Psychologie contemporaine (notes et portraits) - Gustave Flaubert

Paul Bourget

Au cours de ces études sur les origines littéraires de la sensibilité contemporaine, j'arrive à parler d'un artiste qui, précisément, lutta, toute son existence durant, contre l'infiltration de la sensibilité personnelle dans la littérature. Depuis les années d'apprentissage, où ses amis, Bouilhet, Du Camp, Le Poitevin, l'écoutaient développer les projets de sa superbe adolescence, jusqu'à la période de travail lucide et à demi découragé, Gustave Flaubert n'a pas varié sur ce point de son esthétique, à savoir : « que toute œuvre est condamnable où l'auteur se laisse deviner...». Un poète, à ses yeux, n'était véritablement le poète, le créateur, — au sens étymologique et large du mot, — que s'il demeurait extérieur au drame raconté, s'il montrait ses héros sans rien révéler de lui-même. Aussi Flaubert est-il l'homme de lettres de ce siècle qui a le moins souvent écrit la syllabe je à la tête de sa phrase, cette syllabe dont l'égoïsme tyrannique révoltait déjà Pascal : « Le moi est haïssable », dit un fragment célèbre des Pensées. Mais le moraliste ajoute aussitôt « Vous, Milton, le couvrez, vous ne l'ostez pas pour cela...» Flaubert, de même, a couvert son moi. Il ne l'a pas ôté de son œuvre. Il en est de la pudeur littéraire comme de la pudeur physique. Le vêtement, fût-il de bure comme une robe de nonne, ou de soie molle comme un peignoir élégant, qui dérobe les formes fines et gracieuses d'un corps de femme, les indique encore, et trahit leur souplesse. Le vêtement de phrases que vêt la sensibilité d'un écrivain a, lui aussi, ses trahisons et ses indications. Dans la préface qu'il a mise aux Dernières Chansons du regretté Louis Bouilhet, n'est-ce pas Flaubert qui a dit du littérateur que « les accidents du monde lui apparaissent tous transposés comme pour l'emploi d'une illusion à décrire »? Et cette illusion ne varie-t-elle pas avec les têtes qui l'élaborent? Chacun de nous aperçoit non pas l'univers, mais son univers; non pas la réalité nue, mais, de cette réalité, ce que son tempérament lui permet de s'approprier. Nous ne racontons que notre songe de la vie humaine, et, en un certain sens, tout ouvrage d'imagination est une autobiographie, sinon strictement matérielle, du moins intimement exacte et profondément significative des arrière-fonds de notre nature. Notre pensée est un cachet qui empreint une cire, et ne connaît de cette cire que la forme qu'il lui a d'abord imposée. Flaubert n'a pas échappé à la loi essentielle de notre intelligence. A travers tous ses livres, une même sensibilité se retrouve, très caractérisée et traduisant une aperception tout à fait personnelle des évènements qu'elle colore de ses nuances, toujours les mêmes. Fidèle au programme que j'ai tracé à la première page de la première de ces études 1, j'essaierai de signaler celles d'entre ces nuances qui me paraissent plus particulièrement correspondre à des états nouveaux de l'Âme contemporaine; — celles qui font de Gustave Flaubert un chef de file pour quelques jeunes hommes. — Dix mille, ou mille, ou cent, qu'importe? Ne me suis-je pas condamné à l'analyse de l'exception, et, si l'on veut, à la nosographie, lorsque j'ai entrepris la recherche des singularités psychologiques éparses dans l'œuvre de nos écrivains les plus modernes; — je veux dire ceux qui datent, qui marquent une découverte nouvelle dans cette science de goûter la vie amèrement et doucement, à laquelle se réduit peut-être tout l'Art?...

