or la langue française ne serait pas la langue française si elle n’avait pas accueilli le mot mazout.
Mais il ne faut pas oublier qu’en ces temps moins ingrats le français avait assez de force et d’assurance pour puiser dans le vocabulaire universel, assimiler les mots étrangers, puis les régurgiter sous une forme parfaitement française, rigoureusement conforme aux règles de formation des mots nouveaux. Qui se souvient que les mots artichaut, parlement et magasin ont déjà été respectivement des mots italien, anglais et arabe?
Là où le bât blesse, c’est quand des mots d’une langue étrangère sont intégrés massivement sans aucune naturalisation et, dans le cas du Québec, presque sans modification de la prononciation de ces mots dans leurs langues d’origine. Il y a là un autre signe de la faiblesse du français qui devrait inciter à la prudence.
Mais il y a pire: bon nombre des fragments que nous avons utilisés ci-dessus comme exemples des horreurs que l’on entend sur les ondes sont des barbarismes et des anglicismes syntaxiques. On a fait des gorges chaudes, naguère, sur les la fille que je sors avec et le boss que je travaille pour, et ce, sans trop s’inquiéter, puisqu’aussi bien on se disait que ces anomalies n’étaient le fait que de personnes sans instruction.
Seulement voilà, de nos jours, c’est l’élite des milieux de la communication qui parle comme Beaujoual au mépris de la méfiance la plus élémentaire et la plus légitime face à la pénétration pernicieuse et sournoise des structures mêmes du français par des expressions qui appartiennent à une langue qui, dans les deux sens du terme, est en concurrence avec la nôtre.
D’aucuns vont jusqu’à hausser les épaules et ridiculiser qui proteste contre le laxisme et la vulgarité non pas des personnages absurdes de La petite vie, ni même des animateurs de jeux questionnaires encore plus absurdes, ou encore, d’émissions humoristiques dépourvues de toute espèce d’esprit digne de ce nom, mais bien d’animateurs d’émissions d’information ou d’affaires publiques et de journalistes et de chroniqueurs qui se permettent de dire n’importe quoi, n’importe comment.
On a même entendu un éditorialiste s’indigner hautement de ce qu’on lui eût reproché l’emploi d’une expression fautive sans égard au «contenu» de son texte. Ce monsieur se disait révolté que l’on fît attention plus à la forme qu’au fond. Eh bien! nous lui rétorquerions, si nous le tenions devant nous, qu’au lieu de jouer les papesses offensées, il n’avait qu’à employer l’expression juste.
Quand les choses sont dites en français correct, on ne remarque même pas la forme. Si cet éditorialiste avait été aussi prudent dans l’usage qu’il fait de sa langue que l’exige sa charge de communicateur, on aurait compris du premier coup ce qu’il voulait dire: on n’aurait pas trébuché sur les mots, comme c’est le cas quand on a affaire à une personne qui balbutie à peu près aussi bien sa langue maternelle qu’un jouvenceau son émoi devant les charmes d’une belle.
*
Les protestations du public, les admonestations, les dénonciations et les mises en garde des linguistes sont inopérantes: plus ça change, plus c’est pareil, disait l’alchimiste.
Il serait facile, devant l’ampleur de la tâche, de déposer les armes ou de regarder ailleurs. Mais la vie n’est pas faite pour être facile. Et quand il y a la peste, la lutte est d’autant plus chaude, voire enthousiaste, que l’adversaire est puissant. C’est debout, que nous tomberons, ou que nous resterons.
Alors quoi?
À la base de tout enseignement, il y a un appétit de savoir. La connaissance ne vient qu’après. Elle n’est que la nourriture fournie aux racines qui ont faim et soif d’apprendre.
Donc, à la source de tout apprentissage, il y a une question.
En voici un exemple. Un professeur de mécanique automobile demandait à ses élèves, au début de la session, ceci: «Quelle est la pièce la plus importante du moteur d’une voiture?». Et tandis que les élèves s’ingéniaient à débusquer parmi les innombrables pièces dont est constitué un moteur celle qui serait la plus importante, le professeur se frottait les mains en souriant malicieusement et en faisant non de la tête à chacune des réponses de ses élèves.
Au bout de quelques minutes, il leva la main, demandant le silence. Puis vint sa réponse: «La pièce la plus importante du moteur d’une voiture... c’est celle qui manque!»
Dans le cas qui nous occupe, ce ne sont pas les rappels à l’ordre, ni les C’est-à-dire, les Maux de notre langue, les Au fil des mots et autres interventions d’observateurs animés des meilleures intentions du monde qui ont manqué, mais un enseignement approprié du français dans les écoles.
Nous n’en voulons pour preuve que ceci: la génération qui a précédé la nôtre était dans l’ensemble peu «instruite». Pourtant, des personnes ayant pour seul bagage une «septième année», comme on disait, sont encore capables d’écrire un français tout à fait convenable, voire sans faute.
Pourquoi des communicateurs brandissant un diplôme universitaire ne sont-ils pas en mesure d’en faire autant?
Parce qu’ils auront mal appris le français. Parce qu’il leur aura été mal enseigné. Parce qu’on aura oublié de leur dire que l’élément primordial d’une bonne communication est son efficacité, et que, sans l’outil privilégié de cette communication, c’est-à-dire une langue maîtrisée, ils sont handicapés, incapables d’une perception juste du monde, incapables, donc, d’en faire une juste description.
À cet égard, point ne sera besoin de commissions d’enquête pour trouver une solution qui s’impose d’elle-même. Il faut jeter à la poubelle les méthodes «modernes» d’enseignement du français, inculquer aux enfants la conviction que l’apprentissage de leur langue maternelle est un élément indispensable de leur formation et que, sans les assises fondamentales que procurent des connaissances solides de la langue, peu ou prou de ce qu’ils apprendront, dans quelque discipline que ce soit, pourra constituer une véritable compétence.
L’avocat qui écrit: «Essentiellement, je pense que le problème de ce qui semble être une divergence d’opinion est tout au plus une question d’attitude, le mémo et la lettre de N... étant peut-être plus pessimistes alors que mes premiers commentaires étaient beaucoup plus optimistes, les deux voulant toutefois dire que la poursuite de cette affaire comportait certes de nombreux risques que vous ne deviez payer éventuellement des frais judiciaires et que vous ne perdiez mais que, par contre, il en valait la peine d’aller à la Cour puisque vous aviez une cause sympathique»... l’avocat qui écrit ça ne peut pas se déclarer compétent, ni sur le plan linguistique, ni sur le plan du droit.
L’archevêque qui déclare, en entrevue à la télévision: «Y’a bin du monde qui se tiennent deboutte dans c’t’affaire-là» dresse entre lui et le public un obstacle qui nuit au message qu’il souhaite transmettre. Ce populisme d’un goût douteux est une insulte pour les petites gens à la hauteur desquelles le prince de l’Église affecte de se placer. On est archevêque, ou on est prêtre de rue. Le langage d’un archevêque compte au nombre des symboles et des attributs de sa charge. Nous sommes prêt à parier que la bague que l’archevêque porte au doigt n’est pas en plastique. Pourquoi, alors, Son Éminence parle-t-elle comme si sa bague sortait d’une boîte de Cracker Jack?
Le politicien auquel on confie la présidence du Conseil privé de la Reine pour le Canada et le ministère des Affaires intergouvernementales, et dont on trouve la signature au bas de lettres où il est écrit: «Or, le gouvernement fédéral continuera de travailler en collaboration avec les gouvernements des provinces et des territoires afin de faire aboutir les progrès réalisés par les neufs premiers ministres et les chefs de gouvernement des territoires réunis à Calgary dans le but d’atteindre la pleine reconnaissance le la diversité de la fédération (...); «(...) Je regrette que l’original de cette lettre ne m’est jamais parvenue (...); (...) pour s’engager à explorer comment renforcer la solidarité au coeur de notre union pan-canadienne (...); (...) je me suis réjouis (...) – le politicien qui signe de tels textes est un incompétent, tant sur le plan linguistique que sur le plan politique.
Si ce même politicien affirmait que l’administration de la richesse collective ne se fait pas pour le compte des banques ou des financiers mais au nom des intérêts supérieurs du peuple, il y aurait tout lieu de s’interroger sur le sens qu’il donne aux mots «richesse collective» et «peuple».
L’administration de la richesse collective au nom des intérêts supérieurs du peuple?
On aimerait bien, mais ce serait fermer les yeux sur le fait que les spéculateurs, ces grands-prêtres qui officient sur les parquets des bourses, et dont le pouvoir est tel qu’ils sont à même de faire (ou de défaire) les économies nationales, donc la richesse collective, sont les mêmes personnes qui prêchent que la mondialisation des marchés est un phénomène aussi souhaitable, bénéfique et naturel que le lait de coco ou le miel sauvage.
La mondialisation des marchés au service des intérêts supérieurs du peuple?
On voudrait bien, mais ce serait oublier que ces bienfaiteurs de l’humanité que sont les investisseurs sont en même temps les bailleurs de fonds des partis politiques qui se succèdent au pouvoir dans les pays démocratiques.
Il faudrait savoir ce que Monsieur le Ministre entend par richesse collective et par intérêts supérieurs du peuple. Peut-être Monsieur le Ministre n’y entend-il rien... peut-être n’a-t-il pas la même définition que le commun des mortels de ce que le commun des mortels appelle le peuple?
Nous affirmons que Maître L’Avocat, Son Éminence l’Archevêque et l’Honorable Monsieur le Ministre risquent de ne pas savoir de quoi ils parlent, puisqu’aussi bien ils semblent ignorer le bon usage de la langue qui est la leur, eux dont les propos sont farcis de solécismes et d’anacoluthes, eux dont le discours ne jette pas l’ombre d’une notion de la stylistique ou des niveaux de langue.
Comment voulez-vous penser clairement quand l’outil de votre pensée est une aberration saugrenue?
Le poète, lui, devait savoir ce qu’il disait, quand il écrivait:

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement
Et les mots pour le dire arrivent aisément.

Comme nous sommes loin de ce sabir embrouillé qui exige un décodage minutieux sans lequel il est impossible de saisir l’intelligence du discours...
Nous sommes dans l’antichambre de la tour de Babel. Retenez votre souffle: l’air qu’on y respire est vicié.
L’état déplorable dans lequel nous avons trouvé la langue française dans certains milieux professionnels justifierait à lui seul une intervention de l’autorité responsable de l’enseignement du français dans les écoles. À cet égard, un simple virage ne suffira pas: il faudra un solide coup de barre pour éviter que le navire de la langue ne se brise sur les récifs de la complaisance et ne fasse naufrage sur les écueils de l’incompétence.
Que cela plaise ou non aux aménagistes et aux laissez-fairistes, le baragouin n’est pas une langue. Il n’est surtout pas une langue universelle.
Effondrement de l’architecture, confusion des prépositions qui font le lien entre les concepts, chambardement de la syntaxe, ruine de l’orthographe, accord des participes en déroute, envahissement de la langue journalistique par à peu près n’importe quoi, les anglicismes, bien sûr («ce n’est pas ma tasse de thé», par exemple), mais aussi, et surtout, par des expressions dénuées de sens («la victime a été confiée aux auspices des ambulanciers»)... le verdict est catastrophique: le baragouin pervers qui infeste les milieux de l’information et de la communication télévisuelles au Québec équivaut à une maladie mortelle.
Impossible, devant un tel saccage, de ne pas songer à ces anciens beaux villages où le développement sauvage a fini par défigurer la rue principale pour en faire une artère lépreuse où se propagent dans l’anarchie la plus totale de vilaines devantures commerciales.
*

On pourra nous reprocher d’avoir balayé large et englobé dans notre regard aussi bien les «bons» que les «mauvais» communicateurs, et il y aura sans doute du mérite à ce reproche; mais nous avions dès le départ choisi de ne nommer personne et de brosser un tableau général de la situation.
Quant à la sévérité de notre jugement, nous déclarons que nous nous sommes refusé toute critique qui n’aurait pas été grandement méritée. Nos conclusions sont le fruit d’observations objectives, impartiales, neutres, ainsi que de réflexions qui s’étendent sur une trentaine d’années.
Qu’il suffise de dire, à notre décharge, que l’un des communicateurs les plus en vue du Québec (qui serait le premier à défendre le principe de la nécessité de disposer d’un bon outil de communication pour communiquer efficacement) - que même ce communicateur, à l’occasion du lancement d’un livre le concernant, aura dit, à propos de sa participation à ce livre: «C’est un exercice en modestie». On voit tout de suite ce qu’une telle déclaration dégage, comme odeur de soufre.
«Ils n’en mouraient pas tous, disait le fabuliste, mais tous en étaient atteints.»
Nous sommes conscient, par ailleurs, que ce tableau ne saurait être complet sans une nécessaire lueur d’espoir.
C’est ainsi que nous aurions scrupule à ne pas saluer bien haut le travail qui s’accomplit dans la presse écrite. En effet, les journaux québécois sont, dans l’ensemble, d’une toute autre venue que leurs contreparties télévisuelles.
La très grande majorité des articles du Devoir et du Voir, par exemple, sont un véritable plaisir à lire. Leurs auteurs font preuve d’une rigueur intellectuelle et d’une culture générale indispensables pour qui fait profession d’informer, d’analyser, de commenter, de critiquer.
Nous aimerions croire que cela s’explique par le fait que la presse écrite dispose de délais plus raisonnables que les médias électroniques pour se préparer à livrer à ses lecteurs une information précise, sous une forme correcte. Le cas échéant, les artisans de la presse électronique auraient intérêt à méditer sur les vertus de la lenteur. «Patience et longueur de temps, disait encore le fabuliste, font plus que force ni que rage.»
L’apprentissage de la langue française est difficile, nous en convenons. Mais cela est vrai aussi de l’allemand, de l’espagnol ou de l’anglais. Et nous n’avons rien dit des langues asiatiques ou africaines. Or difficile ne veut pas dire impossible. Et si l’on y met le temps qu’il faut, si l’on y consacre les efforts nécessaires, on finira par découvrir que l’acquisition d’une maîtrise raisonnable d’une langue, quelle qu’elle soit, facilite l’appréhension du monde tel qu’il existe, facilite l’expression de toute la gamme des émotions, facilite la formulation des idées, bref, la communication entre les personnes.
Et n’est-ce pas, justement, de cela qu’il s’agit?
On objectera, bien sûr, réalisme économique oblige, que les budgets du ministère de l’Éducation ne permettent pas de procéder à une refonte en profondeur de l’enseignement du français à l’école, qu’on ne dispose ni des moyens matériels (la sacro-sainte informatique, sans doute), ni des ressources intellectuelles pour cela (des enseignants en nombre suffisant et, surtout, compétents).
Nous voulons admettre que la lecture des lettres de certains professeurs de français aux parents de leurs élèves ainsi que des documents pédagogiques rédigés à l’intention des étudiants par certains fonctionnaires de l’enseignement donne froid dans le dos.
Mais, quand on est à ce point dans la débâcle, faut-il attendre que les choses se tassent d’elles-mêmes – ou résister de toutes ses forces?
Pour notre part, nous protesterons jusqu’à notre dernier souffle. Nous emmerderons jusque dans la tombe les petits emmerdeurs qui occupent l’antenne de Radio-Canada et qui se trouvent bien drôles d’appeler ayatollah de la langue qui s’insurge contre leur négligence irresponsable. Si ces linguicides portaient à leur outil de travail le même intérêt qu’ils vouent à la couleur des cheveux des pilotes de voitures de course, ils auraient une chance de dire moins de bêtises.
Ils prendraient moins leurs vessies pour des lanternes et sauraient éviter d’appeler un chat autrement que par son nom de chat, une tarte autrement que par son nom de tarte, et ils se remettraient à l’étude de l’arme la plus importante de leur arsenal de communication, celle qui leur fait défaut, la seule qui donne prise sur le réel et permette d’expliquer clairement le réel à d’autres personnes - une langue maîtrisée, une langue châtiée.
Et ce n’est pas faire preuve de rigorisme que d’exiger la rigueur. La rigueur est une qualité; elle n’est pas un défaut.
L’enseignement du français est déficient? Les professeurs ne sont plus à la hauteur de la situation? Ils sont débordés, dépassés par les événements? Ils manquent de formation?
Ce n’est pas une raison - et ce n’est surtout pas le moment - de les remplacer par une machine qui assurera «un enseignement personnalisé, même individualisé», une machine qui donnera aux enfants un accès à Internet, grâce auquel ceux-ci bénéficieront d’une ouverture sur le monde telle que l’humanité n’en aurait jamais connu auparavant... tiens donc - n’avons-nous pas entendu ça quelque part?
Quiconque a un tant soit peu navigué sur la Toile a pu constater que ce n’est pas là que le français est le moins malmené. Mettre dans les mains des enfants une clé qui leur ouvrira les portes de cette jungle sans leur fournir aussi un outil efficace de perception, d’observation, de conceptualisation et d’expression du monde, cela équivaut à les jeter dans la fosse aux lions.
Un enseignement du français prodigué par un maître en chair et en os, voilà ce que nous appelons une approche qui a fait ses preuves, et ce, bien avant que la notion même d’enseignement informatisé, internautisé, ne se fraie un chemin dans les méandres du cerveau de technocrates qui, ayant désappris de lire, auront désappris de penser.

