Fantôme d'Orient (1ère partie)

Pierre Loti
I


Septembre 188...

Minuit, après une fraîche soirée de fin septembre où déjà un peu d'automne s'annonce. Du silence partout. Dans ma maison familiale paisiblement endormie, je reste seul éveillé, l'esprit en grand trouble d'anxiété et d'attente. Depuis tantôt deux heures, je me suis retiré chez moi, disant que j'allais sagement me coucher, en prévision de mon départ matinal de demain. Mais le sommeil ne vient pas. Enfermé dans mon logis particulier, errant sans but d'une pièce dans une autre, je reste indéfiniment songeur, comme à la veille de mes grands départs de marin pour des campagnes longues et lointaines, et en dedans de moi-même, je passe une lente revue sinistre de temps accomplis, de choses à jamais finies, de visages morts.

Cette fois pourtant, je ne pars que pour un mois et je ne vais pas plus loin que Constantinople, mais le voyage sera sombre...

Il faut bien qu'il se soit joué là-bas un acte inoubliable de cette féerie noire qui a été ma vie, pour que je m'inquiète ainsi de la pensée d'y retourner; pour que tout ce qui en vient, un mot tartare qui me repasse en tête, une arme d'Orient, une étoffe turque, un parfum, aussitôt me plonge dans une rêverie d'exilé où réapparaît Stamboul! Et ce n'est pas par simple fantaisie d'art non plus, qu'ici mon appartement est pareil à celui de quelque émir d'autrefois, ressemble à une demeure orientale qui, par sortilège, se serait incrustée au milieu de ma chère maison héréditaire, avec ses arceaux dentelés, ses broderies d'ors archaïques et ses chaux blanches. Un charme dont je ne me déprendrai jamais m'a été jeté par l'Islam, au temps où j'habitais la rive du Bosphore, et je subis de mille manières ce charme-là, même dans les choses, dans les dessins, dans les couleurs, jusque dans ces vieilles fleurs de rêve qui sont ici naïvement peintes sur les faïences de mes murs. Et surtout il m'attire, ce charme triste, il m'attire vers là-bas où je serai demain.

C'est donc vrai que je vais revoir Stamboul... C'est bien réel et prochain, ce pèlerinage auquel, depuis dix ans, je rêve...

Depuis dix ans que les hasards de mon métier de mer me promènent à tous les bouts du monde, jamais je n'ai pu revenir là, jamais; on dirait qu'un sort, un châtiment sans merci m'en ait constamment éloigné. Jamais je n'ai pu tenir le solennel serment de retour qu'en partant j'avais fait à une petite fille circassienne, abîmée dans le suprême désespoir.

Et je ne sais plus rien d'elle, qui fut la bien-aimée à qui je croyais m'être donné jusqu'à l'âme, pour le temps et pour les au-delà infinis.

Mais, depuis que je l'ai quittée, constamment je suis poursuivi en sommeil par cette vision, toujours la même : mon navire fait à Stamboul une relâche inattendue, rapide, furtive; ce Stamboul revu en songe est étrange, agrandi, déformé, sinistre; en hâte, je descends à terre, avec la fièvre d'arriver jusqu'à elle, et mille choses m'en empêchent, et mon anxiété va croissant à mesure que passe l'heure; puis tout de suite vient le moment de l'appareillage, et alors, de partir sans l'avoir revue et sans avoir seulement rien retrouvé de sa trace égarée, j'éprouve tant d'angoisse que je me réveille...



Pour le relire, pendant cette soirée d'attente, je vais chercher avec crainte un livre qu'autrefois j'ai publié, par besoin déjà de chanter mon mal, de le crier bien fort aux passants quelconques du chemin, et que, depuis le jour où il a paru, je n'ai plus jamais osé ouvrir. Pauvre petit livre, très gauchement composé, je pense, mais où j'avais mis toute mon âme d'alors, mon âme en déroute et prise des premiers vertiges mortels, ne pensant pas du reste que je continuerais d'écrire et qu'on saurait plus tard qui était l'auteur anonyme d'Aziyadé. (Aziyadé, un nom de femme turque inventé par moi pour remplacer le véritable qui était plus joli et plus doux, mais que je ne voulais pas dire.)

Avec recueillement, comme si je regardais dans une tombe en soulevant la dalle funéraire, je commence à tourner ces pages oubliées, étonnantes pour moi-même qui les ai jadis écrites.

Des enfantillages d'abord qui me font sourire. Un certain Loti de convention, auquel je m'imaginais ressembler. Et puis, çà et là, des bravades, des blasphèmes; les uns banals et ressassés dont j'ai pitié; les autres, si désespérés et si ardents, que c'étaient encore des prières. Oh! le temps jeune, où je pouvais blasphémer et prier!…

Mais tout l'inexprimé qui dormait entre les lignes, entre les mots impuissants et sourds, s'éveille peu à peu, sort de la longue nuit où je l'avais laissé s'évanouir. Ils me réapparaissent, ces insondables dessous de ma vie, de mon amour d'alors, sans lesquels du reste il n'y aurait eu ni charme profond ni intime angoisse. De temps à autre, pour un souvenir, pour une souffrance que ce livre évoque, je sens cette sorte de secousse glacée ou de frisson d'âme, qui vient des grands abîmes entrevus, des grands mystères effleurés. Mystères de préexistences, ou de je ne sais quoi d'autre ne pouvant même pas être vaguement formulé. Pourquoi l'impression, tout à coup retrouvée, d'un rayon de la lune de mai sur cette campagne pierreuse de Salonique, où commença notre histoire, suffit-elle à me donner ce frisson-là? Ou bien la vision d'un soleil de soir d'hiver, entrant dans notre logis clandestin d'Eyoub? Ou bien une phrase dite par elle, qui me revient, avec les intonations de la langue turque et le son de sa jeune voix grave? Ou tout simplement encore l'ombre de tel grand mur désolé, jetant sur un coin de rue solitaire l'oppression d'une mosquée voisine? Ces si petites choses, à peine saisissables, à peine existantes, à quoi donc sont-elles liées dans les tréfonds inconnus de l'âme humaine, à quoi d'antérieur vont-elles se rattacher, à quelles aventures mortes, à quelle poussière encore souffrante, pour faire ainsi frémir? Et surtout pourquoi éprouve-t-on ces étranges chocs de rappel, uniquement lorsqu'il s'agit de pays, de lieux ou de temps, que l'amour a touchés avec sa baguette de délicieuse et mortelle magie?