I

DU ROMANTISME


Un peu de réflexion suffit pour reconnaître que l'influence la plus profondément subie par Gustave Flaubert fut celle du romantisme finissant. Alors même que les Souvenirs de M. du Camp ne nous auraient point révélé cette profondeur d'influence; quand nous n'aurions pas cette lettre à Louis de Cormenin, où l'auteur futur de Madame Bovary salue dans Néron « l'homme culminant du monde ancien », et formule la plus décisive profession de foi romantique, tout eût indiqué cette éducation première, dans la personne, dans les amitiés, dans les enthousiasmes, dans les procédés aussi du grand écrivain. La façon d'aller et de venir de ce géant à longues moustaches, la forme de ses chapeaux, la coupe de ses pantalons à la hussarde, l'enflure de sa voix, surtout, et l'ampleur de ses gestes, rappelaient, par une évidente analogie, le je ne sais quoi d'un peu théâtral, même dans la bonhomie, dernier reste d'un amour passionné du grandiose, qui éclate chez tous les survivants de cette époque dont Frédérick fut l'acteur typique. Comme les initiés de 1830, Flaubert prononçait les syllabes du nom de Victor Hugo avec vénération. Celui de ses aînés qu'il fréquenta le plus habituellement, et qu'il aima le mieux, fut Théophile Gautier, le « romantique opiniâtre », comme il s'appelait dans la pièce des Émaux et Camées : Les vaillants de mil huit cent trente,
Je les revois tels que jadis.
Comme les pirates d'Otrante,
Nous étions cent, nous sommes dix!... Quoique enrôlé sur le tard de la campagne, Flaubert était bien demeuré un de ces dix par son horreur du bourgeois, son adoration des métaphores truculentes, ses griseries de couleurs et de sonorités. Des phrases de Chateaubriand l'exaltaient. Il en récitait les magnifiques périodes avec cette voix de tonnerre qu'il définissait lui-même, quand il disait : « Je ne sais qu'une phrase est bonne qu'après l'avoir fait passer par mon gueuloir...» Ceux qui l'ont approché se souviennent du frémissement avec lequel il criait, plutôt encore qu'il ne la déclamait, cette mélopée sur la lune, dans Atala : «…..Elle répand dans les bois ce grand secret de mélancolie qu'elle aime à raconter aux vieux chênes et aux rivages antiques des mers ». Volontiers Flaubert aurait voué à l'exécration de la postérité l'honnête Morellet, qui commenta jadis ce passage : « Je demande ce que c'est que le grand secret de mélancolie que la lune raconte aux chênes? Un homme de sens, en lisant cette phrase recherchée et contournée, en reçoit-il quelques idées nettes? » Qu'aurait pensé le classique abbé de cette autre cantilène sur le clair de lune qui se trouve au chapitre XIII de la seconde partie de Madame Bovary : «…..La tendresse des anciens jours leur revenait au cœur, abondante et silencieuse comme la rivière qui coulait, avec autant de mollesse qu'en apportait le parfum des seringas, et projetait dans leurs souvenirs des ombres plus démesurées et plus mélancoliques que celles des saules immobiles qui s'allongeaient sur l'herbe ». L'abbé eût rangé l'auteur de ce morceau de prose, si musicalement exécuté, dans la même école littéraire où il avait rangé le premier, — et, pour une fois, il aurait eu raison.

On se tromperait, me semble-t-il, en apercevant dans ce romantisme de Flaubert un simple fait de rhétorique. Et d'ailleurs, quand il s'agit d'un homme qui a vécu pour les lettres, uniquement, les faits de rhétorique, sont aussi des faits de psychologie, tant les théories d'art se mêlent intimement à la personne et la façon d'écrire à la façon de sentir. Pour bien comprendre les origines de beaucoup d'idées et de beaucoup de sensations de Flaubert, il faut donc décomposer ce mot de romantisme et le résoudre dans les divers éléments qu'il représente. La tâche est moins aisée qu'on ne croirait, car ce mot, comme tous les termes à la fois synthétiques et vagues où se résument des sentiments en voie de formation, a fait boule de neige depuis son origine, et s'est tour à tour grossi des significations les plus contradictoires. Il paraît avoir désigné d'abord l'impression des paysages vaporeux et de la poésie songeuse du Nord, par contraste avec les paysages à vives arêtes et la poésie à lignes précises de nos contrées latines. On disait communément, au commencement du siècle, que l'Écosse abonde en sites romantiques. Aux environs de 1830, le mot traduisait, en même temps qu'une révolution dans les formes littéraires, tout un rêve de la vie, à la fois très arbitraire et très exalté, surtout sublime; au lieu qu'aujourd'hui, et sous l'influence inévitable d'une réaction prévue, ce cri de ralliement des novateurs d'il y a cinquante ans est devenu le synonyme d'enthousiasme factice et de poésie conventionnelle. L'histoire, qui ne se soucie ni des ferveurs ni des dénigrements, gardera le mot, et très vraisemblablement adoptera, avec une faible variante, la définition que Stendhal donnait dans son pamphlet sur Racine et Shakespeare : « Le Romanticisme (sic) est l'art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible...» Actuel? Stendhal écrit en 1820. Les jeunes Français de cette époque s'inventèrent des raisonnements et des sentiments si peu analogues aux raisonnements et aux sentiments de leurs pères du XVIIIe siècle, qu'une étiquette nouvelle devint nécessaire. Un Idéal s'élabora, aujourd'hui en allé avec la génération qui le conçut à son image. Cet Idéal enveloppe l'essence de ce que fut le Romantisme : c'est lui dont Flaubert subit la fascination lorsque, du fond de sa province, il lut et relut les poètes nouveaux et s'intoxiqua pour toujours de leurs imaginations extraordinaires et dangereuses.