II

LE FRANÇAIS, LANGUE ÉTRANGÈRE

Qui veut noyer son chien
l’accuse de la rage.

On reproche parfois à qui s’inquiète de la détérioration de notre langue d’avoir une vue «passéiste» des choses, de nourrir une conception «nostalgique» d’une grammaire qui ne serait plus guère consultée ni défendue que par de «vieux bonzes» ayant perdu tout sens de la réalité.
Ces ayatollahs de la langue, comme, par dérision, on se plaît à les appeler à Radio-Canada, voudraient enfermer la langue française sous une cloche afin de la protéger de toute contamination ou perversion - et ils se chargeraient de la veiller jusqu’à ce qu’elle s’éteigne pour de bon, ainsi que son ancêtre le latin, dans toute la splendeur de sa virginité préservée. Ces «empoussiérés rétrogrades» ignoreraient qu’une langue est un organisme vivant et qu’elle doit composer avec le péril et le destin inhérents à son état de vivance.
De tels reproches, assurément, sont imprudents et non fondés: nul n’est plus sensible au caractère éphémère des œuvres de l’homme que l’observateur des phénomènes linguistiques. Le lecteur nous pardonnera un rapprochement qui tiendrait de la métaphore illicite si ce rapprochement ne s’inscrivait dans la trajectoire d’une pensée qui s’absorbe résolument dans le réel.
Jusqu’à découverte du contraire, notre Terre est la seule planète de son voisinage galactique où la vie existe sous les formes que nous connaissons; en vérité, elle est le seul milieu où sont réunies, en une équation aux facteurs extrêmement précis, les conditions nécessaires à l’apparition et au développement de ces formes de vie.
L’écologie de ce milieu nous apprend encore que les rapports entre les êtres qui le composent se nouent et se dénouent en un équilibre délicat, fragile, précaire; et si notre planète évolue dans l’espace et dans le temps au rythme de ses propres saisons, elle est également tributaire des cycles et des humeurs d’un astre thermonucléaire à la fois prodigieusement puissant et terriblement petit, lui-même destiné au refroidissement au bout d’une existence de quelques milliards d’années.
Nous dirons donc simplement ceci: à l’instar des étoiles, les langues naissent, se développent, prospèrent, vieillissent et meurent. Tout au long de leur existence, les langues, toutes les langues, agissent et réagissent à la manière des organismes vivants: elles franchissent divers états de passage, et, au hasard des événements, se renouvellent et s’enrichissent, gagnent ou perdent en rayonnement ou en utilité, bref, elles évoluent, obéissant à cette loi cosmique qui dit que la vie est un voyage mortel.7
Tous les philologues savent cela aussi bien que quiconque, témoin cette réflexion de notre maître, Émile Littré, qui, dans la préface de l’édition de 1883 de son Dictionnaire de la langue française, écrivait: «Sans parler des altérations et des corruptions qui proviennent de la négligence des hommes et de la méconnaissance des vraies formes ou des vraies significations, il est impossible (...) qu’une langue parvenue à un point quelconque y demeure et s’y fixe. En effet l’état social change; des institutions s’en vont, d’autres viennent; les sciences font des découvertes; les peuples, se mêlant, mêlent leurs idiomes: de là l’inévitable création d’une foule de termes.» 8
Et voilà comment sont confondus en quelques lignes et avec une longueur d’avance d’un siècle les moqueurs qui prétendent occuper l’avant-scène du paysage linguistique et se piquent d’utiliser une pseudo-néolangue kébékouaise qui ne serait rien de moins que le bas-latin du nouveau millénaire - le ferment d’une grande langue universelle.
Cette fameuse langue serait si dynamique, originale, imaginative, colorée, audacieuse et créative, contrairement à sa vieille cousine françouaise valétudinaire, exsangue, famélique, sclérosée, arthritique, paralytique, - paléozoïque! - que les tenants d’une thèse aménagiste en voudraient l’enseignement obligatoire dans les écoles publiques et applaudiraient au rejet systématique de tout «diktat» de l’Académie française.9
Cette thèse aurait pour fondement la souveraineté de l’usage tel qu’il existe au niveau le plus populaire de la langue. De là à réclamer la simplification (pour ne pas dire la démocratisation) de l’orthographe et à dénoncer la rigueur «traumatisante» (pour ne pas dire aristocratique) de la grammaire française, il n’y avait qu’un pas que les aménagistes n’ont pas hésité à franchir: «Foin des règles et de la syntaxe! Qu’on ouvre les écluses de la liberté d’expression! Délivrés des contraintes absurdes d’une langue d’un autre monde et d’un autre temps, débarrassés de l’éprouvante obligation d’apprendre à conjuguer les verbes, d’accorder les participes et de respecter les marques du pluriel et le genre des noms, les enfants pourront désormais lâcher la bride à leur créativité...»
Il est bien connu maintenant qu’un grand malheur s’est abattu sur cette jeunesse débrancardée. Tous ces jeunes gens qu’on a privés d’un enseignement approprié de leur langue maternelle se retrouvent désarçonnés, quasi incapables de composer une phrase qui se tienne ou de prononcer trois mots sans intercaler un «comme», un «tséveudire» ou un «binlala», ces ornements sans lesquels il leur serait interdit d’ouvrir la bouche pour autre chose que d’avaler des mouches.
Le lecteur en jugera par cette réponse d’un adolescent à qui on avait demandé ses impressions du spectacle qu’il venait tout juste de voir: «Ouin, tsé, j’veux dire, me semble en tout cas, bin ch’sais pas, me semble, chus sûr que... comme, mais en tout cas... ch’sais pas trop comment ch’pourrais dire ça, tsé...»… fin de la citation (exacte, textuelle, intégrale).
Le jeune homme s’en était allé en roulant les épaules, l’air un peu triste, un peu humilié, sans avoir réussi à formuler quoi que ce soit de signifiant en réponse à une question qui n’avait pourtant rien de complexe, on en conviendra.
Il y a, dans cette misérable phrase, l’illustration parfaite de l’échec d’un certain enseignement du français langue maternelle dans les écoles de ce pays qui n’en finit plus de naître.
Or il se trouve des personnes pour affirmer que les jeunes Québécois s’expriment bien mieux aujourd’hui qu’il y a trente, quarante ou cinquante ans. C’est l’opinion, notamment, de M. Gérald Larose, ci-devant président de la CSN, qui attribue cet «immense progrès» aux quelque cent vingt-quatre mille enseignants du Québec, lesquels auraient accompli un travail «remarquable», etc. C’est aussi ce que croit un ancien membre du Bureau de la Société des traducteurs du Québec10, pour qui l’assurance avec laquelle les athlètes professionnels répondent aux questions des commentateurs sportifs à la télévision est une autre manifestation évidente du chemin parcouru par le français au Québec. Ah! l’assurance des millionnaires…

La langue, instrument de la pensée
On ne dira jamais assez que la faculté d’observation, de perception et d’expression du monde n’est pas indépendante de la précision de l’instrument dont on dispose, d’où l’importance primordiale de posséder une langue articulée, structurée, une langue qui soit moteur et catalyseur de processus mentaux articulés, structurés.
S’il est vrai qu’une langue évolue au rythme de la société qui l’a créée; s’il est vrai qu’elle est un instrument sophistiqué d’observation, de perception, de conception et d’expression du monde (pour soi-même et pour les autres); s’il est vrai qu’elle est un protocole de lecture et d’écriture de la réalité observable ou imaginable, eh bien! tant que l’être humain n’aura pas trouvé et perfectionné un autre moyen de connaissance, c’est par le truchement de la langue qu’il entrera en contact conscient avec les objets de sa démarche cognitive.11
Lorsque deux sujets utilisent la même langue pour communiquer l’un avec l’autre, on doit supposer qu’il existe entre eux un accord tacite sur un certain nombre de règles de base régissant les rapports entre les différents éléments du discours, ces règles étant destinées à assurer l’intelligence des propos qu’ils tiennent. On suppose aussi que tous les deux s’entendent sur le sens des mots qu’ils utilisent.
La question est donc simple: les règles sont des éléments du code d’accès à la mise en forme des idées et à leur expression. À cet égard, aucune règle n’est si difficile qu’elle soit impossible à apprendre. Il est sans importance, au demeurant, qu’une règle soit difficile ou qu’elle ne le soit pas: il faut la connaître. Cela exige un effort? La belle affaire! On s’apercevra rapidement qu’il en coûte moins d’apprendre une fois pour toutes à manier une règle difficile que de s’arracher les cheveux chaque fois qu’on a besoin de prendre la plume.12
Aussi, lorsque, sous le coup d’une idée géniale dont les bonnes intentions étaient de faciliter les choses aux tout-petits, des fonctionnaires de la pédagogie ont décidé de laisser les enfants écrire gato plutôt que gâteau en attendant qu’ils soient assez grands pour comprendre que gâteau ne s’écrit pas gato mais gâteau, et lorsque, en proie à une fièvre novatrice, ces apprentis-sorciers ont décrété la banalisation des fôtes des devoirs des enfants et banni la dictée des classes, ils ont accompli le contraire de ce qu’ils cherchaient: ils ont compliqué les choses.
En effet, le jour où les enfants-cobayes ont constaté qu’on les avait induits en erreur et qu’ils allaient devoir désapprendre cette ortograf pour en apprendre une nouvelle, plus «ardue», mais - comble de malheur - celle qui représente la seule «vraie forme» des mots, ils ont dû se demander ce que les concepteurs des programmes de français avaient bien pu vouloir dire par «faciliter les choses».
Résultat, les travaux des étudiants des «collèges d’enseignement général et professionnel» sont trop souvent de véritables bourbiers où les «idées» s’enlisent, quand ils ne sont pas de dangereux champs de mines où la logique explose en feux d’artifice aussi dérisoires que vides de sens. Et leurs professeurs doivent consacrer plus de temps qu’autrefois à la correction de ces travaux, en raison de leur difficulté à comprendre des textes à la ponctuation échevelée, au vocabulaire inexistant, à la syntaxe stroboscopique. Les textes d’un grand nombre d’élèves sont souvent si confus, en effet, qu’eux-mêmes s’avouent incapables de se rappeler ce qu’ils avaient voulu dire au moment de les écrire…
C’est ainsi que la thèse aménagiste, dont on trouve les germes dans ce fruit pourri de la bêtise qu’est le populisme, aura réussi à saper en quelques années les fondations d’un édifice longuement et patiemment échafaudé, et qui doit encore composer avec les énormes pressions extérieures que l’on sait.

La démission
Un professeur à la retraite nous a confié que, depuis le début des années cinquante, à peu près à tous les cinq ans, on a dû abaisser les critères d’admission et de passage, car si on avait maintenu les conditions au niveau où elles avaient toujours été, la population étudiante aurait diminué inexorablement - et les échecs et les décrochages auraient proliféré.
On s’est donc montré de moins en moins exigeant envers des étudiants de plus en plus incultes qui ont dû se contenter d’en savoir de moins en moins pour «réussir»; et c’est ainsi que, de cinq ans en cinq ans, on a diplômé des ignorants de plus en plus… moins qualifiés!
Il serait injuste d’attribuer cette catastrophe aux seuls effets pervers du rapport Parent. Loin de nous, d’ailleurs, de dénoncer l’intention démocratique qui animait les auteurs des réformes qui s’ensuivirent. Que ces réformes aient donné lieu à des dérapages et à des accidents de parcours ne doit pas étonner, vu le rythme auquel on les a soumises.
Ce qu’il est nécessaire de signaler, toutefois, c’est que l’effritement accéléré des connaissances linguistiques de nos jeunes n’aurait pas pu se produire sans le consentement d’une société démissionnaire qui aura abdiqué son pouvoir d’intervention, renoncé à son autorité, affiché l’insondable tolérance d’un thérapeute devant la montée de l’insolence de jeunes gens désabusés à quinze ans parce qu’on les aura laissés «faire leurs expériences» – et cédé au véritable torrent de leurs caprices provoqués, alimentés, exacerbés par une publicité barbare, manipulatrice et irresponsable, qui infiltre tout, ne respecte rien et corrompt tout ce qu’elle touche.
Par ailleurs, les statistiques sur l’enseignement du français dans nos écoles démontrent que, depuis 1950, les responsables de la conception des programmes ont remplacé l’apprentissage obligé et la maîtrise nécessaire de la langue maternelle par une pédagogie de l’alphabétisation «fonctionnelle» quasi facultative, d’une importance négligeable, qui a graduellement amené tout le milieu de l’enseignement (toute la société québécoise, en vérité) à considérer qu’une connaissance approximative du français vaudrait mieux que rien et suffirait largement à la formation des étudiants – comme si la langue était une composante accessoire du bagage de connaissances d’une personne, alors qu’elle en constitue les assises.
Sans doute éblouies par les promesses d’un XXe siècle gaspilleur qui jette à la poubelle tout ce qu’il n’aura pas inventé lui-même, des personnes prétendument raisonnables en sont venues à saboter l’apprentissage du français langue maternelle et à rancarder des méthodes d’enseignement qui n’avaient plus besoin de faire leurs preuves13.
Les résultats de cette ténébreuse initiative se font désormais entendre par la bouche de nos politiciens, de nos hommes d’affaires, de nos professionnels, de nos artistes de variété (notamment les «comiques», dont le niveau de langue est presque toujours à la hauteur d’un vide sanitaire), et sur les ondes de notre radio et de notre télévision publiques, où le charabia fourche la langue même aux meilleurs.