Beaucoup de feuillets que je tourne vite, sans même les parcourir : ceux où j'avais arrangé, changé les faits avec plus ou moins de maladresse, pour les besoins du livre ou pour mieux dérouter des recherches indiscrètes. Puis voici nos derniers jours d'Eyoub, avec le déchirement du départ, tandis que le printemps revenait une fois de plus sur le vieux Stamboul, semant par les rues tristes les fleurs blanches des amandiers. Et maintenant, la fin, tout ce passage imaginaire d'Azraël que j'avais ajouté, non pas seulement parce qu'il me semblait, avec mes idées d'alors sur les histoires écrites, qu'un dénouement était nécessaire, mais bien plutôt parce que j'avais ardemment rêvé, pour nous deux, de finir ainsi. Oh! je me rappelle, je l'avais composé de mes larmes et de mon sang, ce dénouement-là, et, bien qu'il soit inventé, il a été si près d'être véritable, que je le relis ce soir, après tant d'années, avec un trouble que je n'attendais plus, un peu comme on relirait, outre-tombe, la page suprême du journal de la vie.



Eh bien ! la vraie fin reste mystérieuse encore, et je tremble en songeant que je la connaîtrai bientôt, que je pars demain pour aller là-bas remuer toute cette cendre.

Quant à la vraie suite, tout simplement la voici :

Non, je ne sais plus rien d'elle. Je ne base sur rien cette conviction, à la fois douce et infiniment désolée, que j'ai de sa mort. Peu à peu, notre histoire d'amour s'est arrêtée, mais sans solution précise; notre histoire à deux s'est perdue, mais sans finir.

Les rares petites lettres qui, les premiers temps, malgré les farouches surveillances, à travers mille difficultés m'arrivaient encore, ont cessé, depuis sept ans bientôt, de m'apporter leur plainte étouffée. Finies aussi, les lettres d'Achmet, et finies d'une façon inquiétante : devenues d'abord singulières, invraisemblables, avec des confusions de noms et de personnes que lui-même n'aurait jamais faites, avec une persistance à ne jamais me parler d'elle, – tellement que je n'ai plus osé questionner, ni même répondre, dans la crainte de pièges tendus, de mains étrangères interceptant nos secrets.

Et comment, à distance, déchiffrer cette énigme; quel ami assez dévoué, assez habile et assez sûr charger de telles recherches, à Stamboul, derrière les grillages des harems... D'année en année, du reste, j'espérais revenir, – et au contraire les hasards de ma vie me conduisaient ailleurs, en Afrique, en Chine, toujours plus loin... Alors peu à peu une sorte d'apaisement de ces souvenirs se faisait en moi-même, sans que je fusse tout à fait coupable; ils se décoloraient comme sous de la poussière, sous de la cendre de sépulcre.

Les nuits seulement, pendant les lucidités du rêve, je retrouvais, sous une forme continuellement la même, mes regrets inatténués; toujours ces imaginaires retours dans un Stamboul aux dômes trop hauts et trop sombres profilés sur un grand ciel mort; toujours ces courses anxieuses, arrêtées malgré moi par des inerties insurmontables et n'aboutissant pas; et pour finir, toujours ce réveil, à l'heure supposée de l'appareillage, avec l'angoisse et le remords d'avoir gaspillé les instants rares qui auraient dû me suffire pour arriver jusqu'à elle.

Oh! l'étrange Stamboul, l'oppressante ville spectrale que j'ai vue dans mes nuits ! Quelquefois elle restait lointaine, montrant seulement à l'horizon sa silhouette; sur quelque plage déserte, je débarquais au crépuscule, apercevant là-bas, là-bas, les minarets et les dômes; à travers des landes funèbres, semées de tombes, je prenais ma course, alourdie par le sommeil; ou bien c'était dans des marécages, et les joncs, les iris, toutes les plantes de l'eau retardaient ma course, se nouaient autour de moi, m'enlaçaient d'entraves. Et l'heure passait, et je n'avançais pas.

D'autres fois, mon navire de rêve m'amenait jusqu'aux pieds de la ville sainte; c'était dans les rues, alors, que j'endurais le supplice de ne pas arriver; dans le dédale sombre et vide, je courais d'abord vers ce quartier haut de Mehmed-Fatih qu'habitait son vieux maître; puis, en route, me rappelant tout à coup que je ne pouvais aller directement chez elle, j'hésitais, enfiévré, pendant que les minutes fuyaient, ne sachant plus quel parti prendre pour retrouver au moins quelqu'un de jadis connu qui me parlerait d'elle, qui saurait me dire si elle était vivante encore et ce qu'elle était devenue, – ou bien si elle était morte et dans quel cimetière on l'avait mise; et mon temps se passait en indécisions, en rencontres de gens pareils à des spectres, qui me barraient le passage; d'autres fois, je gaspillais à des bagatelles mes minutes précieuses, m'attardant, comme au cours de mes promenades de jadis, à des bazars d'armes, m'asseyant dans des cafés pour attendre des personnages que j'envoyais chercher et qui n'arrivaient pas; ou encore je me perdais, avec une intime terreur, dans des quartiers inconnus et déserts, dans des rues de plus en plus étroites m'emprisonnant comme des pièges au milieu d'une nuit profonde; – et, pour finir, arrivait tout à coup l'heure, l'heure inexorable de l'appareillage, avec l'excès d'inquiétude amenant le réveil. Dans ce rêve obsédant qui, depuis ces dix années, m'est revenu tant de fois, m'est revenu chaque semaine, jamais, jamais je n'ai revu, pas même défiguré ou mort son jeune visage; jamais je n'ai obtenu, même d'un fantôme, une indication, si confuse qu'elle fût, sur sa destinée...




Et maintenant le maléfice qui me tenait éloigné semble à la fin rompu; en complète possession de mon activité d'esprit et de vie, je vais revoir en plein jour, en plein soleil, cette ville qui pour moi s'est peu à peu amalgamée à du sombre rêve au point de me paraître elle-même presque chimérique. À peine puis-je croire que rien ne m'entravera en chemin; que j'arriverai au but; que je marcherai dans ces rues sans être ralenti par des inerties de sommeil, que j'interrogerai des êtres vivants, et que peut-être je retrouverai la chère trace perdue.