Un premier caractère de l'Idéal romantique est ce que je nommerai, faute d'un terme plus précis : l'exotisme. Victor Hugo écrit les Orientales, Alfred de Musset compose les Contes d'Espagne et d'Italie, Théophile Gautier transporte son Albertus Dans un vieux bourg flamand, tels que les peint Teniers. La fuite et la haine du monde moderne et contemporain se manifestent par des fantaisies de la plus bizarre archéologie. Les romans goguenards que ce même auteur d'Albertus a réunis sous le titre de : les Jeune-France, décrivent très exactement cette manie du décor lointain, et la fine ironie du conteur accuse mieux les lignes du portrait. C'est qu'en effet, dès l'entrée du siècle, un bouleversement européen a contraint l'Âme française de passer les frontières et de traverser le spectacle varié du vaste monde. Les guerres de la Révolution et de l'Empire ont fait terriblement voyager notre peuple, par nature casanier comme il est économe. Parmi les hommes mûrs qu'un jeune curieux de 1820 rencontre dans un salon, et qu'il entend causer, beaucoup ont fait campagne et vu l'Autriche, l'Allemagne, l'Italie, la Russie, l'Espagne, parfois l'Égypte. D'autres ont vécu les longues années de l'émigration en Angleterre, ou sur les bords du Rhin, dans ces villes qui sentent le tilleul, comme Coblence aux beaux soirs d'été, auprès des châteaux écroulés des hauts barons du Moyen Âge. Beaucoup ont dû apprendre les langues. Plusieurs ont découvert des littératures. Ils ont plus ardemment admiré, grâce à l'attrait de la nouveauté, l'étrange imagination germanique, si différente de notre imagination traditionnelle. De cette expérience, multipliée et variée à l'infini, sortira plus tard l'esprit critique, particulier à notre XIXe siècle érudit et compliqué. Une vérité apparaît, confuse encore et enveloppée, mais déjà perceptible, à savoir : qu'il y a beaucoup de façons légitimes, bien que contradictoires, de rêver le rêve de la vie. Le romantisme est la première intuition de cette vérité, certainement plus favorable à la science qu'à la poésie, et au dilettantisme qu'à la passion. Pourtant les romantiques se croient des créateurs et non pas des critiques. S'ils ouvrent la voie aux historiens de l'heure présente et à la vaste enquête de nos psychologues, c'est d'une façon naïve et involontaire. Les jeunes ribauds en gilet rouge qui vident des bowls de punch pour imiter lord Byron, qui laissent pousser leurs chevelures comme des rois mérovingiens, qui sacrent avec des jurons du XVe siècle, ne se doutent guère qu'ils sont les pionniers d'un âge d'exégèse et de documents. Il en est ainsi néanmoins. Ces adorateurs des milieux étrangers et des siècles disparus font la même besogne que nous nous essayons à réaliser aujourd'hui. Ils se figurent des civilisations contradictoires et s'efforcent de les pénétrer. Seulement, nous travaillons à comprendre ce qu'ils travaillaient à sentir ou mieux à s'approprier. Là où nous apportons le désintéressement intellectuel dont Gœthe a le premier donné l'exemple, nous appliquant à nous renoncer nous-même, dépouillant notre sensibilité, prêtant notre personne, — les Romantiques apportaient les exigences d'une passion frémissante et jeune. Ils voulaient, non pas se représenter les mœurs d'autrefois et les âmes lointaines, mais vivre ces mœurs, mais avoir ces âmes, si bien que, par une inconsciente contradiction, ces fanatiques de l'exotisme étaient en même temps les plus personnels des hommes, les plus incapables de s'abdiquer eux-mêmes pour se transformer en autrui.