La descente
Au milieu des années 80, on nous a invité à faire partie d’une équipe de correcteurs de l’examen d’admission à la Société des traducteurs du Québec. Eh bien! aucun des vingt candidats que le sort nous avait confiés n’a pu faire état du minimum de connaissances et d’habiletés nécessaires à la réussite de cet examen…
Dix ans plus tard, nous avons parrainé des traducteurs en exercice, fraîchement émoulus de l’université, et qui se préparaient à un examen semblable, en Ontario cette fois. Hélas! les pauvres jeunes gens connaissaient encore plus mal leur propre langue et aussi mal la langue anglaise que leurs prédécesseurs, pataugeant dans le non-sens, le faux sens et le contresens jusqu’à donner une interprétation hallucinante, quasi surréaliste, à un texte très facile, parsemé de «pièges» d’une évidence déconcertante, impossibles à ne pas voir... comme un piano dans une salle de bain!
Il appert, en outre, que si l’on corrigeait l’examen d’admission à l’école de traduction de l’Université de Montréal avec la moitié du tiers du quart de la rigueur à laquelle nous avons été personnellement soumis il y a 30 ans, il faudrait refuser tout le monde. Bien plus, certains étudiants se présenteraient au baccalauréat sans même avoir l’ombre du minimum acceptable de connaissances du français, et bon nombre d’entre eux souffriraient de lacunes si graves qu’on a dû ajouter une année, puis deux années de rattrapage, afin de leur transmettre des notions de base à la cruauté desquelles on les avait soustraits jusque là.
Il s’en trouverait même qui croient naïvement que c’est à l’école de traduction qu’ils apprendront l’anglais!
Rappelons qu’il est question ici d’étudiants qui devaient avoir démontré, au cours de leurs études, un intérêt, un goût, un talent particuliers pour la chose écrite, puisqu’ils avaient choisi une spécialité où la compétence se mesure, pour l’essentiel, à la compréhension de la langue de départ et à la maîtrise de la langue d’arrivée. On se demande ce qu’on a bien pu leur montrer tout au long des années qu’auront duré leurs études, du primaire au collégial, pour qu’ils échouent à l’université aussi dépourvus.
On frémit à la pensée de ce que cela doit être du côté des étudiants des autres disciplines et de ce que cela augure pour l’avenir. On sait déjà que le discours de ceux qui n’ont pas décroché, qui ont fini par obtenir un diplôme et qui semblent s’en tirer le mieux, c’est-à-dire qui ont un emploi, est farci d’absurdités, d’impropriétés et d’approximations.
Des exemples? En voici: des événements qui s’accaparent les rues (un journaliste); c’est un chantier que vont bénéficier l’ensemble des Centres de ressources (un ministre); c’est un marché plein d’opportunités qu’il va falloir adresser même si on fait vingt zerreurs par jour (un homme d’affaires très important); les rechercheurs se demandaient (un chroniqueur); ces appareils électriques étaient d’ailleurs victimes de bris (un expert); si vous êtes un lecteurtrice du Devoir (un animateur vedette de la radio de Radio-Canada); on est loin de la coupe aux lèvres (un avocat); y’a des écrivains chez qui on peut dire: voilà ce dont ça part (une animatrice vedette de la radio de Radio-Canada); une nouvelle qui vient instantanément du Vatican (un chroniqueur); faire des choses auxquelles elle se sentait exclue (un médecin); les CLSC ne peuvent pas répondre aux attentes qui sont adressées à leur endroit (un animateur); les huit premières minutes sont difficiles à être rencontrées (un très, très haut fonctionnaire); que les parties se soient assis ensemble (un fonctionnaire); quand la Couronne s’objecte (une journaliste); chutrezeredetse (un athlète); si (on) nous bâillonne les mains (le maire d’une petite municipalité); un univers auquel il est familier (un animateur); il y en a toute une panacée (un quidam, qui voulait dire une panoplie); on a déterré les restants de la famille tsariste (un journaliste); on alléguait que l’accusé avait placardé les enfants (un procureur de la Couronne); ses 600 000 zouailles (un chroniqueur); je vais vous parler des points faibles et des points forts de créer un centre de l’escrime au Canada (un chroniqueur); les sept astronautes de Discovery débutent leur période de quarantaine de sept jours (bulletin de nouvelles, Radio-Canada); cette conclusion-là, vous ne l’achetez pas tout à fait, quand même (un chroniqueur); ce serait comme bien que t'installe d'autre composantes importantes de office dans le futur (comme excel et access entre autre) (un technicien en informatique); l’information qui vient de précéder (un animateur); maintenant qu’il siégera parmi les saints des saints (un chroniqueur sportif); la négociation est reportée à l’automne, en même temps que l’ensemble de la fonction publique (un journaliste); ces moines qui n’ont rien fait pour aider ces déportations et ces massacres (un journaliste, qui voulait sans doute dire «qui n’ont rien fait pour venir en aide aux victimes de ces déportations et de ces massacres); on va arrêter de parler des affaires qu’on parle depuis 30 ans (...) on va commencer à parler de d’autres choses (un autre homme d’affaires très, très important) – et que dire d’une infirmière qui voudrait faire entendre sa vision des choses?

Comme on connaît le mal, on connaît le remède
Nous avons déjà fait largement état dans un texte précédent de l’érosion de la qualité de la langue dans les milieux professionnels de l’information radiophonique et télévisuelle (surtout à Radio-Canada), dont certains artisans éprouvent toutes les peines du monde à prononcer plus de dix mots sans se mordre la langue.
Les réactions ont été peu nombreuses. Le regretté Marcel Pépin, qui fut ombudsman de la Société Radio-Canada, nous avait fait savoir qu’il ferait part de nos réflexions et observations à qui de droit. Certains de nos savants collègues ont observé un silence pontifical. D’autres ont aimablement inscrit leur dissidence, nous donnant à entendre que nous avions exagéré la gravité du problème. Quelques-uns ont endossé nos conclusions, parfois avec une chaleur qui les honore.
Pour sa part, le conseiller linguistique de Radio-Canada, M. Guy Bertrand, dont nous avions sollicité l’opinion, a reconnu la justesse de nos conclusions, mais il nous a reproché la sévérité et la dureté de notre jugement: «(…) il y a un bon nombre d'animateurs et de chroniqueurs (surtout à la radio) pour qui la qualité de la langue a encore une grande importance (...); il y a de l'espoir au bout du tunnel linguistique dans lequel nous sommes plongés depuis des années (...); notre système déficient d'enseignement du français est le grand coupable (...) c'est sur cette institution qu'il faut tirer à boulets rouges!»
Il est tout à l’honneur de M. Bertrand de défendre ses collègues de Radio-Canada. Malheureusement pour lui (et pour nous), il ne semble pas que tous soient disposés à faire preuve de la même solidarité.
À l’occasion du lancement de son livre «400 capsules linguistiques», dans lequel il répond aux questions des auditeurs et où sont expliquées, corrigées et remplacées par le mot ou l’expression juste les erreurs relevées dans les journaux ou commises par les artisans de la presse électronique, M. Bertrand s’est fait dire par l’animateur de l’émission à laquelle il avait été invité que ses «400 capsules» avaient été publiées «pour notre information et notre dis-trac-tion».
Pourtant, s’il y a une chose dont cet animateur n’a certainement pas besoin, c’est de distraction. Ce qui lui fait lourdement défaut, en revanche, c’est la rigueur, la responsabilité journalistique, une langue soignée, le respect des auditeurs encore fidèles à Radio-Canada, etc.
Qu’on en juge par ces rognures de langage dudit personnage: c’est pas pareil comme quand (...); dont je me rappelle (...); vous parlez que (...); on reparle de d’autres cadeaux (...); ça fait plus honnête, une solderie qui dure plus longtemps qu’une solde (...); ça n’a rien à voir avec la grève des infirmières dont je vais m’entretenir du cas tout à l’heure (...); on leur souhaite (pour «on le leur souhaite»); allez leur demander (pour «allez le leur demander»); etc.14
Sévère, notre jugement? Non content de traiter cavalièrement le travail de son propre conseiller linguistique, cet animateur a insinué que ce serait par pur désœuvrement que des personnes «probablement assez âgées» (…) «guetteraient» les artisans de la radio afin de les prendre en défaut. Outre que de telles affirmations sont indignes et méprisantes, elles dénotent un manque total de jugement. Quand on veut noyer son chien…
Pour ne rien cacher à M. Bertrand, sauf le respect et l’estime que nous avons pour lui, nous avions même mis des gants blancs, afin de ménager la sensibilité des personnes qui auraient pu (et dû) se sentir visées par nos observations.
La direction de Radio-Canada aurait intérêt à donner un sérieux coup de balai dans son écurie. La vieille garde cède sous la pression du tout-à-la-cote-d’écoute et témoigne d’une nonchalance irresponsable devant une relève mal assurée, mal formée, à peu près inculte.15
Le conseiller linguistique de Radio-Canada impute la dégradation de notre langue à la faillite de notre système d’enseignement du français, ce en quoi il n’a pas tort. En effet, il a été possible de constater auprès d’un échantillonnage assez représentatif d’élèves que rares sont les professeurs qui se donnent la peine de «châtier» la langue des jeunes qui leur sont confiés, encore moins d’essayer de leur faire comprendre (le comprennent-ils eux-mêmes?) que sans une maîtrise appropriée de cet instrument indispensable de perception et de conceptualisation du monde, on est voué à une vie intellectuelle pour le moins limitée. Encore pour le moins…
Le hasard nous a fait rencontrer une petite fille de troisième année dont le regard dénotait une intelligence certaine, mais qui savait à peine lire et qui, par conséquent, déclarait ne pas aimer la lecture… qui parlait des Mozart assassinés?

Le baragouin est un cul-de-sac
La langue française, malgré son âge vénérable, n’a pas une origine aussi lointaine que le sumérien, et elle est encore bien vivante, rassurons-nous. Selon les statistiques de l’Annuaire de l’UNESCO, on a publié en 1998 dans le monde plus de cent mille titres en langue française. Or, dans l’ensemble, ces livres sont écrits en français «standard», ou «international», cette langue qui sert d’idiome commun aux francophones de tous les continents.
Il suffit de passer quelques heures dans une librairie pour constater que cela s’avère non seulement pour les oeuvres littéraires et les ouvrages philosophiques, didactiques, scientifiques ou techniques, mais aussi pour tout ce qui se publie dans les domaines de la «littérature» dite générale, de la nouvelle biographie autorisée de votre voisine aux recettes du joueur de baseball le mieux payé au monde. Ça ne vole généralement pas bien haut, c’est souvent gauche et maladroit, mais c’est en français. Quant aux journaux de la marge, ils font la preuve qu’on peut gaillardement tirer la langue aux Immortels sans manquer à la syntaxe.16
Même la poésie, avec les libertés et les privilèges que lui confère son statut de reine de l’écriture, obéit aux règles de l’art.
Ajoutons que les livres dont la langue est le plus châtiée sont souvent des livres traduits. En effet, les traducteurs sont les auteurs les plus scrupuleux qui soient. La plupart de leurs ouvrages sont des écrits impeccables du point de vue formel. Ils n’ont guère le choix - la plus petite erreur les rendrait responsables de tout, de la Guerre de Troie à la pendaison d’un innocent.
Or, contrairement à l’adage et à la fumeuse réputation qui lui est faite, «la traduction est une école de probité»17. Tout traducteur digne de ce nom se fait un point d’honneur de respecter la pensée de l’auteur qu’il traduit tout en tenant rigoureusement compte du niveau de langue et du vocabulaire essentiels à la composition d’un ouvrage qui se veut clair, limpide, lisible.
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que ce soient des traducteurs qui, dans bien des cas, s’insurgent contre l’incurie et l’irresponsabilité d’un nombre croissant de communicateurs qui manient leur outil de travail comme des brutes, de façon irréfléchie, sans précaution, sans ménagement, sans la prudence élémentaire qu’exige l’exercice de ce métier - que ce soient des traducteurs qui se portent à la défense de la langue et déplorent le mésusage linguistique de cette nouvelle génération issue d’une culture pédagogique approximative, transmise par des «maîtres» qui, à ce qu’il paraît, seraient incapables de faire une dictée de sixième année sans faute (même parmi ceux qui enseignent le français).
Le laisser-aller inexcusable qui semble bien à la mode dans certains milieux intellectuels ou bourgeois contribue encore à la dérive du français d’Amérique par rapport au français universel, phénomène de marginalisation déjà bien amorcé en Acadie et en Louisiane, où des minorités assiégées par l’histoire s’acharnent à vouloir demeurer françaises, mais parlent une langue qui s’écarte au grand galop du français standard («Tiens-moi serré», chante Zachary Richard).
Certes, on n’écrit plus de nos jours comme on écrivait au temps de Villon ou de Hugo. Les sociétés ont changé, les styles de vie se sont modifiés, les rapports entre les hommes se sont renouvelés (pas nécessairement pour le mieux, mais enfin…). La langue n’a pas échappé à cette métamorphose: le vocabulaire de notre siècle s’est enrichi de centaines de mots de toutes origines et d’autant de mots neufs destinés à décrire ou à désigner des réalités nouvelles. Une certaine façon de s’exprimer a disparu, des tournures et des expressions se sont vues glisser dans l’oubli, d’autres leur ont succédé, certains mots se sont découvert de nouveaux emplois. Les contacts entre les sociétés humaines se sont multipliés et diversifiés, les transferts linguistiques se sont avérés nombreux.
Ainsi, donc, notre langue évolue indéniablement, et cela est heureux. Mais il ne faut pas confondre dynamisme et développement régressif. À cet égard, peut-on qualifier d’évolution positive la paralysie intellectuelle à laquelle nous avons condamné un si grand nombre de nos jeunes (les forces vives de la nation!) - peut-on vraiment se féliciter d’avoir fait avancer les choses si l’on considère les ravages d’un enseignement déficient du français, langue maternelle, à des enfants constamment soumis à la séduction de l’apparente facilité avec laquelle il serait possible de «dire tout ce qu’on veut» en marmonnant de façon indistincte, mandibule pendante?
L’affaire est grave. La langue française est en voie de devenir une langue seconde, au Québec, même pour les francophones. Cette évolution n’est pas saine, ni pour le français, ni pour le Québec. Elle n’est pas saine pour la francophonie.
Il est temps que le ministère de l’Éducation retrouve ses esprits et fasse en sorte que les écoles se réapproprient les bonnes vieilles méthodes d’enseignement de l’époque pas si lointaine où les Pierre Perreault et les Gilles Vigneault apprenaient à lire et à écrire.
N’en déplaise aux détracteurs des choses anciennes qui, reniant le passé, se ferment l’avenir, nous affirmons que la prolifération des ordinateurs dans les écoles ne suffira pas à favoriser l’acquisition d’une langue française efficace, utile, commode, pratique, intelligente, intelligible, exportable, traduisible.
Pour notre part, nous dirons avec Émile Littré que les archaïsmes doivent être accompagnés dans les limbes de la désuétude, mais qu’il faut refuser d’en sacrifier la mémoire; nous accueillerons les néologismes, aussi bien dans les mots et les significations que dans les tournures, mais nous nous opposerons au laxisme, à la paresse, à l’insouciance, au mépris de l’effort, au laissez-fairisme.
Nous ne sommes pas le premier à prendre la défense de notre langue contre le pourrissement dû à «la négligence des hommes et (à) la méconnaissance des vraies formes ou des vraies significations». Certains plaidoyers prononcés tout au long de notre siècle ont des accents d’actualité qui laissent songeur.
Quand nous étions à l’école primaire, dans un petit village de la vallée du Richelieu, il se faisait des campagnes sur le bon parler français. Plus tard, sans doute parce que ces campagnes n’avaient pas produit les résultats escomptés, d’autres campagnes ont suivi, marquées de mots d’ordre comme «Bien parler, c’est se respecter». C’était dans les années quarante et cinquante…
Plus tard, un enseignant scandalisé par les habitudes langagières de ses élèves (et de ses contemporains), le «Frère Untel», pour ne pas le nommer, publiait ses «Insolences», pamphlet qui fit sensation, dans lequel il dénonçait vertement l’extrême pauvreté du vocabulaire, l’articulation molle et sans énergie des sujets parlants, le recours effréné aux anglicismes, ainsi que l’absence de rigueur (sinon de simple correction) syntaxique et grammaticale qui caractérisaient le parler «joual». Nous étions en 1960...
Depuis, les interventions de personnes et d’organismes animés des meilleures intentions du monde se sont multipliées. On ne compte plus les initiatives de toutes sortes prises en défense de notre langue déchirée entre tradition et modernité, tiraillée par les contradictions d’un pays qui n’en est pas un, cette patrie coincée entre un passé qui s’estompe rapidement et un avenir qui n’arrive pas à se définir.
On ne compte plus les envolées indignées, les sursauts horrifiés des pourfendeurs de nos «mauvaises manières de langage»; on ne compte plus les ouvrages, bouquins, pamphlets, chroniques et articles qui constituent autant de charges contre le débraillé, l’incohérence, la confusion ou l’obscurité du discours de personnes qui ignorent ou méprisent les règles de leur propre langue.
Non, assurément, nous ne sommes pas le premier. Mais si nous devons être le dernier, nous serons celui-là. Même à contre-courant.
III