Bien réellement je pars demain, et je pars d'une façon aussi banale et positive que pour un voyage quelconque; mes malles sont en bas, prêtes à être enlevées dès le matin par la voiture qui m'emportera au chemin de fer. Empressé, comme toute ma vie, je traverserai l'Europe très vite, en trois jours, par le rapide de Paris à Bucarest. En route cependant, dans les Karpathes, je m'arrêterai une semaine, au palais d'une reine inconnue : une halte qui sans doute tiendra un peu du rêve et de l'enchantement, avant l'inquiétante étape finale. Et puis, de Varna, par la mer Noire, en vingt-quatre heures je gagnerai Constantinople.



Mes préparatifs de voyage étant par hasard terminés à l'avance, rien ne trouble la paix de cette veillée de départ, dans tout ce silence et ce sommeil d'alentour.

Maintenant, je rassemble ces menus objets plus précieux que j'emporterai sur moi, des lettres, des amulettes et certaine bague qu'elle m'avait donnée. Puis, avec recueillement, je vais ouvrir un tiroir mystérieux, caché sous de vieilles broderies orientales; c'est le cercueil où dorment mille petites choses rapportées d'Eyoub, des feuillets sur lesquels des mots turcs sont gauchement tracés de son écriture enfantine, des morceaux coupés à l'étoffe de notre divan de Brousse, des fantômes de pauvres fleurs qui jadis poussèrent dans des jardins de Stamboul au printemps. Au plus profond de cette cachette, sous ces débris, je cherche une adresse en caractères arabes qui, le matin de mon départ, fut dictée par Achmet à l'écrivain public de la place d'Ieni-Djami : d'après lui, elle devait me servir de ressource suprême pour le retrouver si je ne revenais qu'après de longues années, ayant épuisé toutes les autres enveloppes à son propre nom, dictées l'avant-veille par « Aziyadé », tous les moyens de correspondre avec eux.

La voici, cette adresse; elle a cinq ou six lignes, elle n'en finit plus; elle donne le nom et le gisement d'une vieille femme arménienne : « Anaktar-Chiraz, qui demeure au faubourg de Kassim-pacha, dans une maison basse, sur la place d'Hadji-Ali; à côté il y a un marchand de fruits, et en face il y a un vieux qui vend des tarbouchs. »

« Achmet » jugeait que cette femme ne quitterait certainement jamais sa maison, puisqu'elle en était propriétaire. Jadis elle l'avait recueilli et soigné pour je ne sais quelle maladie, pendant son enfance d'orphelin; elle l'aimait beaucoup, disait-il, et saurait toujours où le prendre, eût-il même changé vingt fois de métier et de demeure. Pauvre petite adresse naïve, qui fut écrite, je me souviens, en plein air, au pied de la mosquée, sous les platanes, par un si clair soleil de printemps et de jeunesse, et qui a dormi près de dix années dans l'obscurité de ce tiroir, pendant que je courais le monde! Elle a jauni, pâli, pris un air de document ancien concernant des personnes mortes. Elle me fait mal à revoir, si fanée. Il me paraît invraisemblable que je puisse la ramener à la grande lumière d'Orient, et que les mots écrits là me servent jamais à renouer-un fil conducteur vers des êtres qui soient encore vivants et réels, qui ne soient pas des mythes de mon imagination, des spectres de mon souvenir. Cette vieille femme arménienne, ce marchand de fruits, ce marchand de tarbouchs, pauvres gens quelconques d'un faubourg perdu : et aussi ce petit quartier antique où je me rappelle vaguement être venu, une fois ou deux, m'asseoir au crépuscule avec « Achmet » sous des treilles centenaires, dans le jardinet triste d'un café turc, qui sait ce que tout cela a pu devenir, qui sait ce que j'en retrouverai...

Dix années, c'est du reste un recul profond où toutes les images se noient dans une même brume. Aussi, au début, ma rêverie s'était-elle maintenue dans un sentiment d'anxiété encore assourdie, de mélancolie plutôt tranquille. Mais voici qu'un plus grand trouble me vient, à cette réflexion subite : pourtant, il se peut qu'elle vive ! Depuis bien longtemps cette pensée-là ne s'était plus présentée à moi d'une manière aussi poignante. En effet, puisque je ne sais pas, puisque je ne suis sûr de rien, il n'est donc pas impossible que bientôt, dans si peu de jours que j'en frémis comme si ce devait être demain, je me retrouve en sa présence. Oh! rencontrer de nouveau son regard, que je m'étais habitué à croire mort, son regard de douleur ou de sourire; revoir, comme elle disait, ses « yeux face à face ! » oh! l'angoisse, ou l'ivresse de ce moment-là!...

Et comment serait-elle alors, comment serait son visage de vingt-huit ans? Dans toute sa beauté de femme, me réapparaîtrait-elle, la petite fille d'autrefois, svelte, aux yeux vert de mer? ou bien flétrie, qui sait, finie à jamais en tant que créature de chair et d'amour? Peu importe du reste, même vieillie et mourante... je l'aime encore. Mais de toute façon l'instant de cet étrange revoir serait pour nous deux un peu terrible, et n'aurait pas de lendemain arrangeable, n'aurait aucune suite pouvant être envisagée sans effroi. Aziyadé et Loti, ceux d'autrefois, du moins, sont bien morts; ce qui peut rester d'eux-mêmes s'est transformé, leur ressemble à peine sans doute, de visage et d'âme; comme l'affirme ce petit livre enfantin que je viens de refermer, tous deux sont morts.

C'est presque sacrilège de le dire : en ce moment, je crois que je préférerais être sûr de ne trouver là-bas qu'une tombe. Pour elle et pour moi, j'aimerais mieux qu'elle m'eût devancé dans la finale poussière qui ne pense ni ne souffre. Et alors j'irais tenir mon serment de retour devant quelqu'une de ces petites bornes funéraires, aux mystiques inscriptions confiantes, qui si paisiblement traversent l'indéfini des durées, dans les bois de cyprès...




