Portrait de Joachim Du Bellay

Jacques Rivière
Il n'est pas parmi les plus grands, mais parmi les plus chers.

Au milieu de ce seizième siècle si turbulent, si plein d'initiatives, d'élans, d'entreprises, - bien qu'il s'exalte de tous les enthousiasmes contemporains, il reste solitaire, car il ne désire pas d'abord vivre. Qui a vu son beau visage irrégulier, si fin, si grave, mais comme détourné, comprendra ce désintéressement silencieux qui est en lui.

Il dédaigne facilement, non par envie, ni par satisfaction de ce qu'il tient; mais c'est pour se préserver. Il est choqué par les réalités de la vie, dont Ronsard à côté de lui s'accommode si gaillardement. Ce n'est pas manque de générosité; mais il a besoin de se garder contre les tentatives de l'extérieur; il faut qu'il se protège lui-même comme une flamme pure et faible. Et, comme il n'a pas assez d'orgueil pour changer sa fragilité intime en un pessimisme universel, sans les accuser en eux-mêmes, sans prétendre diminuer leur valeur pour les autres, en silence, par quelque douce raillerie, il dédaigne les biens d'ici-bas. Que j'aime la façon modeste dont cette belle âme refuse l'usage de la vie! Cher Du Bellay, malin et délicat...

Il aime les idées. Il laisse à d'autres le soin de les inventer, de découvrir leurs liens logiques et d'organiser leur conséquence; pour lui, il se contente d'être avec elles en échange et en conversation; il se plaît en leur compagnie; il sait les voir comme elles sont. Vers elles son esprit s'élève avec animation, tout joyeux d'échapper à l'influence du corps; il les caresse, il les contourne, délivré de la lassitude où le maintenait la chair. Le platonisme de Du Bellay n'est pas une doctrine apprise; il le vit : le monde des Idées, c'est pour lui un refuge tout proche et, si l'on peut dire, sensible; c'est le lieu où se meut naturellement son agile et claire pensée, c'est cet état d'indépendance de l'esprit où il accède si gaiement.

Peu de véhémence à vivre; mais quelle gentillesse dans l'enthousiasme! Parmi les vertus indispensables au poète, Du Bellay range "la magnanimité de couraige". Nul mieux que lui n'en est doué. Son âme est de celles qui, entre tous les sentiments possibles, toujours élisent spontanément le plus généreux, le plus naif, le plus oublieux de soi. Il est ami de l'admiration; il sait goûter cette douce et subtile chaleur dont elle nous emplit. La Deffence et Illustration est pleine d'un transport vif et radieux; partout y paraissent le plaisir, l'élan, l'abandon que ressent Du Bellay auprès des grandes oeuvres du passé. Comme elles le mettent jolment hors de lui! Et non pas n'importe laquelle. La difficulté à se satisfaire qui faisait son dédain se retrouve dans son admiration. Il ne s'éprend que de l'exquis. Son amour est trop fier pour ne pas choisir, trop impatient pour souffrir de s'adresser ailleurs qu'au plus haut.

L'avidité qu'il faut pour s'emparer des choses nouvelles et les rendre siennes, c'est de quoi manque Du Bellay. Mais toute sa force est d'attachement. Il n'aime rien davantage que ce à quoi il tient déjà; aucune nouveauté ne peut le conduire à l'oubli de ce qu'il possède. La fidélité est en lui naturelle comme la noblesse; il se fixe à son passé, il l'observe, il le garde. Le mouvement le plus aisé de sa pensée est le retour; si on la laisse à elle-même, tout de suite elle se rappelle, elle regrette, elle s'occupe à "ramentevoir" les biens qu'elle a perdus :
    Tousjours de la maison le doulx désir le poingt
Comme une longue pensée qui toujours retourne à quelque endroit bien secret de la mémoire, c'est vers ses origines que spontanément sa vie s'oriente. Peut-être le platonisme de Du Bellay, en même temps que dépouillement de l'esprit, est-il amitié éperdue pour les biens dont la vie nous exile.

Ame ardente, railleuse, tendre et déroutée, âme par toutes ses amours retenue, âme jointe à tout ce qu'elle a quitté! Elle y est si bien liée qu'elle ignore ces glissements, ces libres va-et-vient dont les âmes puissantes à vivre, comme celle de Ronsard, se sentent déportées. De là l'aspect un peu contraint de la poésie de Du Bellay. Elle n'est pas lyrique; elle ne se développe pas selon ces amples déroulements secrets, selon ces courants intimes qui se croisent, s'unissent ou se contrarient mystérieusement dans les coeurs vraiment inspirés. Avec elle nous n'arrivons pas à nous égarer, à lâcher le sol comme se détendent doucement les genoux du nageur au moment qu'il perd pied. Mais elle reste décorative, un peu fabriquée, pareille à un blason ouvragé : j'aime chaque détail, je le touche du doigt avec satisfaction; je me plais à l'agencement savant et un peu lourd de l'ensemble; je contemple, c'est-à-dire je demeure.

Je ferme le livre : et plus vivant et plus aimable mille fois que ces beaux vers embarrassés, je sens près de moi Du Bellay qui les écrivit.

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