LES MALHEURS DE FRANÇOYSE

Impossible de ne pas le voir, inutile de se le cacher: la langue française, en Amérique du Nord, a du plomb dans l’aile. Depuis le temps qu’elle subit les assauts de la bêtise et de l’ignorance, et qu’elle est assiégée par la paresse, la facilité et le snobisme; depuis le temps qu’elle croule sous le poids des emprunts inutiles et des calques indéfendables, et qu’elle se prend dans les pièges des barbarismes, des solécismes et des anacoluthes; depuis le temps qu’elle se voit bafouée par les professionnels mêmes qui devraient se faire un point d’honneur d’en user au moins correctement (ces personnes qui font métier de communiquer, soit par la parole, soit par l’écriture); depuis le temps qu’elle n’est plus enseignée de façon appropriée dans nos écoles et qu’elle s’épuise à vouloir survivre dans un contexte sociopolitique qui, selon toute évidence, ne lui est pas favorable - la pauvre s’enlise et se créolise inexorablement, et ce, dans l’indifférence générale.
Seules quelques voix cherchent à se faire entendre dans l’espoir de secouer les puces aux irresponsables qui occupent le pouvoir (ne devrait-on pas dire qui encombrent le pouvoir?), et qui se montrent peu disposés à prendre les mesures nécessaires au redressement de la situation. Quant à la société québécoise en général, le réflexe de l’autruche domine toute autre manifestation d’un hypothétique état de conscience. Faut-il s’en étonner? Les gens aiment à rêver en couleurs (d’où l’extraordinaire popularité des jeux de hasard), accordant volontiers et sans réfléchir une valeur péjorative à l’expression «perdre ses illusions».
Il faudra bien, pourtant, que les pouvoirs publics (et leurs éminences grises) sortent de l’absurde brume électoraliste et financière où ils errent en égrenant leurs chapelets d’obsessions comptables et actuarielles, et qu’ils se penchent sérieusement, pour une fois, sur les conséquences fâcheuses de l’immobilisme et des décisions à la petite semaine qui caractérisent les administrations hyperfonctionnarisées, ultrabureaucratisées. C’est au loin qu’on porte le regard quand on est un chef. Autrement, on éteint un petit feu par-ci, par-là, et on tourne le dos à l’incendie qui fait rage et dévaste tout.
Il n’y a aucune exagération à parler de dévastation, quand, dans les pages d’un journal aussi respecté que Le Devoir, Paule des Rivières rejette la notion de «avant-dernier» et se rabat sur une aberration logique répandue comme la peste au Québec: «le deuxième moins élevé»18; quand Valérie Dufour écrit «filtre d’amour», reléguant aux oubliettes un mot d’autant plus précieux qu’il est rarement utilisé; et quand Antoine Robitaille cède à la tentation endémique des Québécois de «préciser» leur pensée en se servant ici d’un mot anglais, là d’une catachrèse, parfois dans un seul et même membre de phrase, comme ceci: «(…) se montre attentif (…) à la «story» ou à «l’histoire», pour l’utiliser dans un sens anglais». Le journal Le Devoir est d’une trop grande qualité pour que de tels écarts soient passés sous silence.
Il y a dévastation aussi quand René Homier-Roy, l’animateur d’une émission diffusée sur la première chaîne de Radio-Canada, C’est bien meilleur le matin, ne trouve pas le moyen, après trois tentatives laborieuses, de dire une seule fois en français «en marche arrière», mais doit se contenter de balbutier piteusement la première chose qui lui vient naturellement à l’esprit: «à la renverse… euh… en renverse…euh… à la position reverse». Il y a dévastation, quand, de son propre aveu, et sans la moindre honte, cet animateur (vedette) juge certains mots de la langue anglaise «exxxtrêmement» plus évocateurs, plus précis, plus clairs, plus imagés, plus significatifs, plus tout ce que l’on voudra, que nombre de leurs équivalents français, lesquels n’auraient pas assez de jus à son goût, témoignant en cela d’une grave ignorance des ressources de son outil de travail et démontrant que sa langue maternelle est en voie de devenir pour lui une langue secondaire. Il y a dévastation en effet quand ce monsieur méconnaît non seulement la valeur des mots de sa langue, mais aussi les règles des rapports qui s’établissent entre eux, et adopte spontanément une formule anglaise: «une agence (…) dont je ne nommerai pas le nom».
Il y a dévastation encore quand Marc Laurendeau, journaliste affecté à la recension des journaux à l’émission C’est bien meilleur le matin, s’entête, malgré les multiples avis donnés depuis des dizaines d’années par les services linguistiques de Radio-Canada, à employer l’expression impropre supporter les coûts, sous prétexte peut-être qu’à peu près tous les hommes d’affaires du Canada français «parlent comme ça», que nos politiciens «parlent comme ça», que nos banquiers «parlent comme ça», et que nos cousins de France, eux, n’éprouvent pas les mêmes scrupules que nous devant le recours à des anglicismes, d’autant plus que ce «néologisme» est consigné au Robert (encore qu’avec une marque d’usage qui invite à la prudence). «C’est dans le Robert», rétorque-t-on souvent, pour justifier un emploi fautif. Eh bien, le Robert renferme aussi le mot «assumer», lequel exprime parfaitement bien l’idée que M. Laurendeau a dans la tête, mais qu’il est incapable de formuler clairement parce qu’il connaît mal le bon usage de sa langue et qu’il ne se rend pas compte qu’il pense en anglais avec des mots français.

Il y a péril en la demeure
À cet égard, ni Mmes des Rivières et Dufour, ni MM. Robitaille, Homier-Roy et Laurendeau ne font exception. Le mal est si répandu, les maladresses, si nombreuses et si têtues19, que, pour une oreille distraite ou non avertie, ce sont les erreurs qui deviennent la norme, comme ces mensonges qui, à force d’être martelés, finissent par usurper la vérité: plus la langue est de travers, plus elle est correcte. Dans la rue, au café, au marché, dans les magasins, les bureaux, les salons de beauté, les cabinets d’avocats, les studios de télévision et de radio, dans le métro, dans les cours d’école, sur la patinoire… où que l’on tourne une oreille attentive, impossible de ne pas constater que la norme consiste à mal dire.
On met au pluriel des mots qui n’en ont pas («les argents qui leur sont dus» - dixit Pascale Nadeau, animatrice de l’émission Montréal ce soir, à la télévision de Radio-Canada); on emploie au féminin des mots qui n’existent qu’au masculin («une grande escabeau», «une belle hélicoptère», «une agenda bien remplie», et ceci, gracieuseté de M. Denis Coderre, secrétaire d’État au sport: «les instituts canadiennes de santé»… ce qui donne à penser que M. Coderre croit peut-être que le mot institut s’écrit institue, comme statue, d’où la confusion des genres, mais allez donc savoir); on met au masculin des mots qui n’existent qu’au féminin («depuis l’arrivée du fibre de verre» - bulletin d’informations de Radio-Canada); «du méthadone» - dixit Dominique Poirier, émission Montréal ce soir).
On n’accorde pas le verbe avec son sujet («ramasser leur équipement qui doivent servir à»), ni l’adjectif avec le nom auquel il se rapporte («la fenêtre est restée ouvert»); on élimine l’interrogative directe pour la remplacer par une formule tronquée, imitation de la tournure anglaise, bien à la mode dans les milieux branchés radio-canadiens («Comment un écrivain travaille, quand l’argent manque?»).
Le pronom indéfini «on» (qui avait naguère pour fonction d’exclure la personne qui parle) remplace le pronom personnel «nous», ce qui a pour effet de supprimer toute une catégorie grammaticale pour la remplacer par une incongruité, le sujet étant au singulier et l’attribut au pluriel («on est tous intéressés» - dixit Homier-Roy; «on se referme sur nous-mêmes» - dixit Jean-François Lépine, animateur de l’émission Zone libre; «si on ne fait rien, nous passerons notre vie à payer des dettes contractées par d’autres» - dixit François Legault, ministre de l’Éducation du Québec).
On substitue au pronom «elle» un «a» dans les couches populaires («a s’en vient») et un «ê» dans les milieux distingués («ê s’en vient» ). Il en est de même des pronoms «il» et «ils», devenus «i» (i est fou , i a rien compris, i sont fous, i ont rien compris), du pronom «elles», devenu «i» lui aussi (i sont folles, i ont rien compris), ainsi que du pronom «je», passé de sonore à sourd et chuinté: «ch’te dis que chus-t-heureux (de tça)».
L’adverbe de négation «ne» est pratiquement disparu de l’usage (non seulement dans la langue qui se parle dans la rue, où le phénomène est si généralisé que plus personne ne s’en soucie, mais dans celle «qui a cours», comme tout un chacun dit à propos de tout et de rien, à Radio-Canada… à Radio-Canada!)20. Terminons une énumération qui est loin d’être exhaustive et mentionnons la confusion dans laquelle baigne l’emploi des prépositions et des conjonctions: «ça va nous obliger de reporter les projets» (Pierre Bourque, maire de Montréal); «la capacité à soutenir le rythme» (un chroniqueur sportif, C’est bien meilleur le matin); «un dossier duquel on parle fort peu», et «voilà ce dont ça part» (Marie-France Bazzo); «c’est le mécanisme dont il souhaite qu’il continue» (Marc Laurendeau); «on tentait à expliquer», et «on lorgne sur la station Orford» (Roger Laroche, à Montréal Express, à la première chaîne de Radio-Canada), etc.
C’est à qui éructerait la plus grosse ânerie. Les enfants mâchonnent des bouts de phrase jonchés de «sno», de «skéite» et de «tchèque!», autant de mots qui s’incrustent dans leur vocabulaire avec la complicité des écoles et des parents qui assistent sans réagir à la corruption de la langue des futurs membres des conseils d’administration de nos grandes entreprises… Un usager des transports en commun «embarque», ravi, «dans une belle autobus flambant neuve», tandis que ministres et hommes d’affaires très importants voyagent «sur l’avion» ou «sur le train». Un joueur de hockey déclare bravement: «On est consciencieux que c’est un gros match», et un autre, que son équipe devra, si elle veut gagner, «mettre la rondelle creuse dans le territoire adverse», tandis que le chroniqueur sportif, pour ne pas être en reste, lâche: «Si l’entraîneur ne l’utilise pas, il (un joueur) ne peut pas se prouver lui-même». Affichant un aplomb balzacien qui ne cache pas le poids plume de son bagage culturel, le journaliste Alexandre Dumas énonce, imperturbable: «On est loin de la coupe aux lèvres», prenant ainsi le relais de cet avocat qui, n’ayant jamais lu Socrate, en profite pour déformer les paroles de l’illustre philosophe. La patronne du salon de beauté demande à son employée: «Tu y’as-tu faite ses bouc’?», ce à quoi l’autre répond: «Nan, m’as y faire ses bouc’ mèque j’y eille faite ses ongues.»
Si l’on peut pardonner à la coiffeuse de ne pas parler une langue plus soignée que celle que l’on entend dans les couches populaires de toutes les sociétés du monde, on ne peut excuser un journaliste de ne pas faire droit à l’exigence d’excellence journalistique inscrite dans le mandat même de la société qui l’emploie. Certes, les budgets racornis de Radio-Canada l’ont forcée à niveler par le bas et à aplanir ses normes de qualité. Il y a fort à parier, cependant, que le budget de Dumas lui permettrait de passer au moins une heure par semaine le nez dans une grammaire et une autre dans un bon livre.
La formation permanente, pour un journaliste, c’est cela. Il ne suffit pas qu’il se tienne au courant de l’actualité. Il faut encore qu’il fasse de la gymnastique langagière, qu’il rafraîchisse ses notions de français – à l’exemple d’un Pavarotti qui fait plusieurs heures de vocalises par jour, ou d’un traducteur, qui a toujours ses ouvrages de référence à portée de la main, et qui s’en sert…
La langue française est une langue difficile, capricieuse? Nous ne le nions pas. D’ailleurs, nous croyons en savoir quelque chose et nous y voyons une raison de nous tenir sur nos gardes. Le ferait-il lui-même, que Dumas courrait la chance de ne pas fleurir ses reportages de trouvailles malheureuses comme «accusé de onze chefs d’accusation», «une intrusion de domicile», «à la grandeur du territoire», «pour des motifs inconnus aux policiers», et cette énorme chose, déjà citée dans un texte précédent: «la victime a dû rester, euh… sous les auspices des ambulanciers»…

Une pataculture de l’à-peu-près
Rien n’excuse un professionnel comme Dumas de ne pas avoir une langue au moins correcte. On ne s’attend pas à ce qu’il discoure comme un Bossuet ou un La Bruyère devant l’Académie française, mais on peut exiger de lui qu’il dise les choses de manière à être compris du premier coup, comme le savent faire les Michaëlle Jean, les Alain Gravel et son équipe de l’émission Enjeux (notamment Claude Sauvé), ainsi que de nombreux journalistes et chroniqueurs de la presse écrite, dont la langue ne s’encombre pas de tournures impropres, et dont les textes sont clairs, nets et précis. Avis aux intéressés.
Il importe de signaler que le français approximatif n’est pas un phénomène exclusivement linguistique. Il est lié à une pataculture de l’à-peu-près qui se satisfait du presque exact et s’assimile à la loi du moindre effort. Nul ne saura jamais si Dumas s'est demandé s’il citait Socrate textuellement. Mais s’il s’est posé la question, il est évident qu’il n’a pas cherché la réponse. En tout cas, l’aura-t-il cherchée qu’il ne l’a pas trouvée. Il y a quelque chose d’affligeant dans cette nonchalance et cet étalage de connaissances superficielles et mal digérées en vertu desquelles d’aucuns se permettent de dire n’importe quoi - tenant peut-être pour acquis que personne ne s’apercevra que le journaliste vient d’en «passer une vite» à l’auditoire.
Quelles que soient les justifications avancées, rien n’excuse un Marc Laurendeau, non plus, qui a pourtant reçu une formation classique, de ne pas bannir à perpétuité de son discours des horreurs comme «driller des trous dans un tronc d’arbre pour l’étoffer», «ses 600 000 zouailles», «Milosevitch s’est renforci», autant d’exemples d’une langue indigne d’un ancien élève des Jésuites dont le père a été l’un des journalistes les plus admirés et honorés du Canada français. Rien ne justifie cela. Ni le direct ni l’heure matinale. Rien.
Cela est d’autant plus désolant que les journalistes de la relève, encore moins bien armés que leurs prédécesseurs sur les plans de la culture générale et des connaissances linguistiques, auront des paresseux pour modèles et emploieront à leur tour à tort et à travers et en les déformant des expressions que l’usage avait consacrées depuis longtemps, comme cette jeune journaliste qui parlait d’espèces «sonores et trébuchantes», et cet animateur d’une émission pour les jeunes, à la première chaîne de Radio-Canada: «Inutile de nous chercher de midi à quatorze heures…» et, pour finir, ce chroniqueur qui disait marquer le pas quand il voulait dire donner le ton. Hélas! oui, c’est bien cela qu’il a dit, mais qu’il ne voulait pas dire, de sorte qu’il n’a rien dit de ce qu’il voulait dire et qu’il a dit ce qu’il ne voulait pas dire. Est-il nécessaire de rappeler que la qualité de la langue a une incidence sur la qualité de l’information?
On pourrait penser qu’une phrase aussi maladroite et incompréhensible que «c’est le mécanisme dont il souhaite qu’il continue» est une rareté. Il s’agit, bien sûr, d’une perle d’une rare opacité, mais cela n’en fait pas une exception. De nombreux autres communicateurs vedettes de notre société d’État s’empêtrent dans le même genre de difficultés et «patinent sur la bottine» comme des amateurs. En voici quelques exemples: «Il y a de nombreuses séries qui sont initiées sur ces réseaux-là» (Marie-France Bazzo); «On sait ce dont le gène à l’air» (Jean Dussault, Le Midi quinze); «Un seul groupe ne peut qu’être responsable de ces graffitis» (Steve Vermette, Estrie ce soir); «l’un des films les plus intéressants à s’être tourné» (chroniqueur de cinéma, C’est bien meilleur le matin); «se faire imposer la fusion forcée» (Philippe Schnobb, Montréal ce soir); «la sauvegarde des Expos» (Stéphane Languedeau, Montréal Express), etc.