Il fait lourd et il fait inquiétant dans mon logis, ce soir. Et tout y a pris l'air lugubre, avec ce seul flambeau qui laisse les fonds dans une obscurité confuse; çà et là, des tranchants d'acier luisent des lames courbes d'yatagans, et sur le rouge foncé des tentures murales, les broderies étranges semblent la figuration symbolique de mystères d'Orient, qui me seraient profondément incompréhensibles. Quels êtres inconnus, de quelle génération ayant précédé la nôtre, ont fixé dans ces dessins leurs rêves, leurs immuables rêves? Ceux pour qui on a trempé ces armes et tissé ces ors, quelles chimères avaient-ils, quelles amours, quelles espérances? Je les sens loin de moi comme jamais, ces croyants-là, qui à présent dorment en terre sainte, au pied des mosquées blanches. Tout ce décor de vieil Orient est ce soir pour me faire mieux sentir combien sont dissemblables jusqu'à l'âme les différentes races humaines et tout ce qu'il y a d'insensé, d'impossible et de funeste à aller chercher de l'amour là-bas. Entre les deux égarés qui s'aiment, reste toujours la barrière des hérédités et des éducations foncièrement différentes, l'abîme des choses qui ne peuvent être comprises. Et il leur faut prévoir qu'ensuite, quand viendra leur fin, ils n'auront seulement pas, pour les bercer ensemble à la dernière heure, le commun souvenir, encore un peu doux, des mirages religieux de leur enfance; ni la même terre, après, pour les réunir.

Il semble ainsi que le temps et la mort vous séparent davantage et qu'on s'en aille se dissoudre dans des néants opposés...




Les choses ici sont imprégnées d'odeurs turques comme dans un sérail, et c'est trop; ce silence aussi est pesant, ajoute encore à la lourdeur parfumée de l'air, et j'ouvre en grand les fenêtres...

Le silence reste le même, augmenté plutôt, prolongé par tout le silence d'alentour. Entrent un phalène et les longs rayons de la lune. Entre aussi une fraîcheur, une fraîcheur exquise, venue des jardins, venue de la campagne et des grands marais, de par delà les ormeaux des remparts. Je me sens réveillé, par cet air frais, comme d'un songe très sombre, et je me penche à cette fenêtre pour respirer de la vie. Les choses familières du voisinage m'apparaissent alors, aux places de tout temps connues; l'éclairage lunaire leur donne, cette nuit, je ne sais quoi d'immuablement tranquille, d'un peu irréel aussi; mais elles sont bien les mêmes toujours, et j'ai vu toute ma vie ces vieux toits, ces pans de murs, ces trouées profondes des jardins, ces masses ombreuses des verdures, et on dirait que tout cela me chante en ce moment quelque petit hymne mélancolique de terre natale, me conseillant de ne pas partir. Tant d'autres, plus simples que moi, n'ont jamais quitté ce pays, ni seulement ce voisinage, – peut-être, si j'avais fait comme eux...

Une senteur monte des jardins, senteur d'humidité, de mousse, de feuilles mortes, qui est particulière aux premiers soirs refroidis où des brumes légères se lèvent. Déjà l'automne ! Encore un été qui s'en va, qui aura passé quand je reviendrai de Stamboul. Mon Dieu, je vais, pour ce voyage, perdre nos derniers beaux jours d'ici, avec la plus belle floraison de nos roses sur nos murs, et je ne verrai plus, cette année, deux chères robes noires se promener dans notre cour, au dernier resplendissement de septembre. Et qui sait, avec tout l'imprévu de mon métier de mer, quand je retrouverai ces choses? Me voici maintenant indécis, attristé et presque retenu, à cette veille de départ, par le regret de ce que j'abandonne.



Puis, brusquement, tout change, dès que je suis rentré dans le logis turc rouge sombre où luisent les armes; tout s'oublie, dans l'impatience inquiète de Stamboul, à cause simplement d'une amulette que je suis allé prendre au fond d'un coffre et que j'ai rattachée à mon cou.

Depuis longtemps je ne l'avais plus vue, cette amulette d'Orient; elle se compose de je ne sais quels minuscules objets mystérieux enfermés dans un sachet; le sachet, cousu assez gauchement par une petite main inhabile qui pourtant s'était appliquée beaucoup, est fait d'un morceau de drap d'or sur lequel une fleur rose est brochée; et ce bout d'étoffe a été choisi, puis coupé, dans ce qui restait de plus frais de certaine petite veste qu'une enfant circassienne avait portée pendant deux étés de sa vie pour aller à l'école, par des sentiers de hautes herbes, le long du Bosphore, au village de Kaulidja. Je pense qu'il est vieux comme le monde, cet enfantillage attristé qui consiste à échanger entre soi, si l'on s'aime, de pauvres petites choses datant des premières années de l'existence et à s'en faire comme des amulettes contre le mutuel oubli; j'ai connu cela bien des fois, chez des êtres de races très différentes. Et cette uniformité des sentiments humains est, hélas ! pour me faire douter davantage de l'individualité propre des âmes : quand on y songe, on est tenté, tellement elles semblent pareilles, de ne les regarder que comme des émanations éphémères de ce même tout impersonnel qui est l'espèce indéfiniment renouvelée.

Donc, c'est ainsi chez nous tous : quand l'amour grandit et s'élève jusqu'à des aspirations vers d'éternelles durées, ou quand l'amitié devient assez profonde pour donner l'inquiétude de la fin, on en arrive à jeter les yeux en arrière, sur l'enfance de ceux qu'on aime. Le présent paraît insuffisant et court; alors, comme on sait que l'avenir ne sera peut-être jamais, on essaie de reprendre le passé, qui, lui au moins, a été. « À qui ressemblais-tu quand tu étais toute petite fille? Dis-moi comment était ton visage, ton costume? A quoi rêvais-tu quand tu étais tout petit garçon? Comment étaient tes allures et tes jeux? Et moi aussi, je tiens à te conter mes premières joies d'enfant et mes premiers chagrins; même je veux te faire cadeau de telle petite chose, qui vient de ce temps-là, et qui m'était très précieuse. » À Eyoub, dans le mystère plein de dangers de notre logis turc, enfermés tous deux et inquiets des moindres bruits qui traversaient le lourd silence du dehors, nous passions souvent nos soirées d'hiver à des causeries de ce genre. Et tant de fois dans ma vie – avant de l'avoir connue et après l'avoir presque oubliée – tant de fois j'ai fait de même, hélas ! avec d'autres, sous l'influence douce des amitiés ou sous le charme mortel des amours... Oh! leurre pitoyable encore que tout cela !