C'est là un second caractère de l'Idéal romantique : l'infini besoin des sensations intenses. La Révolution et l'Empire n'ont pas eu pour seul résultat des promenades pittoresques à travers l'Europe; les âmes ont reçu le contrecoup des tragiques évènements de l'épopée républicaine et impériale. Elles en sont demeurées toutes troublées, en proie à d'étranges malaises. Des nostalgies de grandeur devaient hanter et hantèrent les songes de ces enfants conçus entre deux batailles, qui avaient vu Murat cavalcader en habit rose, le maréchal Ney passer avec « ses cheveux blonds et sa grosse figure rouge » 2, et l'empereur flatter, avec sa main de femme, le col de sa monture favorite. Les coups de canon de ces années-là ne tuèrent pas seulement des envahisseurs du sol natal; ils annoncèrent la fin d'une sensibilité, parce qu'ils annonçaient la fin d'une société. Les analyses ténues, la jolie et frêle littérature de salon, les correctes inventions de l'âge classique ne pouvaient plus satisfaire des têtes où flamboyait le souvenir des drames réels, des véritables tragédies, des vivants romans de l'époque héroïque. Alfred de Musset, dans les premières pages de la Confession d'un Enfant du siècle, a bien montré la détresse des jeunes gens d'après 1815 et leur inexprimable malaise, — détresse et malaise que les imaginations désordonnées du romantisme consolèrent à peine. Ajoutez que, pour la première fois, les plébéiens arrivaient à la royauté du monde, s'emparant des jouissances et supportant les souffrances d'une civilisation très avancée, avec des âmes toutes neuves. Ajoutez que, pendant. des années, l'éducation classique avait été interrompue. La poussière des livres anciens, si dense et enveloppante, n'avait plus séparé les jeunes hommes de l'âpre expérience personnelle. Toutes ces influences, et d'autres encore, — telles qu'une surabondance de la sève physique, enrichie par les sélections de la guerre et fortifiée par la vie active, — produisirent une lignée de créatures inquiètes, effrénées, vigoureuses, qui divinisèrent la passion. Non seulement l'Idéal romantique supposa un décor complexe et contradictoire, mais il exigea dans ce décor des âmes toujours tendues, des âmes excessives, et capables d'un renouvellement constant de leurs émotions. On acquerra une notion de ces exigences en étudiant, du point de vue psychologique, ces trois livres parus à quelques années de distance l'un de l'autre, et les plus réfléchis peut-être d'alors : le Volupté de Sainte-Beuve, la Mademoiselle de Maupin de Gautier, le Rouge et Noir de Stendhal. Les trois héros en sont surhumains: le premier, Amaury, par son inépuisable effusion mystique; le second, d'Albert, par son infatigable élan vers le Beau; le troisième, Julien, par l'intarissable jet de sa volonté. La consommation d'énergie sentimentale que fait chacun d'eux est inconciliable avec les lois de n'importe quel organisme et de n'importe quel développement cérébral. Aussi les écrivains ont-ils façonné leurs personnages, non point d'après nature, mais à l'image de leur rêve intérieur, qui leur était commun avec les déchaînés de la génération nouvelle.