Un mal que le ciel en sa fureur…
C’est tout le milieu de l’information qui descend d’une coche quand l’un de ses membres, journaliste, chroniqueur ou animateur, manque de rigueur dans l’exercice de son métier. La responsabilité journalistique ne consiste pas seulement à assurer l’objectivité de l’information, mais aussi son exactitude. Or la mauvaise qualité du français a un effet délétère sur l’efficacité du message. La «sauvegarde» des Expos, ça peut vouloir dire quelque chose, mais ça ne veut certainement pas dire ce que le journaliste aurait voulu dire.

On pourrait allonger jusqu’à l’ennui une liste déjà trop longue et accablante de signes que le français, en Amérique du Nord, bat de l’aile. Mais ces exemples sont nécessaires si l’on veut démontrer que la situation, loin de s’améliorer avec le temps, va de mal en pis, et qu’il est urgent d’agir. Quand le cheval est malade, c’est d’un remède de cheval qu’il a besoin, pas de vœux pieux flottant au bord des lèvres. Il lui faut un remède drastique, c’est-à-dire une action concertée de l’autorité compétente visant à rétablir dans les écoles une atmosphère studieuse, à valoriser l’acquisition des connaissances (à faire du cancre l’exception et du fort en thème un exemple à suivre, et non pas une espèce d’hurluberlu suspect qu’il convient de dénigrer), à inculquer aux élèves la notion que l’apprentissage et la maîtrise de la langue ne sont ni une mission impossible ni la cause d’un échec appréhendé, mais, au contraire, qu’ils sont garants du succès des études et portent la promesse d’une carrière fructueuse.
La maîtrise de la langue maternelle devrait être une priorité du ministère de l’Éducation, bien avant l’apprentissage de n’importe quelle langue seconde. Il est bien connu qu’on n’apprend bien une langue étrangère que si l’on possède bien sa propre langue. Il n’y a qu’à voir comment un certain premier ministre du Canada s’exprime en anglais pour s’en convaincre.
Ce qui précède n’a rien du coup de griffe gratuit. Bien des francophones s’estiment «parfaitement bilingues» et déclarent parler anglais couramment, alors qu’ils baragouinent l’une et l’autre langue avec la même invraisemblable incompétence. Depuis 30 ans que le signataire exerce son métier de traducteur, il a eu moult occasions de s’arracher les cheveux sur des documents rédigés dans un anglais bancal par des francophones soi-disant bilingues. Combien de fois n’a-t-il pas pensé: «Comme ce texte serait plus facile à traduire, s’il avait été rédigé en anglais!»

Ménager les susceptibilités?
Selon le conseiller linguistique de Radio-Canada, M. Guy Bertrand, lorsqu’on a affaire à des «communicateurs chevronnés», il faut «ménager les susceptibilités» (…) et «mettre des gants blancs» si l’on veut obtenir des résultats. Des gants blancs? Des gants blancs pour des gens qui ne se donnent même pas la peine de vérifier le genre et le sens des mots qu’ils emploient? Et pourquoi pas un tapis rouge, jusqu’au trône du roi du salmigondis ou de la reine du pataquès, celui-là avec ses «les centres de ski sont en arrière de leur cédule», celle-ci avec ses «vingt zécoles»?
Que l’on sache, les journalistes de la société d’État ont accès à tous les moyens nécessaires en matière de perfectionnement. La communication est leur métier, ils n’ont aucune raison de ne pas maîtriser leur langue. Ce n’est pas une question de choix, mais de conscience professionnelle. Nonchalance et négligence sont, à cet égard, intolérables. Mettre des gants blancs? Plutôt des gants de crin.
L’observateur des phénomènes linguistiques assiste, fasciné, au relâchement des tissus syntaxiques, à l’affaiblissement de la fibre grammaticale et à la banalisation d’un vocabulaire qui ne se renouvelle pas et qui, donc, s’appauvrit. Il assiste, horrifié, à l’atrophie de l’imagination (n’oublions pas que nous sommes à l’âge d’or du piratage, où le dernier bidule à la mode se retrouve copié par des usiniers sans scrupules à l’intention de consommateurs gloutons au regard avide, pressés de ne pas être les derniers à ressembler à tous les autres). Il assiste, ahuri, au triomphe de l’insignifiance, à l’apothéose de la niaiserie qu’incarnent des émissions de télévision qui ont la cote d’un auditoire assourdi, étourdi, engourdi par le fatras et le tapage, l’agitation, les vociférations et les grommellements, symptômes inquiétants d’une fureur que seule la frivolité sauve de la camisole de force, toutes émissions qui constituent l’un des plus honteux gaspillage de fonds publics jamais perpétrés depuis que le monde occidental s’est engagé sur la pente de la décadence.
Tout conspire pour que la médiocrité l’emporte sur la qualité: prise à la gorge par les impératifs de rentabilité, notre télévision publique est devenue pratiquement incapable de présenter un spectacle de qualité ou un film de répertoire sans les déchiqueter de messages publicitaires intempestifs dont le mauvais goût le dispute à une malhonnêteté intellectuelle que toute société ayant des valeurs morales plus élevées dénoncerait comme une fraude et une insulte à l’intelligence. La vanité du message n’a d’égale que la pauvreté de la langue. «Ne manquez pas notre grande vente de la Boxing Week!» La Société Radio-Canada elle-même utilise dans son auto-publicité une formule dénoncée, condamnée depuis un demi-siècle par ses propres services linguistiques: «aussi peu que». Voilà qui dénote que, bien au fond, derrière la façade rutilante de l’infographie de haute technologie, l’on se moque royalement de la qualité du français ou, du moins, de cette exigence de qualité qui caractérise les peuples fiers.

Y a-t-il un pilote dans l’avion?
Pour conclure, un mot du discours prononcé le jeudi 27 janvier 2000 par le ministre de l’Éducation du Québec, M. François Legault, devant les étudiants de l’Université de Montréal, en prévision du Sommet du Québec et de la jeunesse. Cet homme d’affaires n’a pas la langue dans sa poche. C’est un homme volubile, habitué à parler en public, et qui ne passe pas par quatre chemins pour dire ce qu’il veut dire… enfin, pas toujours.
À parcourir les extraits qu’a publiés de ce discours Le Devoir dans sa livraison des samedi 29 et dimanche 30 janvier 2000, on ne peut que constater que M. le Ministre ne fait pas dans le littéraire. À d’autres le fignolage, les fioritures et les ornements. En revanche, M. Legault ne dédaigne pas de prendre à son compte le mythe sociopolitique de l’heure, selon lequel la génération de l’après-guerre aurait, «plus que toute autre», «bénéficié de la prospérité et de la croissance de l’État québécois» après avoir imposé ses «mille caprices» à une société qui devra «payer des dettes contractées par d’autres».
Pernicieux discours que celui où l’on semble ne pas s’apercevoir que ce sont les banques et les spéculateurs qui font main basse sur la richesse collective et privent la société civile des ressources nécessaires à sa sécurité financière et à la poursuite de son épanouissement (social, culturel, scientifique). M. le Ministre souhaite «mieux répartir la richesse entre les générations». Or cette souhaitable répartition de la richesse n’a pas à se faire entre les générations, mais entre tous les citoyens, à quelque génération qu’ils appartiennent.
Discours étonnant que celui où l’on oublie que ce sont précisément les enfants de l’après-guerre qui ont été les instigateurs et les moteurs de la prospérité et de la croissance du Québec moderne, et que toute la société québécoise a bénéficié des progrès réalisés durant les décennies de croissance qui ont suivi la révolution tranquille, et non pas les seuls enfants de l’après-guerre, dont la rumeur publique, à l’affût de boucs émissaires, voudrait faire les néo-baudets d’une fable néo-capitaliste d’où viendrait tout le mal.
Discours un peu court que celui où l’on ne saurait voir que c’est grâce à l’impulsion donnée par cette génération de l’après-guerre que la société québécoise s’est émancipée d’un passé qui ne valorisait guère l’affirmation de soi et la volonté d’améliorer son sort, un passé où les Québécois passaient à leurs propres yeux pour être «nés pour un petit pain». Curieux discours que celui où un membre de l’apparatchik vilipende une génération qui a milité pour la fondation du parti politique auquel il appartient, qui l’a porté au pouvoir – et qui a toujours constitué le gros de sa clientèle.
Pas un mot, par ailleurs, dans cet incroyable discours, sur la nécessité de faire de l’enseignement du français langue maternelle une «condition gagnante» pour cette jeunesse invitée à exercer le pouvoir dans un éventuel Québec souverain. Rien, non plus, sur la responsabilité du ministère de l’Éducation quant à la qualité de cet enseignement, rien sur la formation des maîtres, rien sur l’élaboration de programmes axés sur la maîtrise de la langue maternelle… mais une allusion au fait que l’unilinguisme français, au Québec, est devenu une tare: «Il devient de plus en plus difficile de se débrouiller si on ne parle qu’une seule langue.» Pas si on ne parle que l’anglais, M. Legault, pas si on ne parle que l’anglais…
En revanche, il reste bien difficile de formuler clairement ses idées quand on ne châtie pas sa propre langue, quand on tient un discours parsemé d’anglicismes, de termes impropres…
Mais il faut croire que cela est dans l’ordre des choses. À une question d’un journaliste, M. Legault a déjà répondu ce qui suit, démontrant que le ministre de l’Éducation du Québec connaît bien mal l’usage français des mots français qu’il utilise, et qu’il articule parfois des phrases qui ne sont compréhensibles qu’après une nécessaire opération de débroussaillage: «Oui, et on différencie de nombreux pays sur ce point». Après analyse du contexte, il découle que M. Legault, lui aussi, pense en anglais avec des mots français et que, sans doute, il voulait dire: «Nous nous distinguons de nombreux pays sur ce point» (We differ from many countries on this).
Douteuse distinction que celle qui consiste à parler deux langues en même temps. Les doubles discours auxquels les politiciens ont coutume de se livrer sont désormais bilingues, et ce, sans qu’il soit nécessaire de leur faire franchir la soi-disant coûteuse étape de la traduction. Voilà peut-être ce que l’on appelle la nouvelle économie du savoir.
IV

«COMMENT DIT-ON GOGUENARD…
EN QUÉBÉCOIS?»


Les déformations de la langue française deviennent de plus en plus nombreuses; il est grand temps de réagir énergiquement si l’on ne veut pas voir s’accentuer une décadence qui a commencé vers la fin du XIXe siècle. Jean Boisson, Les inexactitudes et singularités de la langue française moderne. MAURICE LAMERTIN, Bruxelles, Librairie FISCHBACHER, Paris, 1930.
*