Et cependant, mon Dieu, il a peut-être eu la plus belle part d'ivresse qu'un homme puisse attendre de la vie, et il devrait peut-être se contenter de mourir après, celui à qui une petite fille délicieuse a éprouvé le besoin de donner une amulette contre l'oubli, et l'a composée avec tant d'amour, en déchirant la plus sacrée de ses reliques d'enfance.

Ce talisman de drap d'or a d'ailleurs, ce soir, produit son effet magique, car voici qu'il a complété étrangement l'évocation commencée par la lecture du livre. Tout à coup, celle qui me l'avait donné est comme présente : je la vois, attachant l'amulette à mon cou, puis levant vers moi un regard où transparaissait toute sa petite âme simple et grave : son visage est sorti de la nuit, avec son expression des derniers jours et l'interrogation suprême de ses yeux... Alors, ce qu'il y avait peut-être d'un peu factice tout à l'heure, d'un peu hésitant dans mon sentiment pour elle, s'en est allé en nuage, avec ce que je m'étais dit à moi-même de raisonnable et de froid, d'égoïste et d'atroce, sur les probabilités de sa mort. Oh! non, au lieu de cette tombe, que plutôt je la retrouve, elle, n'importe comment et n'importe à quel prix; quand je devrais recommencer à souffrir après, j'aimerais mieux la revoir; je ne l'espère pas, mais je sens que je le voudrais, au risque de tout. Oh ! la retrouver, même vieillie, même près de mourir, ombre encore un peu pensante qui seulement comprenne que je suis revenu et qui m'entende demander pardon; ombre qui ait encore ses yeux, son expression d'yeux, et que je puisse aimer un instant avec le meilleur de mon âme et le plus tendre de ma pitié. Ou même, s'il le faut, que je la retrouve m'ayant oublié, jeune, belle toujours et jouissant en paix de l'été de sa vie, des quelques années de soleil qui étaient son lot, à elle aussi bien qu'à toutes les autres créatures, et que je n'avais pas le droit de lui prendre.

Ces barrières, dont je parlais, ces différences profondes des races et des religions, est-ce que cela existe, je ne sais plus. Au-dessus de tout, passe l'amour, le charme d'un regard qui va du fond d'une âme au fond d'une autre âme. Et, en ce moment, si elle était près d'ici, j'irais la chercher par la main, et, sans hésitation, avec un sourire, je l'amènerais au milieu de tout ce que j'ai de plus cher et de plus respecté.

Toutes mes impressions changeantes de cette soirée se fondent à présent dans ce désir attendri de la revoir, dans cet élan – d'ailleurs presque sans espérance – vers elle.




II


Bucarest, octobre 188...


Environ quinze jours après, à l'autre bout de l'Europe, dans un grand palais de souverain où je suis arrivé la nuit et où je suis seul.

Ayant traversé très vite l'Allemagne et l'Autriche, j'ai fait halte d'une semaine chez l'exquise reine de ce pays-ci, dans son château d'été, au milieu des Karpathes.

Je l'ai quittée hier, et ici, à Bucarest, où je devais passer la nuit, l'hospitalité m'était préparée au palais royal, inhabité en ce moment.

Rien de désolé et de tristement solennel comme un palais vide. Sitôt que je suis seul dans mon appartement, une sorte de silence spécial m'enveloppe. De très loin, ce bruit de voitures, qui est encore plus incessant à Bucarest qu'à Paris, me vient comme un roulement assourdi d'orage; je suis séparé de la rue vivante par de grandes places sans passants, où veillent des factionnaires, et, dans le palais même, rien ne bouge.

Au château de la reine, je m'étais laissé malgré moi distraire et charmer par mille choses. Mais ici, c'est ma dernière étape avant Stamboul, qui n'est plus qu'à vingt-quatre heures de moi, – et, jusqu'au matin, j'entends sonner contre les pavés, de plus en plus distinctement, comme en crescendo, le pas régulier des sentinelles qui gardent les portes.


Mardi 5 octobre.


À quatre heures du matin, avant jour, je quitte le palais royal. Il fait très froid dans les rues de Bucarest. Un landau me mène bride abattue à la gare, au milieu d'un flot de voitures, qui roulent dans l'obscurité. Le ciel a des teintes glacées d'hiver. Le long de ces rues droites et nouvelles, qui ressemblent à celles d'une capitale quelconque d'Europe, je ne sais plus trop où je suis, ni où ces chevaux m'emportent si vite; en tout cas, je ne me figure plus très nettement que je suis en route pour Stamboul et que j'y arriverai demain.

A cinq heures du matin, en chemin de fer, dans les lourds wagons à couchettes de l'Express-Orient.

Puis, vers huit heures, ce train s'arrête au bord du Danube, qu'il faut franchir en bateau. Très froid toujours, avec une brume légère aux horizons d'une plaine plate, infinie. Mais ici, il y a déjà des costumes d'Orient, nos bateliers sont coiffés du fez et sur le fleuve, des barques, immobiles le long des berges, portent le pavillon turc, rouge à croissant blanc. Alors le sentiment me revient, plus poignant tout à coup, du but vers lequel je m'achemine, dans cette matinée fraîche d'octobre, à travers ces eaux et ces prairies.



Sur l'autre rive, nous montons dans un mauvais petit chemin de fer qui doit, dans sa journée, nous faire franchir la Bulgarie.

Elle est bien sombre et sauvage, par ce jour d'automne, cette Bulgarie en révolution, en guerre.

Un long arrêt, vers midi, à je ne sais quel village, au milieu d'une plaine déserte. Il y a là un campement de cavalerie. Les cavaliers sont en tenue de campagne, l'air déterminé et superbe, prêts à se battre demain. Leur musique s'aligne en rond pour nous jouer un air étrange, d'une rare tristesse orientale, quelque chose comme une marche guerrière, lente et obstinée, vers un but qui serait la mort... Et en écoutant, je me sens près de pleurer... De plus en plus, cette approche de Stamboul donne pour moi une importance exagérée aux choses quelconques de la route, change leur aspect, me les fait voir comme à travers du crêpe.

À mesure que nous avançons vers la mer Noire, l'air se fait moins froid. Les stations – de pauvres villages, de loin en loin perdus au milieu de régions désolées – commencent à avoir des noms tartares que je puis comprendre, traduire, et qui alors me charment comme si je rentrais dans une patrie : Le petit marché, Le petit diable, etc... Des costumes turcs, turbans, vestes de bure soutachées de noir, commencent à se montrer aux barrières, – et je prête l'oreille attentivement, pour écouter ces gens-là parler la langue aimée, dans cet âpre pays triste.