Il est des conceptions de l'art et de la vie qui sont favorables au bonheur de ceux qui les inventent ou qui les subissent. Il en est dont l'essence même est la souffrance. Constitué par les deux éléments que j'ai marqués, l'Idéal romantique aboutissait nécessairement au pire malheur de ceux qui s'y livraient tout entiers. L'homme qui rêve à sa destinée un décor d'évènements compliqués, a toutes les chances de trouver les choses en désaccord avec son rêve, s'il est né surtout dans une civilisation vieillissante, où la distribution plus générale du bien-être s'accompagne d'une certaine banalité des mœurs privées et publiques. L'homme qui se veut une âme toujours frémissante, et qui se prépare à une abondance continue de sensations et de sentiments, a toutes les chances de manquer au programme qu'il s'est imposé à lui-même. « Nous n'avons dans le cœur ni de quoi toujours souffrir ni de quoi toujours aimer », a dit un observateur doucement triste. A ne pas admettre cette vérité, on risque de se décevoir soi-même et de se mépriser quand on constate en soi les insuffisances de sensibilité qui sont notre lot à tous. C'est le second germe de douleur qu'enveloppe l'Idéal romantique. Non seulement il conduit l'homme à être en disproportion avec son milieu, mais il le met en disproportion forcée avec lui-même. C'est l'explication de la banqueroute que le romantisme a faite à tous ses fidèles. Ceux qui avaient pris ses espérances à la lettre ont roulé dans des abîmes de désespoir ou d'ennui. Tous ont éprouvé que leur jeunesse leur avait menti et qu'ils avaient trop demandé à la nature et à leur propre cœur. Beaucoup se sont guéris en s'accommodant à leur milieu ou en se persiflant eux-mêmes. Quelques-uns sont demeurés blessés, et Flaubert plus profondément qu'aucun autre, parce que son tempérament et les circonstances l'avaient précipité plus ardemment vers cet Idéal.

Tout, en effet, devait lui plaire de ce romantisme, — et tout lui plut. Sa personne était taillée pour une existence démesurée et magnifique. Les frères de Goncourt écrivaient sur lui dans leurs Hommes de lettres « qu'il semblait porter la fatigue de la vaine escalade de quelque ciel ». Ceux qui l'ont vu durant les dernières années de sa vie, fatigué par l'âge et le labeur, se le rappellent comme un Titan vaincu. Y avait-il en lui l'obscur atavisme des Normands de sa province, et son sang coulait-il des gouttes de ce sang des anciens pirates en qui semblaient avoir passé l'inquiétude, la sauvagerie et la puissance de leur cruel Océan? Toujours est-il que, dans sa première jeunesse, Gustave Flaubert paraît avoir connu, comme état normal, une exaltation continuelle, faite du double sentiment de son ambition grandiose et de sa force invincible. Les poètes de son époque trouvèrent en lui un lecteur à la taille de leur fantaisie, comme il trouva en eux des imaginations à la taille de sa sensibilité. Toute l'effervescence de son sang se tourna donc en passion littéraire, comme il arrive, vers la dix-huitième année, aux âmes précoces qui trouvent, dans l'énergie d'un style ou les intensités d'une fiction, de quoi tromper le besoin d'agir beaucoup et de trop sentir qui les tourmente. Mais les dispositions de Flaubert tout jeune ont été dépeintes par lui dans une des rares pages où il ait confessé quelque chose de ses émotions personnelles. J'emprunte encore ce fragment à la préface des Dernières Chansons : « J'ignore quels sont les rêves des collégiens. Mais les nôtres étaient superbes d'extravagance, — expansions dernières du romantisme arrivant jusqu'à nous, et qui, comprimées par le milieu provincial, faisaient dans nos cervelles d'étranges bouillonnements... On n'était pas seulement troubadour, insurrectionnel et oriental, on était avant tout artiste. Les pensums finis, la littérature commençait, et on se crevait les yeux à lire au dortoir des romans; on portait un poignard dans sa poche comme Antony. On faisait plus : par dégoût de l'existence, Bar*** se cassa la tête d'un coup de pistolet; And*** se pendit avec sa cravate. Nous méritions peu d'éloges, certainement. Mais quelle haine de toute platitude! Quels élans vers la grandeur! Quel respect des maîtres! Comme on admirait Victor Hugo!...» J'ai souligné dans cette citation la ligne qui me paraît la plus caractéristique des circonstances où grandit l'adolescence de Flaubert. On était aux environs de 1840. A Paris, la réaction contre le romantisme commençait; — mais en province, le triomphe de ce même romantisme était dans sa plénitude. Ce qui se démodait au regard des jeunes habitués du perron de Tortoni, — alors non mutilé, — procurait aux jeunes hommes de Rouen les délices d'une initiation et l'enchantement d'une découverte. La vie provinciale a de ces retards qui sont des sagesses, comme elle a de ces lenteurs qui sont des fécondités; et, lente et tardive, elle élabore des passions d'une saveur profonde. L'âme des Parisiens traverse trop de sensations variées, elle s'y décante de sa force comme les vins qui traversent trop de bouteilles. Romantique par sa race et par son éducation, Flaubert le fut d'autant plus énergiquement qu'il resta provincial, et c'est son originalité supérieure, jusqu'à son dernier jour. Ayant embrassé l'Idéal romantique avec tant de ferveur, plus qu'aucun autre il devait ressentir et il ressentit les mélancolies que cet Idéal enveloppe — par définition, comme diraient les mathématiciens; — et, de fait, aucun autre ne fut plus complètement en désaccord avec son milieu et avec sa propre chimère. On peut considérer, sans paradoxe, que le malin génie de la nature s'amusa rarement à mettre un de ses plus superbes enfants dans de plus savantes conditions de déséquilibre.