Qui entend faire quelque chose pour opposer un frein au mouvement de débraillé qui caractérise un certain usage de notre langue de ce côté-ci de l’Atlantique apprend vite à ramer à contre courant. Il découvre tout aussi rapidement que le courant est fort, et qu’il charrie de grandes quantités de débris.
Il faut du muscle, de la vaillance, de l’acharnation, comme disaient les anciens, à qui prétend débrouiller une affaire aussi complexe et délicate - et mal comprise - que l’usage correct du français en Amérique du Nord.
Une première constatation s’impose, comme une évidence: l’épineuse question ne fait pas l’unanimité et les avis sont presque toujours radicalement opposés. Il serait inopportun d’entrer ici dans tous les détails de l’éternelle querelle des puristes et des laxistes qui ont dressé les uns contre les autres les tenants de l’une ou l’autre thèses. Rappelons simplement, aux fins d’illustrer notre propos, un débat qui avait été organisé dans le cadre des déjeuners-causeries de la Société des traducteurs du Québec21 au milieu des années 70, et qui réunissait l’écrivain Victor-Lévy Beaulieu et le linguiste Pierre Beaudry.
L’annonce de cette rencontre avait suscité un vif intérêt parmi les membres de la société savante. M. Beaudry était connu pour son orthodoxie et ses positions tranchées, qu’il défendait avec ardeur dans une chronique publiée dans La Presse, et qui s’intitulait joliment Les maux de notre langue. Quant à Victor-Lévy Beaulieu, il passait pour un original à la plume incisive à qui il ne répugnait pas de dire vertement ce qu’il pensait, comme il le pensait, sans se soucier de savoir si cela plaisait ou non. Peut-être même souhaitait-il secrètement que cela ne plût point.
Or, ce jour-là, le Caf’ conc’ du Château Champlain, où les déjeuners avaient lieu, s’était vite rempli d’un auditoire curieux, savourant d’avance un échange qui promettait de ne pas manquer de piquant.
Tout le monde n’était pas toujours d’accord sur tout ce que disait M. Beaudry, cet homme au verbe parfois cinglant22, mais on s’attendait à ce qu’il trouvât un auditoire gagné d’avance chez des traducteurs qui avaient pour la plupart reçu une formation universitaire et dont les maîtres et les supérieurs étaient majoritairement d’origine européenne (pour ne pas dire française). Quand les patrons des services de traduction étaient «de nationalité canadienne-française», comme le chantait encore naguère le poète, ils se montraient plus sévères qu’un garde-chiourme en matière de dogme langagier. Aux sentiers peu battus d’une éventuelle norme à inventer pour dire la vie et la société d’ici, ils préféraient emprunter la voie royale d’un ordre linguistique officiel, fût-il décidé par une lointaine Sacrée Académie.
Par conséquent, rares étaient les traducteurs (sauf, peut-être, ceux qui s’étaient spécialisés dans un domaine technique) qui osaient créer des mots pour désigner une réalité nouvelle ou qui se risquaient à utiliser un régionalisme pour parler d’une réalité… régionale. On se souviendra de la lutte féroce que livrèrent aux côtés de M. Beaudry les pourfendeurs des travers langagiers de cette époque à nos bancs de neige et à notre poudrerie.
Quoi qu’il en soit, contre toute attente, devant un auditoire des plus conservateur, le débat entre MM. Beaulieu et Beaudry avait tourné à l’avantage d’un Victor-Lévy Beaulieu gouailleur, roublard, «narquois comme tout bon Québécois», et qui éprouvait visiblement une joie malicieuse à provoquer son vis-à-vis par des formules lapidaires qui avaient l’heur (pour lui) et le malheur (pour M. Beaudry) de faire passer un frisson de plaisir sacrilège dans le dos d’un public qui s’efforçait (quand même) de ne pas témoigner trop ouvertement à l’iconoclaste sa sympathie.
C’est ainsi que, devant un Pierre Beaudry contrarié et un peu décontenancé, Victor-Lévy Beaulieu affirmait que la grammaire et la syntaxe françaises «classiques» avaient fait leur temps, et qu’il serait opportun de réformer notre orthographe de manière à en assurer l’adéquation avec la langue parlée. En réponse à une question de M. Beaudry, Victor-Lévy Beaulieu déclara qu’il fallait désormais écrire «tab» et non pas «table», puisqu’aussi bien personne ne prononçait plus la dernière syllabe, rappelant qu’un phénomène semblable avait progressivement transformé l’ancêtre romain de ce mot (tabulum). Il s’agissait, selon lui, d’une évolution normale, et il n’y avait pas lieu de déchirer ses vêtements sur la place publique si, d’aventure, un citoyen choisissait d’emboîter le pas à ce mouvement parfaitement naturel que suivait la langue française.
Cet argument un peu court que défendait Victor-Lévy Beaulieu n’était pas nouveau. D’autres avant lui (et bien plus savants que lui) avaient prôné la modernisation des règles et réclamé que l’on mît à l’heure le sablier de messires Grevisse, Calvet et Chompret, Vinay et Darbelnet, pour ne mentionner que quelques-uns des fossiles auxquels M. Beaulieu pensait peut-être en son for intérieur. D’éminents linguistes et phonéticiens s’étaient prononcés pour un grand ménage des écuries de la langue.
Même l’Académie française, qu’on ne saurait soupçonner de fronde, juge parfois utile d’adapter par un arrêté l’orthographe de certains mots à un usage contemporain.
À notre avis, cependant, ces interventions de l’Académie sont tout aussi intempestives qu’importunes et ont un relent d’opportunisme suspect qui fait qu’elles n’aboutissent souvent qu’à brouiller les cartes et à alimenter des débats stériles. On a vu ce que les prises de position des Immortels ont donné dans le cas de la sexualisation des titres et des fonctions. Cette question est d’ailleurs loin de faire l’accord entre les personnes, et elle est encore plus loin d’être résolue.
Quoi qu’il en soit, tant et aussi longtemps que, ne faisant aucun cas des décrets de l’Académie, les écrivains continueront d’écrire «les chevaux», les amateurs de néo-libéralisme linguistique auront beau ruer dans les brancards et faire de «chevals» ou «chevaus» la nouvelle marque du pluriel de ce mot pour satisfaire des ignorants et des paresseux qui reculent devant l’effort (herculéen) qui consiste à apprendre la liste (interminable) d’adjectifs et de substantifs qui font exception à la règle (contraignante) du pluriel masculin en -aux (une bonne demi-douzaine d’adjectifs et six noms usuels) – ouf! c’est beaucoup, en effet, pour qui a un vocabulaire de trois cents mots, eh bien, tant que Victor-Lévy Beaulieu lui-même continuera d’écrire «les chevaux», le lecteur pourra dormir tranquille. Les néo-libéralistes de la langue n’auront réussi qu’à atteler la bête derrière la charrette. Ils n’iront donc pas très loin.
Pour ce qui est du mot «table», dont Victor-Lévy Beaulieu faisait son cheval de bataille à cette mémorable joute qui l’opposa à Pierre Beaudry, n’était-il pas téméraire d’affirmer que plus personne n’en prononçait la dernière syllabe? Victor-Lévy Beaulieu avait peut-être raison en ce qui concerne un usage trop répandu au Québec, encore que cela ne soit pas le cas ni dans tous les milieux ni dans toutes les régions, ni même en toutes circonstances, mais peut-on démontrer qu’il en est ainsi dans les autres pays de langue française? Assurément non, et c’est plutôt le contraire qui est vrai. Il n’y a vraiment que de notre côté de l’Atlantique que le français tire à hue et à dia avec le succès qu’on lui connaît…
De toute façon, ce n’est pas la prononciation des mots qui, en français (sauf dans le cas des onomatopées, encore que de façon assez restreinte), en commande l’orthographe, mais le contraire: c’est l’orthographe qui en détermine la prononciation. Le mot «oiseau» se prononce «wazo» parce que les lettres «oi» font «wa» et que les lettres «eau» font «o». On ne trouvera à cela rien de sorcier. Il n’est pas nécessaire d’être passé maître en phonétique historique du français pour le comprendre. Il suffit d’apprendre une fois pour toutes l’orthographe de ce mot pour écrire «oiseau» de façon à pouvoir être compris d’un éventuel lecteur.
C’est pourquoi l’oralisation de l’orthographe est une si mauvaise idée, inspirée par un sentiment d’impuissance et par la démission23. Et puis n’oublions pas que la prononciation est indissociable de l’accent et que l’écriture au son risquerait d’entraîner une multiplication des formes écrites qui ne servirait pas la cause de la communication. Qu’arriverait-il si tout un chacun, se prévalant du «fantasme d’une absolue liberté individuelle»24 se mettait à écrire «par oreille»? Certaines personnes écriraient «lindi» et «mainant», tandis que d’autres écriraient «lundi» et «maintenant»… et nous verrions poindre à l’horizon une joyeuse cacographie!
Cette maladie qui s’attaque à la langue pour en grignoter les éléments constitutifs est un mal qui gagne aussi l’esprit (à moins que ce ne soit l’inverse). La langue n’est pas qu’un accessoire négligeable de la personnalité humaine que l’on peut altérer à sa guise sans en compromettre sérieusement l’efficacité, sans l’éloigner de son objet (qui est de communiquer, bien sûr), sans en enrayer les mécanismes de perception et de description du monde. Les mots qu’on utilise pour nommer les choses ne sont pas des pièces interchangeables que l’on peut permuter selon ses humeurs chagrines ou affecter à d’autres fonctions suivant les joyeux caprices du premier venu sans courir le risque de semer la confusion dans ses échanges avec les autres.
S’il prend à N… la fantaisie de qualifier d’écoeurant un vin qu’il trouve exquis, il faudra bien qu’il s’attende au scepticisme de son interlocuteur quant à la justesse de son choix de mot pour exprimer son appréciation.
Il n’y a là rien de banal, quoi qu’en peuvent penser les gros malins de nos médias électroniques qui, rejetant toute responsabilité quant à l’influence qu’ils exercent sur l’auditoire, se conduisent sur le plan de la langue comme s’ils étaient à la taverne ou au café avec leurs petits copains, et se permettent des mots et expressions qui n’ont pas leur place dans le discours d’un journaliste ou d’un animateur d’émission d’information ou d’affaires publiques de Radio-Canada25.
On pourrait objecter que les poètes prennent bien la liberté de jongler avec les mots, de les détourner de leur sens propre, de les corrompre et, au besoin, de les pervertir tout en «tordant son cou» à la rime quand la rime empêche la floraison de la poésie, ou quand ils sentent monter en eux l’urgence d’inspirer aux mots un supplément d’âme afin de porter aux nues leurs élans transcendants ou de faire jaillir des profondeurs du plus noir de leur être métempsychique des émanations inquiétantes qui font frémir le lecteur…
Mais un monde sépare l’ouvrage des poètes et le brouet infâme qu’on sert sur les ondes de notre radio et de notre télévision publiques. La langue gagne en grâce et en finesse aux manipulations habiles de l’artiste de la plume, mais elle perd de sa majesté quand elle est à la merci d’un bonimenteur dont le seul talent est parfois celui d’avoir une «voix» qui résonne bien dans le micro – peu importe les ratés de diction du propriétaire du gosier, peu importe que celui-ci raisonne comme une casserole…
Un bûcheron prend meilleur soin de ses outils. Quel contremaître endurerait sur son chantier un travailleur forestier qui se montrerait peu soucieux d’assurer un bon entretien de sa tronçonneuse, qui négligerait de la garnir d’huile, de l’aiguiser, d’assurer une tension appropriée de la chaîne, et qui se mettrait par conséquent dans l’impossibilité de donner son plein rendement? Poser la question, c’est y répondre.
Si Radio-Canada était à la hauteur de la qualité dont elle se vante, quel réalisateur, quel directeur de l’information, quel vice-président des services français, quel ombudsman, quel CRTC tolérerait des inepties «en québécois» du genre «on est bin tannés, là»; «i étaient là»; «c’ta des sièges en bois dans c’temps-là»; «i ont»; «la déliciosité»; «la victime pressentie»; «être scotché à la télé», etc.
Ainsi s’expriment pourtant sans retenue de grosses vedettes bouffies d’orgueil qui traînent le français dans la boue, mais qu’il faudrait prendre «avec des gants blancs»…
Ces communicateurs professionnels (?) sont payés à même les deniers publics. Ce qu’ils font sur les ondes, ils le font en public, et non pas dans leur salon particulier. Ils ont des normes à respecter en ce qui concerne le niveau de langue approprié au travail qu’ils font. Quoi qu’ils en aient, ils sont investis d’une responsabilité face aux auditeurs non seulement quant au fond, mais aussi quant à la forme de leur discours. À une époque où il semble plus vrai que jamais que «le médium est le message», il est inconcevable, bien que ce soit la triste réalité, que les supérieurs de ces intouchables soient impuissants à les corriger, et ce, malgré les protestations quotidiennes d’un nombre croissant d’auditeurs et de téléspectateurs outrés du délabrement linguistique qui entache gravement la réputation de qualité dont jouissait (à juste titre) il n’y a pas si longtemps Radio-Canada.

Victoire du laxisme
La rencontre entre MM. Beaudry et Beaulieu avait eu un dénouement inattendu. Le vieux lion s’était-il montré trop intransigeant au goût d’une société qui commençait à humer les parfums d’une liberté d’expression qu’elle n’avait guère connue jusque là? Était-il allé été trop loin dans sa loyauté envers Madame la langue française26, dont il se faisait le chevalier servant contre ce jeune dragon de Beaulieu qui semblait déterminé à croquer la dame sans pudeur? Nous le croyons. Nous pensons que Pierre Beaudry s’était enfermé lui-même dans une dialectique dont il ne lui était plus possible de se déprendre sans renier tout ce pour quoi il se battait depuis des années. Il n’y avait pas de place, dans ce combat, pour les compromissions. Il refusa d’en faire. Il se raidit dans ses positions, devint radical et finit par parler tout seul. Figure héroïque, Pierre Beaudry fut l’un des derniers grands défenseurs d’un conformisme de la langue qui n’avait plus la cote d’amour, même chez ses pairs.
Or l’avenir montra ce que le passé, pourtant, avait déjà montré à l’envi, c’est-à-dire que la liberté est toujours l’objet des pires abus quand elle tombe au pouvoir de qui ne sait pas en user. Il est plus difficile d’apprendre la liberté que de prendre la Bastille.
Le relâchement linguistique qui accompagna l’émergence de la révolution contre-culturelle et du nationalisme politique québécois, et qui se voulait le signe, l’expression, sinon l’étendard de l’émancipation d’un peuple, donna lieu à toutes sortes d’excès. Nul ne saura jamais le tort que firent à la langue française en terre d’Amérique les apôtres du joual, ce parler incompréhensible pour tous les autres peuples de langue française du monde, ce parler impossible à écrire autrement qu’au moyen de la transcription phonétique ou en ayant recours à des contorsions orthographiques qui défigurent et dénaturent les mots, impossible à traduire sinon qu’en le faisant passer par l’étape obligée d’une première version en français normatif.
Or on a voulu donner au joual des lettres de noblesse parce que des écrivains l’auront utilisé dans leurs romans, pièces de théâtre, chansons ou poésies. Certes, notre patrimoine littéraire est riche d’oeuvres importantes où les protagonistes s’expriment dans la langue du peuple, et il n’a pas fallu attendre Jacques Renaud pour cela. D’ailleurs, tous les écrivains de toutes les époques et de toutes les cultures ont fait parler à leurs personnages la langue du milieu auquel ils appartenaient. Les nôtres n’ont pas fait exception. Menaud, Romain Heurfils, le Survenant, Séraphin Poudrier, Florentine Lacasse, Bousille, Maman Plouffe et combien d’autres héros de notre littérature nationale ont tour à tour été les témoins de leur société, avec ses coutumes, ses valeurs, ses vertus et ses vices, sa langue…
Mais il y a une différence entre faire parler des personnages dans la langue du terroir ou du bas-quartier où ils sont nés et vouloir faire de ces parlers la norme pour l’ensemble de la société et l’enseigner en tant que telle dans les écoles, ainsi que l’ont proposé des illuminés de la révolution contre-culturelle des années 70.
Une telle proposition est absurde. Elle équivaut à demander de hisser au rang de langue nationale le jargon de la moindre activité professionnelle, ce jargon fût-il celui des avocats, des médecins, des notaires, des banquiers… voire des linguistes!
Ce n’est pas par mépris ni parce que nous sommes pris d’un sentiment de honte que nous dénonçons la joualisation de notre langue, mais parce que le joual est une carriole brinquebalante, une chignole, une minoune tout juste bonne pour la casse, et qui ne sera jamais une langue de civilisation.
Disons-le tout net: le joual n’est pas une langue, c’est un niveau de langue. Dans la meilleure des hypothèses, il occupe le bas de la hiérarchie. Selon la classification fournie par André Clas et Paul A. Horguelin, dans Le français, langue des affaires27, «on distingue, en général, quatre niveaux de langue: le niveau recherché, le niveau correct, le niveau familier et le niveau populaire». D’autres auteurs ajoutent le niveau «vulgaire», au bas de la liste.
Pour en finir avec le joual, disons simplement qu’il n’est pas seulement un parler, mais une façon de voir le monde. Parler joual plutôt que de parler français, c’est se priver de ce qu’il y a de meilleur à la table de la vie pour consommer ce qu’il y a de plus mauvais. La langue française, notre langue, recèle nombre de difficultés, il faut en convenir, mais aucune de ces difficultés n’est insurmontable. Et rien ne permet d’affirmer que le joual serait une solution de rechange intéressante, voire plus facile.
Quoi! Il faudrait qu’une fois devenus Québécois, les descendants des explorateurs et des colons français qui ont découvert et développé la Neuve France, qui ont survécu de peine et de misère à l’isolement dans lequel les a plongés la cession du Canada à l’Angleterre, qui ont tenu bon contre vents et marées pour conserver leur culture et leur identité françaises pendant deux siècles d’occupation et de domination – il faudrait qu’une fois devenus Québécois ils se créent une nouvelle langue, distincte de celle de leurs ancêtres, afin de se conforter dans leur nouvelle ethnicité québécoise?
S’il y a lieu de libérer la société québécoise de quelque chose, ce n’est certainement pas du soi-disant impérialisme culturel de la France. Il est plus opportun de la délivrer du fouillis d’idées (ou ce qui en tient lieu) où elle est plongée présentement quant à ce qui constitue une langue correcte. À la vérité, nous n’avons jamais été aussi loin, comme société, de savoir quelle langue nous voulons parler et écrire et quelle langue nous voulons enseigner à nos enfants. À cet égard, toutes les expériences auront été tentées. Depuis l’apprentissage du français, langue maternelle, par des méthodes conçues pour des enfants dont le français est une langue étrangère jusqu’à l’apprentissage du français, langue maternelle, par des méthodes mises au point pour des enfants dyslexiques, on aura donné à de pédants pédagologues le pouvoir de réinventer les boutons à quatre trous et de saper les bases de l’enseignement de notre langue sous le prétexte de ne pas traumatiser nos enfants par des devoirs et des leçons trop difficiles pour leur âge.
Enfin, ne tournons pas le fer dans la plaie, rappelons seulement que le mal est fait, que des jeunes «formés» à cette «école» sont devenus «professeurs» de français sans le maîtriser eux-mêmes, avec pour résultat que les enfants qui ont été confiés à leurs bons soins écrivent n’importe comment devenus adultes, comme en fait foi le collier de perles ci-dessous, trouvé à l’occasion d’une pêche miraculeuse sur Internet. Le lecteur voudra bien nous pardonner de le reproduire intégralement, malgré la tristesse que ce texte pourrait inspirer.
«J’ai vécu les deux types d’écoles, le privé et le public. Et laisser moi vous dire qu’au public il manque de matériel d’apprentissage, mais surtout des ressources personnelles, comme par exemple des orthopedagoge, psychologue, infirmière, etc.. on essaie de palier ce manque en engageant du personnel moins qualifier, qui coute moins cher, mais aussi vaux moin (je ne veux surtout pas ici insulter ces personnes, je sais combien d’effor elle déploi, mais il faut du monde plus spécialisé).
Le gouvernement n'investit pas a la bonne place, au lieu de payer des calculatrice au étudiants du primaire (d'ailleur, ce n'est pas avec ca qu'il vont apprendre a compter, au contraire) il devrait engager du personnels.
Si le systeme d'education ne change pas je serais contrainte a envoyer mes enfants lorsqu'il seront en age d'aller a l'école, au privé. car au moins, je serais sure qu'il ait les ressources appropriées, malheureusement, ca coute tres cher, et je n,ai pas nésséssairement les moyens.
J'espere de tout coeur que la nouvelle reforme de l'éducation amenera quelquechose de bien, du moins, la philosophie est bonne.»
Nous attirons l’attention du lecteur sur le fait que ce texte a été vraisemblablement rédigé par une personne «qui a fait des études», et non pas par un non-instruit. Cela est manifeste, il y a des signes à cela, qui ne trompent pas.
Mais comme, à ce qu’il paraît, on aura fait croire à cette personne tout au long de son parcours que la forme, au fond, n’avait que bien peu d’importance par rapport à la substantifique moelle du message, qu’elle ne devrait surtout pas se priver d’écrire parce qu’elle ne connaîtrait pas toutes les subtilités des règles de la grammaire, de la syntaxe ou de l’orthographe; comme on lui aura inculqué l’idée saugrenue qu’elle pouvait faire bon ménage des difficultés inhérentes à la composition d’un texte bien fait et aller droit au but, c’est-à-dire S’EXPRIMER, COMMUNIQUER sans entraves, peu importe comment, eh bien, voilà que cette personne s’exprime maintenant sur la Toile. Cela n’est-il pas formidable? Que la précision (l’efficacité) de son message laisse gravement à désirer, peu importe: elle COMMUNIQUE! Que son texte soit littéralement criblé de fautes, qu’à cela ne tienne, Étienne: elle COMMUNIQUE!