Enfin Varna paraît, et je salue les premiers minarets, les premières mosquées.

Il fait calme sur la mer Noire, quand nous montons dans la barque qui nous emmène au paquebot de Constantinople. L'air est devenu tiède, léger, et Varna, qui s'éloigne dernière nous, a ses minarets baignés dans la lumière d'or du couchant.




Une bruyante table d'hôte sur ce paquebot encombré de touristes, – et alors, comme conséquence pour moi, l'oubli momentané, dans le brouhaha des voix, dans la banalité des choses qui se disent.

Mais après, quand je me promène seul, à travers la nuit grise, sur le pont de ce paquebot qui file vers le sud, qui file très vite, sans secousse, sans bruit, comme en glissant, – je me rappelle que je suis tout près du but et que j'y arriverai demain. Sur ce navire, je m'étonne, par habitude de métier, de n'avoir pas de quart à faire, d'être au milieu de matelots qui ne m'obéiraient point et à qui je suis inconnu; rien ne me regarde, ni la manœuvre ni la route, – et cela me semble un peu invraisemblable; cela suffit, dans cette nuit vague, à jeter je ne sais quelle incertitude de rêve sur la réalité de ma présence à bord. Personne ne sait ici mon nom, encore moins ce que je vais faire là-bas et combien cette approche me trouble. Ce retour à Stamboul prend, à cette heure, je ne sais quel air clandestin et funèbre aussi, dans le silence de plus en plus absolu du navire, qui s'endort tout en fuyant.

Instinctivement, mes yeux regardent et suivent deux ou trois petits feux très lointains, â peine perceptibles, qui semblent piqués au hasard sur l'immensité neutre, – dans le ciel ou dans la mer, on ne sait trop, – et qui sont des phares de la côte turque. La mer devient de plus en plus inerte, et notre allure toujours plus glissante dans la nuit confuse où l'horizon n'a pas de contours.

En songe, mes retours imaginaires se passaient ainsi; très vite, je glissais dans de l'obscurité vers Stamboul, et, ce soir, je finis par avoir presque l'impression de n'être plus qu'un fantôme de moi-même, en route nocturne vers le pays que j'ai aimé…….


Jeudi 6 octobre.


Au petit jour, un employé à voix étrangère vient avertir les passagers, dans leurs cabines, que l'entrée du Bosphore est proche. Je venais à peine de m'endormir, ayant passé la nuit à songer, et je me réveille en sursaut, avec une commotion au cœur rien qu'à ce nom de Bosphore.

Sur le pont où il fait froid, un à un les passagers apparaissent, indifférents, eux, et simplement déçus de ce qu'on leur montre. En effet, l'entrée du Bosphore est plutôt maussade, là-bas, entre ces montagnes d'aspect quelconque, qui s'esquissent, encore confusément, en teintes sombres. C'est un lever de jour d'automne gris et brumeux, sous un immobile ciel bas. On ne verra presque rien, avec ces bancs de brouillard qui traînent comme des voiles.

Bien fâcheux pour ces touristes : l'effet d'arrivée sera manqué. Quant à moi, qui n'aurai que deux jours et demi, rien que deux jours et demi pour ce pèlerinage, je fais cette réflexion que si le temps se met déjà à l'hiver, s'il pleut comme c'est probable, tout sera plus triste, plus compliqué, et mes recherches plus difficiles...

Je n'avais pas vu hier au soir les passagers de troisième classe qui encombrent le pont : ce sont bien de vrais Turcs, ceux-ci, les hommes en cafetan, les femmes voilées. Et puis tout à coup, comme nous approchons de la terre, il nous arrive une senteur pénétrante, spéciale, exquise à mes sens, – une senteur jadis si bien connue et depuis longtemps oubliée, la senteur de la terre turque, quelque chose qui vient des plantes ou des hommes, je ne sais, mais qui n'a pas changé et qui, en un instant, me ramène tout un monde d'impressions d'autrefois. Alors, brusquement, il se fait dans mon existence comme un trou de dix années, un effondrement de tout ce qui s'est passé depuis ce jour d'angoisse où j'ai quitté Stamboul, et je me retrouve complètement en Turquie avant même d'y avoir remis les pieds, comme si une certaine âme mienne, qui n'en serait jamais partie, venait de reprendre possession de mon corps irresponsable et errant...


Nous commençons à descendre le Bosphore, et la grande féerie des deux rives, lentement, se déroule. Je reconnais tout, les palais, les moindres village, les moindres bouquets d'arbres; mais je me sens si calme à présent que cela m'étonne, et que je ne me comprends plus; on dirait que j'ai quitté depuis hier à peine le pays turc. Un peu anxieux seulement quand nous passons devant ces cimetières où il y a, tout au bord de l'eau, des tombes de femmes, sous les hauts cyprès géants aux troncs roses, aux feuillages noirs. Je les regarde beaucoup ces tombes; pierres debout, toujours, surmontées d'une sorte de couronnement symétrique qui représente des fleurs. Il m'arrive même de me retourner tout à coup, avec une inquiétude vague, pour suivre des yeux, à mesure qu'elle s'éloigne, quelqu'une de celles qui sont bleues ou vertes avec inscriptions d'or; je me suis toujours représenté que sa tombe à elle devait être ainsi. Qui sait pourtant quelles figures, sans doute très inconnues, se sont endormies là-dessous !

Déjà voici les kiosques impériaux et les grands harems; puis la série des palais tout blancs aux quais de marbre. Et enfin, là-bas et là-haut, sortant tout à coup d'une brume qui se déchire, la silhouette incomparable de Stamboul.

Oh ! Stamboul est là! bien réel, très vite rapproché maintenant, sous un éclairage net et banal, ramené à son apparence la plus ordinaire, que dix ans de rêve m'avaient un peu changée, mais presque aussi beau pourtant que dans mon souvenir. Et je m'étonne d'être de plus en plus tranquille d'âme, causant même avec les compagnons de route que le hasard m'a donnés, et leur nommant comme un guide les palais et les mosquées.



