À quoi sert l'enfant handicapé?

Yan Barcelo
Un enfant handicapé qui survient dans un couple, c'est la vie qui chavire. Rien ne nous prépare à une telle éventualité et rares sont ceux qui ont entretenu l'idée que l'enfant qui naîtrait d'eux serait dépourvu des moyens de devenir autonome.

Ce qui se tapit au coeur d'un tel avènement, c'est l'épreuve classique du rêve abîmé. Les gens de ma génération se sont convaincus qu'un parent devait à tout prix éviter de chercher à se réaliser par procuration à travers son enfant et devait tout mettre en oeuvre pour ne pas lui imposer des choix qui ne sont pas les siens.

Un tel principe est évidemment honorable. Mais l'avènement d'un enfant profondément handicapé nous fait réaliser combien de choses nous rêvons, malgré nous, pour nos enfants, des choses que nous ne pouvons nous empêcher de rêver. Et finalement, il apparaît bien et nécessaire qu'il en soit ainsi. Rien de valeur ne se fait, et plus particulièrement l'éducation réussie d'un enfant, sans que nous n'en rêvions l'accomplissement sous une forme ou une autre. Nous voulons que notre enfant soit premier ministre, par exemple, ou ingénieur, ou mannequin international, sans croire qu'il en sera nécessairement ainsi, mais nous ne pouvons nous empêcher de donner une forme quelconque au rêve que nous faisons qu'il soit heureux.

Or, l'enfant handicapé qui nous arrive ne sera ni premier ministre, ni ingénieur, ni grand mannequin. Il sera chanceux s'il en arrive un jour à péniblement se traîner, à balbutier un peu, à soulever une cuillère pour se nourrir lui-même. Et l'échec du rêve que nous faisions pour lui est une épreuve terrible.

Une fois le premier choc passé, cette épreuve se perpétue, un peu comme un deuil. Il faut enterrer le rêve de l'enfant normal et heureux et accepter de prendre en charge, trouver le moyen d'aimer ce petit être tout de guingois. Cet enterrement n'est pas facile. Mille et une choses nous rappellent notre épreuve et tout particulièrement le regard d'autrui.

J'ai été pendant huit ans président de l'Association des parents d'enfants handicapés et chez presque tous les parents que j'ai rencontrés, la chose la plus douloureuse était d'affronter le regard d'autrui sur son enfant. Marcher sur la rue avec son enfant dans un carrosse et saisir le regard oblique d'une femme, les coups d'oeil à la fois fugaces et insistants d'un homme, absorber toutes ces oeillades sans compassion des badauds, des gens qui n'aiment pas, dont le regard n'embrasse pas, mais épie, ô quel coup de poignard au coeur. On a envie de leur crier: «Mais oui, triple imbécile, il est tout croche ce petit! Et après! C'est un être humain! Il ne va pas vous dévorer!»

Par contre, le regard aimant d'une personne qui parle à votre enfant, qui s'adresse à lui non comme à une créature extraterrestre, mais comme à un être humain, quel baume, quelle consolation. Tout à coup on sent - mais la chose n'est pas fréquente - que notre enfant est accepté dans la grande congrégation humaine, lui que le regard des badauds exclut à tous les jours.

Car cet exil de la communauté, dans notre société qui se croit pourtant évoluée, est plus radical que jamais. Quand voit-on aujourd'hui des enfants ou des adultes handicapés profonds? Très rarement. Ils sont parqués en institution ou chez leurs parents, bien à l'abri de la vue de tous ces gens affairés portant téléphone cellulaire et attaché-case. Autrefois, les handicapés avaient leur place dans le village et appartenaient à ce sous-groupe des «fous du village» avec qui tous avaient un commerce quotidien. Cette place a disparu. Aujourd'hui, elle se résume à quelques cubicules qu'on aménage parcimonieusement dans des
hopitaux.

C'est qu'un enfant handicapé, ça ne sert à rien. Ô sacrilège dans une société où tout doit remplir une fonction. Mais il faut se rappeler qu'un enfant normal non plus, ça ne sert à rien. Un jour peut-être, dans la vingtaine, ça servira, mais encore faudra-t-il que Dieu lui prête vie jusque-là.

Un enfant handicapé, par contre, il est clair dès le départ que ça ne sert à rien. Pourtant, cet enfant a une mission, une mission qui se joue dans l'ordre de l'invisible, dans cet espace secret et profondément intime, dans ce coeur du coeur, où se compose le sens d'une vie et où notre véritable capacité d'aimer, notre véritable courage sont mesurés.

Y a-t-il lieu de laisser vivre un enfant profondément handicapé' Ne vaudrait-il pas mieux effacer cette petite existence si fragile qui fait souffrir les gens autour d'elle et qui risque elle-même de souffrir plus tard' La réponse que nous donnons à cette question indique le degré de notre espérance et de notre foi en la valeur de la vie.

Non pas en la qualité de la vie, ce concept si superficiel et déprimant de notre humanité. Quelle myopie que de croire qu'il y a la vie, d'une part, une sorte de quantité existentielle, comme une masse brute et informe en pulsation, quantité sur laquelle on empile ensuite des qualités plus ou moins gratifiantes. Voilà bien le cartésianisme dans son incarnation la plus hystérique. La vie, le simple fait d'être en vie, est la plus suprême des qualités et transcende toutes les autres, qui ne sont que des conditions plus ou moins circonstancielles.

Notre époque qui récuse la souffrance et y voit la négation absolue de toute qualité a tout oublié de l'aventure spirituelle de la vie, dont la souffrance constitue le terreau fondamental de constitution du sens. D'ailleurs, il est symptomatique qu'une large faction de l'idéologie Nouvel Âge, cette superbe contrefaçon de la spiritualité, a presque entièrement subordonné la spiritualité aux états de bien-être et d'extase, à une sorte d'éthique du feel good.

La valeur de l'handicapé, c'est la valeur de la vie pour elle-même, à l'état brut, sans autre justification. Si nous ne sommes pas prêts à préserver et à encourager cette vie, nous sommes en droit de nous demander quelle valeur nous allouerons alors à la vie humaine en général, quelle sera notre véritable volonté de résister à un nouvel Auschwitz.

Car, il est certes facile de demander à quoi sert la vie d'un handicapé. Mais pensons-y bien: celle d'un être humain, au bout du compte, à quoi ça sert' Toute cette agitation pour gagner sa pitance, ces déchirements dans la solitude, dans les remous de la passion, ces monuments de cent étages que nous édifions aux dieux de l'argent, et cette tendresse qui nous effleure quand nous entendons rire un enfant... à quoi ça sert?

À rien. À la vie. Ça sert à vivre. Vivre pour vivre. Vivre pour le sens inconnu, profond et mystérieux d'être. Comme le fait tout humain. Comme le fait tout enfant handicapé.

La valeur de la personne handicapée, c'est la valeur de la vie pour elle-même, à l'état brut, sans autre justification. Si nous ne sommes pas prêts à préserver et à encourager cette vie, nous sommes en droit de nous demander quelle valeur nous allouerons alors à la vie humaine en général. Car, il est certes facile de demander à quoi sert la vie d'un handicapé. Mais pensons-y bien: celle d'un être humain bien portant, au bout du compte, à quoi ça sert?

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