L’âge de la confusion
Et puisqu’il est question d’enseignement «libertaire», voici que, faisant écho aux fusions et aux mégafusions qui secouent le commerce mondial, nous nous précipitons tête baissée dans l’âge de la confusion. Une fois lancée la prochaine réforme de l’enseignement annoncée par le ministère de l’Éducation, le maître n’enseignera plus une matière, puisqu’il ne sera plus le dépositaire d’une «connaissance» à transmettre à un élève qui ne la possède pas. Le maître et l’élève évolueront dans le «cadre» (si tant est que l’on puisse parler d’un cadre) de «projets» à réaliser au rythme choisi par l’élève, dans le sens déterminé par l’élève, et dans les limites fixées par l’élève.
Ainsi, l’élève sera le maître de son apprentissage, alors que le maître sera à la remorque d’un élève qui, lui, devra composer avec le bagage reçu de ses parents avant d’entrer à l’école. Autrement dit, l’enfant qui n’aura pas appris dans sa famille à faire des efforts et qui ne connaîtra pas les limites de sa propre liberté se retrouvera aux prises avec un sérieux problème de comportement et d’adaptation à une «école» où toute autorité sera suspecte, où l’on ne «corrigera» pas les fautes ni ne châtiera les délinquants, mais surtout, une école où l’on n’enseignera rien, puisque l’école sera devenue un terrain de jeu.
Le maître se traînera par terre avec l’enfant, comme nous avons pu le voir à la télévision au cours d’une émission sur la nouvelle réforme, et tous les deux joueront à faire des projets. Et puis le maître ne s’étonnera pas ni ne s’offusquera si l’enfant le tutoie ou l’appelle par son petit nom. Le maître invitera même l’enfant à ne pas l’appeler Monsieur, Madame ou Mademoiselle, mais Tit-Louis, Tripounette ou Madonna. Le but de cette belle initiative est de faire en sorte que l’enfant ne sente pas qu’il existe un pouvoir plus grand que le sien, une autorité au-dessus de la sienne (!), et que la personne qui incarne cette autorité en sait plus que lui aussi bien dans la matière à enseigner que dans la vie.
L’enfant ne saura pas que l’adulte qui se roule par terre confond respect de la personnalité de l’enfant et irresponsabilité de l’adulte, démission du maître.
Osons espérer, cependant, que le hasard viendra à la rescousse de cet enfant pour lui apprendre que, dans le règne animal, le savoir se transmet de génération en génération et qu’il est rarissime que les petits soient livrés à eux-mêmes, abandonnés par leurs parents pour l’apprentissage des aspects de la vie qui ne sont pas conditionnés génétiquement, c’est-à-dire innés, «maîtrisés» dès la naissance; osons espérer que l’enfant apprendra que la mère ourse, par exemple, tient à ce que son ourson réussisse sa vie d’ours et lui enseigne d’autorité tout ce qu’elle sait de la vie en forêt et dans la montagne, notamment sur le langage de l’ours et des autres habitants de ces lieux, et qu’elle lui administre une baffe si, par étourderie ou inexpérience, l’ourson a un comportement préjudiciable à sa propre sécurité… ou se montre simplement insupportable après avoir reçu un avertissement clair de sa mère; osons espérer, enfin, que l’enfant aura la chance d’apprendre que la mère protège son petit contre les dangers qui l’entourent, surtout le danger de l’ignorance, qui est le plus grand danger de tous.
Jusqu’à nouvel ordre (et le ciel nous préserve de l’avènement d’un tel «ordre»), l’homme fait partie du règne animal. Son intelligence peut bien lui conférer un statut particulier, et l’homme peut bien installer l’homme au sommet de la pyramide des espèces qui composent le règne animal, il n’en reste pas moins que cette position de «roi de la création» entraîne dans son sillage plus que les honneurs et plus que la gloire – elle entraîne la responsabilité. Le lecteur qui serait tenté de sourire à ce qui précède ferait bien de lire (ou de relire) Le Petit Prince, d’Antoine de Saint-Exupéry. Or cette responsabilité embrasse la transmission du savoir entre les générations, notamment le savoir dire et le savoir écrire.
Nous avons déjà dit qu’il est nécessaire de bien maîtriser sa langue pour bien percevoir le réel et réfléchir intelligemment. Nous croyons en effet que les idées ont besoin d’un instrument bien réglé pour se former avec clarté et précision dans l’esprit de leur auteur. Nous croyons aussi que si nous en sommes à ne plus savoir quelle langue nous voulons pour nous-mêmes et pour nos enfants, c’est que nous avons négligé de soigner cette prodigieuse création du génie humain qu’est la langue française.
Et voilà que nous nous préparons à transmettre à nos enfants une connaissance encore plus imparfaite de notre langue. Il y a là un illogisme que nous n’arrivons pas à comprendre.
Qui ne souhaite pas disposer d’un instrument parfaitement réglé pour observer le ciel? Qui voudrait d’une lunette astronomique embuée? Qui donc se contenterait d’un objectif déformant? Ainsi semblent penser pourtant les personnes qui affirment que l’enseignement du français peut être prodigué par des «maîtres» qui ne maîtrisent pas eux-mêmes le français et qui rejettent comme «élitiste» et démobilisatrice toute proposition visant à corriger les travaux des étudiants en leur enlevant des points pour les fautes de français.

Le fameux québécois
Certes, on peut exprimer une gamme étendue de concepts et d’émotions en joual. Ce qui fait problème, c’est que le joual est un parler replié sur lui-même, sans ouverture sur le monde. Le joual est incompréhensible pour les citoyens de n’importe quel autre pays de langue française que le Québec, comme il est incompréhensible pour un Allemand, un Anglais, un Italien ou un Suédois qui aurait appris le français ailleurs qu’au Québec.
De même, le shiack et le cajun sont «du chinois» pour les Québécois eux-mêmes. On se rappellera que lorsque La Sagouine, d’Antonine Maillet, a été présentée pour la première fois à Montréal, le programme que l’on remettait au public à son entrée dans le théâtre comportait une liste de termes et expressions du terroir acadien… accompagnés de leurs équivalents français.
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner, encore moins de s’indigner (comme le font certains linguistes d’ici, partisans de la normalisation d’une langue québécoise) de ce que les films canadiens (ou québécois, si l’on préfère) tournés dans «notre langue nationale» soient sous-titrés, voire doublés, préalablement à leur diffusion en France.
On pourra répondre que personne ne prétend que le joual a toutes les qualités d’une langue universelle. Eh bien, il se trouve des gens qui déclarent sans rire que le joual n’est pas un dialecte mais une langue, que cette langue est si belle qu’on doit l’appeler le québécois, et qu’il n’y a pas lieu d’en avoir honte, n’en déplaise aux collets montés qui la boudent. Nous reproduisons in extenso ci-dessous un article paru dans un journal régional il y a un peu plus d’un an sous la plume d’un chroniqueur qui défendait cette «thèse» avec zèle, témoignant de cette confusion des idées qui découle de notions mal apprises, sommaires, superficielles, irréfléchies. Le titre de son article était «La honte»…
«J’ai honte. Alors je me flagelle, je me graffigne jusqu’au sang, je m’écrapoutis dans un coin comme un chien battu; pour m’achever je vais me désâmer au travail. J’ai honte.
«Je vous raconte comment je me suis senti en regardant une émission consacrée à la langue du pays à Droit de parole à Télé-Québec.
«La question débattue était celle-ci: AVEZ-VOUS HONTE DE LA LANGUE DES QUÉBÉCOIS?
«Aïe! Ça m’a fait mal mais pas là où vous croyez.
«Non, je n’ai pas honte de la langue des Québécois, bien au contraire. Je l’ai déjà dit et je le répète: notre langue est en santé, elle est vivante, imaginative. Si elle était aussi médiocre que certains l’avancent, elle ne serait pas le cœur d’une culture comme la nôtre.
«Pas qu’il faille s’en péter les bretelles mais on n’est pas obligé de se donner des coups de pied dans le cul non plus.
«Non, ce qui me fait le plus honte, c’est qu’on pose encore cette question. Parce qu’elle témoigne d’un esprit colonisé et encore très complexé, On n’en sortira jamais, cou’donc.
«Il y en a eu pour répondre oui, ils avaient honte, un peu, beaucoup, c’est selon. Gilles Proulx, ce péteux de broue professionnel, a fait valoir que de se servir de la langue québécoise n’était pas une façon de s’ouvrir au monde.
«Et pourtant, savez-vous quelle pièce de théâtre québécoise a été la plus traduite et la plus jouée dans le monde? Eh oui, Les Belles-sœurs de Michel Tremblay, une œuvre en joual.
«De toute façon, la question n’est pas là. La question, c’est pourquoi sommes-nous encore si masochistes vis-à-vis notre langue? Pourquoi cherchons-nous à nous mortifier ainsi? Ça doit être notre vieux fond judéo-chrétien.
«Croyez-vous qu’en Provence, on en fait tout un plat? Et pourtant, putaingue de merde, ce n’est pas là que l’on parle le français le plus académique. Même qu’on trouve cette langue bien charmante. Mais c’est ailleurs.
«Ce qui se passe avec la langue au Québec n’est pas différent des autres pays francophones. La langue est quelque chose de vivant, elle prend les couleurs du pays, des régions même. Parfois, elle swingue la bacaisse, parfois elle fait la java.
«Ce qui se passe avec la langue au Québec n’est pas tellement différent non plus de ce qui s’est passé avec l’anglais aux États-Unis. Le «slang» américain, ça vous dit quelque chose?
«Curieusement, ce slang est devenu une langue tout à fait acceptée. Aujourd’hui, on traduit de l’américain, pas de l’anglais. Vous savez pourquoi? Parce que la force du nombre et de la puissance économique.
«Nous, nous débattons encore avec des vieux démons que des curés de la langue, comme George D’Or par exemple, aiment à réveiller de temps à autre. Pour garder nos complexes bien au chaud. Foutaise. Notre langue est belle et je l’aime.» 28
Le lecteur pourra apprécier par lui-même la «beauté» de ce texte, où les niveaux de langue se font mutuellement la grimace. Quant à nous, nous retiendrons notre jugement, mais il est impossible de passer sous silence quelques-unes des absurdités qui parsèment cet article, notamment en ce qui a trait à la prétention que le slang américain serait devenu «une langue tout à fait acceptée» et que l’on traduirait désormais depuis l’«américain» et non plus depuis l’anglais.
Nous admettons que l’on traduit beaucoup d’ouvrages et de textes de l’«américain», mais cette mention tient davantage au snobisme et à la compulsion de «faire moderne» qu’à la nécessité d’être précis. Pour ce qui est d’établir une identité entre le «slang» et l’anglais parlé et écrit partout aux États-Unis, il y a un pas qu’il serait sage de ne pas franchir.
D’autre part, si certains termes sont plus courants en Amérique américaine qu’en Angleterre anglaise, il n’en reste pas moins que la langue de ces deux pays est rigoureusement la même en ce qui concerne la grammaire, la syntaxe, la morphologie, le fonds lexical. Cette langue, c’est l’anglais, qui constitue un seul et même idiome marqué de particularités locales, comme toutes les autres langues. Même le langage des baleines a ses variétés.
Par ailleurs, faire le rapprochement entre le «québécois» et l’«américain» nous paraît abusif, surtout si l’on a à l’esprit autre chose que l’accent et les régionalismes. À cet égard seulement convient-il de comparer le français parlé au Québec et l’anglais parlé aux États-Unis. L’accent du français parlé au Québec se distingue de l’accent du français parlé en France comme l’accent de l’anglais parlé aux États-Unis se distingue de l’accent de l’anglais parlé en Angleterre.
Mais, pour tout dire, il est nécessaire de préciser que la notion d’accent est une notion généreuse qui recouvre une palette de tonalités et de nuances fort diversifiée. Des deux côtés de l’Atlantique, il existe un grand nombre d’accents différents selon les régions, les villes, voire les quartiers d’une même ville. Il existe même des différences d’accent entre les générations. Il ne faut donc pas confondre accent et langue, le premier étant une caractéristique parmi d’autres de la seconde.
La question «Avez-vous honte de la langue des Québécois?» était une question mal posée à laquelle il était impossible de répondre. Mais comme le chroniqueur de La Voix de l’Est a confondu couleur locale et barbarisme, usage régional et impropriété, créativité langagière et mâchouillage indigeste, il a répondu tout de travers.
En ce qui concerne Les Belles sœurs, dont notre chroniqueur fait l’étalon au fer duquel il y aurait lieu de mesurer la beauté de «notre langue», nous résumerons notre pensée comme suit: si la pièce de Tremblay a eu un tel succès (et continuera sans doute d’en avoir), ce n’est pas en raison de la beauté de la langue des personnages, mais de l’universalité du thème, de la profondeur de l’analyse, de la précision du regard, de la justesse de la description psychologique, de l’écriture théâtrale (qui n’a rien à voir avec la langue et qui a tout à voir avec la composition dramatique, inspirée en droite ligne des tragédies grecques), de la mise en scène, de l’intensité de l’émotion – autant de facteurs totalement étrangers à la langue.
De toute façon, puisqu’il faut mettre les points sur les i, on ne traduit pas un texte pour la seule beauté de sa langue (ce qui serait une sorte de non-sens), mais pour l’intérêt qu’il présente quant à son fond.