Le mouillage est bruyant en milieu du fouillis des paquebots, des voiliers, portant tous les pavillons d'Europe. Et aussitôt commence l'invasion furieuse des bateliers, des douaniers et. des portefaix; cent caïques nous prennent à l'assaut, et tous ces gens, qui montent à bord comme une marée, parlent et crient dans toutes les langues du Levant. Oh ! je connais si bien cela, ce brouhaha des arrivées, ces voix, ces intonations, ces visages; et cet amas de navires autour de nous, et ces fumées noires – au-dessus desquelles montent, là-bas dans le ciel clair, les dômes des saintes mosquées! Je me mêle moi-même à tout ce bruit; d'ailleurs les mots turcs, même les plus oubliés, me reviennent tous ensemble. Avec des bateliers pour mon passage, avec des portefaix pour mes malles, je discute des questions qui me sont absolument indifférentes, par besoin de m'agiter et de parler aussi. Jusque dans la barque, où je suis enfin installé avec mes valises, je continue je ne sais quel étonnant marchandage, – et ainsi presque sans émotion, – à part un tremblement peut-être quand mon pied s'y pose – je me trouve à terre, sur le quai de Constantinople.



Après plus d'une heure perdue en formalités de douane, de passeport, de je ne sais quoi, sur ces quais, dans ce quartier bas de Galata rempli toujours du même grouillement étrange et de la même clameur, me voici cependant monté à Péra, installé à l'hôtel comme il faut du lieu, que les touristes encombrent. Bientôt dix heures, quel gaspillage de temps, quand mes moindres minutes devraient être comptées !

Et puis il faut déjeuner, ouvrir ses malles, faire sa toilette... Et le temps continue de fuir.

La chambre où je m'habille est quelconque, haut perchée, dominant de ses fenêtres un ensemble de maisons européennes très banales : mais, au-dessus de ces toits, il y a deux ou trois petites échappées merveilleuses, sur Stamboul ou sur Scutari d'Asie : des dômes, des minarets, des cyprès, qui apparaissent comme suspendus dans l'air. Et ces choses, à peine entrevues, suffisent à me donner, avec un trouble délicieux et un besoin de hâte un peu fébrile, la conscience de ce voisinage. Mon Dieu, qui sait ce que j'aurai appris ce soir ! Peut-être rien, hélas ! En deux jours, rechercher dans le grand Stamboul mystérieux la trace égarée depuis sept ou huit ans d'une femme de harem, quel insensé je suis ! Je ne réussirai jamais, je ne trouverai pas.

Mon plan, longuement réfléchi, est de rechercher d'abord cette vieille femme arménienne du faubourg de Kassim-pacha, indiquée par Achmet comme ressource suprême et dont j'ai retrouvé l'adresse compliquée, la nuit de mon départ. Si elle est vivante, peut-être me donnera-t-elle la clef de tout; ce serait le moyen le plus simple et le plus rapide.

Maintenant j'attends un interprète, qu'on m'a promis de m'amener, – car j'aurai besoin pour mon enquête de quelqu'un sachant bien lire le turc, que je sais parler seulement. Il va venir, il va venir, me dit-on avec un calme exaspérant. Et le temps passe toujours, et il n'arrive pas.

Alors je me décide à redescendre à Galata en chercher un autre qu'on m'a indiqué.

Il n'est pas chez lui, celui-là...

Je reviens à l'hôtel en courant. Déjà plus de midi et demie ! Mon Dieu, que de temps perdu, quand je n'ai que deux jours ! c'est comme dans mes rêves : tout m'arrête !...

Enfin voici un interprète qu'on m'amène. Un horrible vieux Grec, rusé, fureteur, qui s'offre de me suivre tout aujourd'hui et tout demain. Comme épreuve, je lui présente cette adresse de vieille femme, qu'il lit couramment; il sait très bien où est cette place de Hadji-Ali qu'elle habite et va m'y conduire en hâte puisque l'heure me presse.

Nous irons plus vite à pied, dit-il, nous gagnerons du temps, par des raccourcis qu'il connaît, par des rues où ni voitures ni chevaux ne sauraient passer. Et enfin nous voici dehors, en route. Les nuages de ce matin ont disparu du ciel. Dieu merci, il fera presque une journée d'été, lumineuse et chaude; tout sera moins sinistre. Je tiens à la main l'adresse de la vieille Anaktar-Chiraz, le précieux petit grimoire conducteur sur lequel tout mon plan repose, et qui revoit, après dix années, son soleil d'Orient. Je marche d'un pas rapide, avec la fièvre d'arriver, avec l'impression physique d'être devenu léger, léger, de glisser pour ainsi dire sans toucher le sol; cela contraste avec ces inerties de sommeil qui, pendant tant d'années, me retardaient si lourdement en rêve; dans ma tête, il me semble entendre bruire le sang, qui circulerait plus vite que de coutume; je voudrais courir, sans ce vieux qui me suit et que je traîne comme une entrave.

Où me fait-il passer? Pourvu qu'il ait compris. Voici des quartiers neufs où je ne reconnais rien. Tout est changé; on a bâti effroyablement par ici depuis mon départ, – et ces transformations si grandes des lieux sont pour me donner, plus pénible, le sentiment que mon histoire d'amour et de jeunesse est bien enfouie dans le passé, dans la poussière, que j'en chercherai en vain la trace ensevelie...

Ah! de vieux quartiers turcs maintenant, – des petites ruelles tortueuses, où je commence à me retrouver un peu chez moi... Nous venons de descendre dans un bas-fond qui m'était même assez familier jadis... et derrière ce tournant là-bas, il doit y avoir un antique couvent de derviches hurleurs, lugubre avec ses catafalques qu'on apercevait à travers ses fenêtres grillées, effrayant quand on passait le soir... Oui, il est là encore; sans ralentir mon pas, je jette un coup d'œil entre les barreaux de fer des fenêtres : toujours les mêmes vieux cercueils, couverts des mêmes vieux châles et coiffés des mêmes vieux turbans, le tout à peine plus mangé qu'autrefois par la moisissure et les vers. C'est étrange que ces choses de la mort, parce qu'elles sont demeurées telles quelles, ravivent en moi précisément des souvenirs de printemps et d'amour.

De plus en plus je me reconnais. Nous devons même approcher beaucoup, être tout près maintenant du quartier d'Anaktar-Chiraz – car je revois certaine petite mosquée dont le dôme, déjeté de vieillesse, monte, tout blanc de chaux, entre des cyprès noirs – et même je revois le café, le café aux treilles centenaires où Achmet m'avait présenté un soir à cette vieille femme. Je touche donc à la première étape de mon pèlerinage, et un peu de confiance me revient, un peu d'espérance d'arriver au but.

Comme je sais les méfiances qu'un étranger inspire, je vais m'asseoir à l'écart, dans le jardinet triste de ce petit café, là, sous les treilles jaunies, contre le mur antique, à la même place qu'autrefois, je demanderai un narguillé, comme quelqu'un du pays, et lui, le vieux Grec, ira de droite et de gauche aux informations.

Il revient découragé : j'ai dû faire quelque erreur, me dit-il, ou mon papier est faux; dans le voisinage, personne ne connaît ça...

Mais je suis bien sûr, moi, pourtant, que c'était ici tout près ! Puisqu'elle sortait de chez elle, cette femme, quand un soir Achmet l'avait appelée pour me faire faire sa connaissance et la prier de recevoir pour lui les lettres que j'écrirais de mon « pays franc »... Si elle est morte, il est impossible que quelqu'un au moins ne s'en souvienne pas. Allons, qu'il retourne interroger les anciens du quartier; qu'il insiste, malgré les mines sombres et fermées, et je doublerai la récompense promise.

Un quart d'heure d'impatiente attente. Il reparaît, agitant d'un air de triomphe un bout de papier crayonné. Un vieux juif, qui la connaît très bien, a écrit là-dessus, pour de l'argent, sa nouvelle adresse. Elle n'est pas morte, mais elle a déménagé depuis trois ans, pour aller habiter très loin d'ici, à Pri-Pacha, dans l'extrême banlieue, près des grands cimetières israélites.

Que de temps il faudra, hélas, pour s'y rendre ! Et cependant, j'ai une trace, une piste à peu près sûre, à laquelle j'aime mieux m'attacher que d'essayer autre chose de plus dangereux, de plus incertain. Vite, qu'on aille n'importe où, chercher deux chevaux sellés, et partons.



Oh! ce trajet à cheval, jusqu'à Pri-Pacha, où trouver des mots pour en exprimer la mélancolie, par cette tranquille journée lumineuse d'automne, sous ce soleil encore chaud, qui a déjà pris son éclat mourant des fins d'été...

Nous cheminons parallèlement au golfe de la Corne-d'Or, mais sur la rive opposée à Stamboul, et un peu loin de la mer, dans la morne campagne, contournant les faubourgs bâtis au bord de l'eau.

Comme par fait exprès, il nous faut repasser par tous ces lieux jadis si familiers que je traversais, les matins d'hiver, du temps où j'habitais Eyoub – les matins sombres et glacés de février ou de mars – pour m'en retourner à bord de mon navire après les nuits délicieuses. Ce sont les lieux aussi que j'ai le plus souvent revus, depuis dix ans, dans mes visions des nuits; dans le rêve de ce jour, ils sont plus éclairés, mais ils ne me semblent pas beaucoup plus réels.

Nous allons en hâte, mettant nos chevaux au trot chaque fois que c'est possible. Tantôt nous descendons dans des fondrières, tantôt nous montons sur des hauteurs, toujours un peu désolées, au sol aride, d'où nous apercevons là-bas l'autre rive, le grand décor de Stamboul entièrement doré de lumière.

En plus de ma tristesse à moi, qui me montre aujourd'hui les choses vivantes sous leurs aspects de mort, quelle autre tristesse demeure donc éternellement là, et plane sur ces abords de Constantinople... J'avais essayé de l'exprimer, dans un de mes premiers livres, mais je n'avais pu y parvenir, et aujourd'hui, à chaque pierre, à chaque tombe que je reconnais sur ma route, me reviennent les impressions indicibles d'autrefois, avec ce tourment intérieur qui aura été un des plus continuels de ma vie, de me trouver impuissant à peindre et à fixer avec des mots ce que je vois et ce que je sens, ce que je souffre.

Partout, sur la terre, sur les roches et sur l'herbe rase, une teinte uniforme d'un gris roux, qui est comme la patine du temps; on dirait qu'une cendre recouvre ce pays, sur lequel trop de races d'hommes ont passé, trop de civilisations, trop d'épuisantes splendeurs. Et, de loin en loin, au milieu de ces espèces de landes de l'abandon, quelque minaret blanc entouré de cyprès noirs.

Un ravin plus profond se présente à nous, où il faut descendre; il est d'apparence aussi âpre et sauvage que si nous étions à cent lieues d'une ville. Tout au bas, sous des platanes, est une fontaine antique, où jadis je rencontrais presque chaque matin la même jeune femme turque, qui semblait très belle sous ses voiles. C'était avant le soleil levé que je passais là, à l'aube d'hiver, et aux mêmes heures elle venait seule remplir à cette fontaine sa cruche de cuivre. Nous croisant dans le chemin creux, embrumé de vapeur matinale, nous échangions un regard de connaissance; après quoi, ses yeux, qui étaient seuls visibles dans son visage voilé, se détournaient avec un demi-sourire. Je n'avais plus pensé à elle depuis dix ans, et je la revois à présent, comme dans un clair miroir, et je retrouve toutes mes impressions tristes de ces levers de jour, de ces courses dans ces chemins encore déserts, le visage fouetté par l'air sec et glacé ou par le brouillard gris. Et comme j'avais l'âme inquiétée, me demandant chaque matin si, avec tant de dangers autour de nous, l'obscurité prochaine me réunirait encore à celle que je venais de laisser, ou bien si, avant le soir, Azraël ne passerait pas pour tout anéantir.

À Pri-Pacha, où nous avons fini par arriver, nous trouvons, après avoir interrogé les passants de la rue, la maisonnette de cette vieille Arménienne de qui dépend tout le résultat de mon pèlerinage, et je suis anxieux en frappant à sa porte. Deux fois, trois fois, le frappoir antique résonne très fort, jusqu'à faire trembler les planches vermoulues; personne ne vient ouvrir, et, d'ailleurs les fenêtres sont closes. Mais un juif caduc, centenaire pour le moins, sort avec effarement d'une maison voisine, emmitouflé d'un cafetan vert : « La vieille Anaktar-Chiraz? nous répond-il d'un air soupçonneux, qu'est-ce donc que nous lui voulons? »

(À suivre.)

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