Comme si cela ne suffisait pas
Ajoutons, pour clore ce chapitre, que le mélange des genres qui caractérise la position défendue par le chroniqueur de La Voix de l’Est gagne du terrain et que de faux-experts improvisés contribuent à nourrir cette confusion en pontifiant malencontreusement sur un sujet qu’ils ne connaissent pas.
C’est ainsi qu’un poète aussi renommé que Richard Desjardins se permet d’intervenir dans un domaine où il n’est pas maître, de toute évidence. Précisons tout de suite que nous avons beaucoup d’admiration pour les chansons de Desjardins, et que nous ne mettons pas en cause ses talents de chanteur et de poète. Un Français de nos amis a déjà parlé de lui devant nous en faisant référence à Léo Ferré: nous ne sommes pas tombé de notre chaise.
Mais voilà que Desjardins prononce du haut de la chaire de sa popularité ce qu’il faut bien appeler des bêtises. En effet, au cours d’une entrevue diffusée dans le cadre d’une émission de la première chaîne de Radio-Canada sur la langue, celui-ci s’est laissé aller à dénoncer comme «complètement stupide» le phénomène de l’homonymie en français.
Selon le poète-chanteur, il est aberrant qu’existent dans le vocabulaire français des mots qui ont la même consonance mais qui s’écrivent de façon différente. Et de citer en exemple les mots «sot, saut, sceau, seau», qui se prononcent tous de la même façon mais qui ne s’écrivent pas de la même manière et qui ne veulent surtout pas dire la même chose.
«C’est complètement stupide», d’affirmer Desjardins. Toujours selon lui, cette homonymie entraîne des difficultés épouvantables, et elle a pour conséquence que les gens s’empêchent d’écrire de peur de faire des fautes, «alors qu’en espagnol on n’a pas ces problèmes-là».
On est devenu bien feluette, tout à coup, dans le monde de Monsieur Desjardins… quoi! on s’empêcherait d’écrire parce qu’on a peur de faire des fautes? Holà! Mais depuis quand? Que M. Desjardins se rassure: il est bien plus facile pour les gens d’écrire que de ne pas écrire, et ils ne s’en privent pas le moins du monde. Et puis, selon René Thimonnier, qui s’est intéressé de près au «problème des homonymes», notre orthographe est «moins absurde, moins anarchique qu’il est de tradition de le dire et (…) forme un système assez cohérent pour se prêter à une analyse raisonnée.»29
Rappelons que toutes les langues comportent des difficultés, et que cela est inhérent à tout système complexe, évolué. Il ne sert à rien de s’en plaindre, comme on le fait volontiers du mauvais temps, car c’est oublier que le temps n’est pas mauvais pour tout le monde en même temps, et que la pluie haïe par l’un est une bénédiction pour l’autre. Il en va de même de la langue. L’accord des participes et la concordance des temps posent un problème à l’un, mais c’est une joie pour l’autre, qui peut ainsi exprimer toutes les subtilités de sa pensée et bien situer les événements dans le temps.
Faudrait-il donc éliminer toutes les difficultés de notre langue sous prétexte de faire automatiquement de tout un peuple des poètes, comme Desjardins affirme qu’il en est de l’espagnol? Mais qu’est-ce que c’est que ce raisonnement? Pourquoi tenir absolument à tout aplanir, à tout niveler, à araser le moindre relief, à faire disparaître les plus petites aspérités? Serait-ce que notre société n’endure plus aucune souffrance, qu’elle ne supporte plus les contrariétés, les obstacles, les contretemps, le temps froid, le temps chaud, le temps humide, le temps sec, le calme plat, les grands vents, la mer d’huile, les lames déchaînées? Serait-ce donc qu’il faut désormais une pilule pour tout ce qui ne fait pas l’affaire de Monsieur Tartempion? Une pilule pour aller danser au «rave» si l’on tient à avoir du «vrai» plaisir? Un remède pour la mélancolie, peut-être, comme l’écrivait Ray Bradbury?
Mais c’est la vie, qui est comme ça, qui emporte avec elle toutes sortes de dangers – «La vie est un voyage mortel»… faudra-t-il enfin une pilule contre la mort, pour satisfaire les «tannés de mourir» de ce monde qui exigent qu’on leur facilite la vie en toutes choses? Le philosophe Emerson n’a-t-il pas dit pourtant: «Celui qui n’a pas franchi le seuil de la Douleur n’a vu que la moitié de l’Univers»?
Notre langue, comme n’importe quelle autre langue, en tant qu’organisme vivant, en tant qu’organisme évolué, ne peut pas être soustraite à la loi de la complexité qui frappe universellement ce qui bouge, se développe, se bat et meurt. S’il fallait souscrire à l’argument de la simplification de notre grammaire, il faudrait prendre en chasse toutes les difficultés de notre langue et les guillotiner sans remords.
Le cas échéant, nous aurions de quoi nous occuper jusqu’à la fin du monde: dans les quelque mille cinq cents pages que compte Le bon usage de Maurice Grevisse il doit bien se trouver une bonne douzaine de difficultés… par page! Autant suivre l’exemple de Renault et passer à l’anglais tout de go.

La fin des illusions
La langue anglaise, que l’on dit si facile, si simple, et qui justifierait qu’on y ait recours à tout bout de champ quand on éprouve «de la misère» à trouver les mots justes pour former une phrase correcte; la langue anglaise, que souvent l’on choisit par paresse, est un véritable champ de mines pour peu qu’on s’intéresse à la vérité et à la qualité de l’écriture.30
Quelques exemples suffiront à détruire le mythe de la «facilité» de l’anglais par rapport au français: comment prononce-t-on les mots «you», «thought», «though», «tough», «proud», «yours», et puis les mots «push», «rush», «foot», «root», «wind», «rewind» – et pourquoi diantre écrit-on «listen», «castle» et «Gloucester» des mots qui se prononcent «lisseune», «casseul» et «glaosteur», s’il vous plaît, Messieurs les aplanisseurs, qui proposez de mettre de larges pans de notre grammaire en miettes pour flatter les tire-au-flanc qui reculent devant l’effort? Allons! Brandissez votre terrible épée de feu et chassez de votre paradis ces difficultés qui vous irritent. Écrivez au son, comme il vous plaira que les mots sonnent. Chacun pourra ainsi écrire sa p’tite chançon à sa fasson…
Quant à l’espagnol, nous mettons la main au feu qu’il s’agit d’une langue beaucoup plus riche, complexe et difficile qu’il n’en semble à M. Desjardins, et que le premier gringo venu ne pourra jamais s’improviser poète en espagnol s’il n’en connaît que les rudiments. Es propio del hombre equivocarse.
La vérité est pourtant toute simple. La langue française n’est pas si difficile qu’il soit impossible de l’apprendre. Il n’est pas plus difficile d’apprendre à écrire le pluriel «chevaux» qu’il ne le serait d’apprendre «chevaus» ou «chevals». Des générations d’élèves ont appris à écrire «chevaux» et n’en sont pas morts. Il n’y a là rien de stupide. Bien plus, si l’on regarde les choses de près, on s’aperçoit que cette graphie est au contraire très astucieuse.
*
Ah! oui: nous allions oublier… comment dit-on goguenard, en québécois? Cette question avait été lancée comme une boutade par Joël Le Bigot, l’animateur dépareillé de l’émission Le samedi et rien d’autre, à l’antenne de Radio-Canada. Cet animateur intelligent et drôle n’est pas visé par les coups de pique que nous réservons aux «communicateurs» qui nous écorchent les oreilles de leurs insignifiances. Toutefois, pour le bénéfice de M. Le Bigot, voici comment on dit «goguenard», en québécois: on dit… goguenard! Aujourd’hui encore, la langue des Québécois, c’est le français. Elle sera demain ce que nous voudrons qu’elle soit.
Ou bien cette décadence qui aurait commencé vers la fin du XIXe siècle se poursuivra après l’an 2000 et le français s’éteindra lamentablement au cours des prochaines décennies, ou bien nous prendrons les choses en main et corrigerons les erreurs du passé… et celles du présent. La tâche sera ardue, les obstacles nombreux, vu la force du courant décadent, mais elle n’est pas impossible. «Impossible n’est pas français», n’est-ce pas?

Notes
1) La mémoire étant ce qu’elle est, on pardonnera à l’auteur d’avoir «réécrit» l’allocution de ce professeur. Il ne s’agit donc pas d’un texte intégral, mais d’une citation intégrée.
2) Nous sommes conscient que l’anglicisme alternative est passé dans l’usage et a été consigné au Robert. Cela n’empêche pas cet emprunt d’être superflu, inutile, nuisible au bon entendement des choses. Il existe, en français, plusieurs solutions de rechange à cet alternative qui n’en est pas une...
3) Ce rang de fausses perles n’est pas le seul fait des cultures journalistiques et animateuriennes de Radio-Canada. On en compte bien trois ou quatre (de perles) qui ont été pêchées sur les ondes de Télé-Métropole ou qui nous ont été offertes par des «civils» à la langue mal pendue. Ces fragments, récoltés sur une période de quelques mois seulement, sont tous authentiques. Nous les conservons dans un tiroir, à la disposition de qui voudra bien les consulter. Les références sont complètes. On y trouvera le titre de l’émission, l’heure et la date de diffusion, ainsi que le nom du sujet parlant.
4) «Oui, toute langue évolue. Eh oui, de même, il existe des évolutions qui tournent à la dégénérescence, quand le vocabulaire se brouille et se rétrécit, quand on assiste à un dérèglement des significations et des tournures, de la syntaxe. Ce n’est pas du purisme que de s’en inquiéter... À l’origine de cette leucémie du français, on trouve, bien sûr, d’abord, la décadence de notre enseignement.» Jean-François Revel, le Point, 30 octobre 1983.
5) Avant de crier haro sur le baudet, voir la remarque, dans le Bon usage, sur l’accord du participe passé avec avoir.
6) Cri du coeur de la ministre de l’Éducation du Québec, en campagne électorale.
7) Il y a bien longtemps qu’on ne parle ni n’écrit le sumérien en Mésopotamie. Première langue écrite, première à recourir à des pictogrammes stylisées (que notre informatique appliquée appelle des «icônes»), elle aura, la première, subi des ans l’irréparable outrage.
8) Librairie Hachette et Cie, Paris.
9) Comme ce fut le cas pour la sexualisation des titres et des fonctions, qui a envenimé une querelle qui est loin d’être réglée.
10) Devenue l’Ordre des traducteurs et interprètes agréés du Québec.
11) Sur cette question, le lecteur consultera avec profit la Petite introduction à la Psychomécanique du langage, de M. Roch Valin (Presses de l’Université Laval, Québec, 1954).
12) La peine que s’est donné l’auteur de la petite annonce suivante, épinglée à l’entrée d’un marché d’alimentation, est palpable: «Deux roux GM avec taheures d’hiver à vendre».
13) On consultera avec intérêt, et pour nourrir son espoir, Le français par les textes, de J. Beaugrand et M. Courault, Classiques Hachette, Paris, 1962. Cet ouvrage est d’une rare excellence et fait la preuve que l’enseignement – et l’apprentissage – du français ne sont pas le calvaire que l’on voudrait qu’ils soient.
14) Accepterait-on pareil laisser-aller de la part de tout autre professionnel? Imaginez votre stupeur si le menuisier que vous auriez engagé pour vous construire une bibliothèque utilisait un couteau à beurre pour enfoncer des vis… imaginez votre scandale si le maître de littérature à qui vous auriez confié votre enfant ne savait pas lire... imaginez votre inquiétude si votre chirurgien-dentiste se préparait à vous opérer à l’aide d’un mauvais cure-dents en plastique!
15) Il est inconcevable, en effet, que les jeunes chroniqueurs recrutés par Radio-Canada ne sachent pratiquement pas l’anglais ou semblent, à les entendre mâchouiller les mots de cette langue, en avoir une connaissance tristement sommaire.
16) Il y a du reste un avantage à s’exprimer en français standard: on risque d’être compris de tout le monde, et non pas des seuls «initiés» qui parleraient le même sabir que vous. Voir, à ce sujet, l’article d’Alain Guillermou, dans Vie et langage (mai 1973), dont voici un extrait: «Je me demande (…) si une pensée révolutionnaire ne gagne pas de l’efficace à s’exprimer dans un langage (…) clair et pur et souverainement maîtrisé (…); pour reprendre un mot fameux – c’est la liberté langagière qui rend esclave et la contrainte qui affranchit (…); les normes nous unissent, nous les francophones dispersés sur la planète. Ni le créole, ni le joual ne servent la transparence. Ils segmentent, ils isolent. Le charabia, le franglais, l’hexagonal ne favorisent pas la communication (…).»
17) Valery Larbaud, De la traduction, extrait de Sous l’invocation de saint Jérôme, Actes Sud, Hubert Nyssen, éditeur, Éditions Gallimard 1946.
18) À rapprocher du «pluss’ meilleur pays du monde», du «moins pire des deux», du «ça va pas pire» (quoique, à cet égard, si ça ne va pas pire, ça ne va certainement pas mieux), et du «quatrième plus important»… Si, au classement d’un groupe de 30 élèves, le premier est le meilleur et le deuxième est «le deuxième meilleur», faut-il donc conclure que le trentième est «le dernier meilleur»?
19) On relève les mêmes erreurs depuis un demi-siècle dans le discours de chroniqueurs, animateurs ou journalistesapparemment intouchables qui se moquent de l’héritage apparemment stérile des Jean-Marie Laurence et Robert Dubuc, pour ne nommer que ceux-là, et qui continuent allègrement de prendre une marche (comme les Marie-France Bazzo, animatrice de l’émission Indicatif présent, et Gilles Goujeon, animateur de l’émission La facture).
20) Par exemple, cet «accident qui a cours présentement sur l’autoroute métropolitaine».
21) Devenue l’Ordre des traducteurs et interprètes agréés du Québec.
22) Nous avons personnellement entendu M. Beaudry traiter d’imbécile un jeune collègue qui venait d’affirmer que la parlure des gens d’ici était peut-être le fer de lance de l’évolution de la langue française dans le monde contemporain.
23) L’oralisation aurait pour objet de simplifier les choses. À première vue, en effet, il paraît plus simple d’écrire wazo que oiseau. Mais comment indiquera-t-on les différents sons de la voyelle «o», qui compterait une trentaine de graphies différentes, par exemple, – au (exhaustif, papauté, landau), – aud (salaud, crapaud), – aut (chaut, héraut), – aux (chevaux, etc.), – eau (troupeau, cerveau, écheveau), – eault (Meurseault, Arseneault), – o (rigolo, porc, somme, cloporte), – ô (apôtre, suppôt, plutôt), – od (pernod), – os (héros, dos), – ot (levrot, jeunot, paletot)? À supposer que l’on retienne la lettre «o» comme unique signe orthographique du son «o», le mot papauté, par exemple, deviendrait papoté; le féminin de chaud, qui s’écrirait cho, deviendrait… quoi? Et comment distinguerait-on «côte» de «cote», «nôtre» de «notre»?
24) Jean Pichette, rédacteur en chef de la revue Relations, dans Le Devoir du lundi 10 mars 2000.
25) C’est le cas des «là, i’é comm’ djemmé sur l’autoroute» d’un René Homier- Roy et des «i’é-t-en train d’péter une fiouse, passez-moi l’expression» d’un Jean Dussault. Eh bien, non: nous ne la leur passons pas, l’expression – ni à l’un ni à l’autre. Un tel dévergondage est intolérable. Si MM. Roy et Dussault veulent faire de la radio de bas-fonds, ça les regarde, mais ils se trompent d’antenne.
26) Expression empruntée à Jean Duché, Mémoires de Madame la Langue française, Olivier Orban, 1985.
27) McGraw-Hill, Éditeurs, Montréal, 1969.
28)Richard Plante, La Voix de l’Est, le samedi 3 avril 1999.
29) Voir, dans Grevisse, l’article 227.
30) Lire à cet égard The Confessions of an English Opium Eater, de Thomas de Quincy. Voilà un livre si bien écrit, si bien «exécuté», dans une langue si riche, si belle, si complexe – un véritable joyau ciselé de main de maître… on dirait du français.

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