A lire les Souvenirs littéraires que M. du Camp a publiés cette année même sur son grand ami, précisément il est loisible de suivre le détail de la jeunesse de l'écrivain et d'assister aux désastres de sa première expérience. Tout n'est ici que contraste et que froissements. Gustave Flaubert n'a pas une idée commune avec le docteur, son père; pas une idée commune avec les Rouennais, au milieu desquels il a pourtant grandi, — mais combien dissemblable, et comme il les haïssait, sa conversation en faisait foi! Les compatriotes de Gustave, comme son père, étaient des créatures d'action et non pas de rêve, à qui la littérature était le plus volontiers indifférente, quelquefois hostile. L'homme un peu simple s'irrite si aisément contre les finesses qu'il ne comprend pas! Flaubert songeait-il à cette étrange loi de la conscience populaire, lorsqu'il décrivait dans la Tentation de saint Antoine cette scène d'une insurrection égyptienne : « Et on se venge du luxe; ceux qui ne savent pas lire déchirent les livres; d'autres cassent, abîment les statues, les peintures, les meubles, les coffrets, mille délicatesses dont ils ignorent l'usage, et qui, à cause de cela, les exaspèrent...» Mais surtout, l'enthousiaste camarade de Bouilhet n'avait pas une idée commune avec son pays. Toute la France du temps de Louis-Philippe était parfaitement désintéressée des lettres... Ne l'est-elle pas encore aujourd'hui, et dans aucune des grandes nations d'Europe rencontrerez-vous une indifférence pour la littérature contemporaine égale à celle que notre classe moyenne manifeste à toute occasion? Où laisserait-on vendre aux enchères les manuscrits d'un écrivain de la valeur de Balzac, sans que l'État parût se douter que le marteau du commissaire-priseur a disposé d'une richesse publique? Mais qu'attendre d'une bourgeoisie chez laquelle il est de règle que les études finissent vers l'âge de vingt ans, et qui ne comprend pas que les privilèges de la fortune et du loisir deviennent des principes destructeurs pour la classe qui les possède, s'ils ne deviennent pas des instruments de supériorité intellectuelle et politique? Personne ne sentit ces défaillances de notre aristocratie territoriale et financière avec plus d'amertume que Flaubert. Une lettre peu connue, qu'il adressa au conseil municipal de Rouen après la mort de Bouilhet, renferme une expression indignée jusqu'à l'éloquence de sa colère contre la médiocrité d'idées de la bourgeoisie. Il ne voyait pas que ce défaut de haute culture est inhérent à l'absence de profond idéalisme dont la France a tour à tour tant souffert et tant profité. Parfaitement douée pour l'analyse et pour la logique, la tête française est d'une pauvreté d'imagination qui étonne, lorsqu'on la compare aux têtes du Nord et à leur magique pouvoir de rêve, aux têtes du Midi et à leur magique pouvoir de vision. Nous sommes bien les fils d'une contrée mixte, d'un paysage habituellement médiocre, d'une civilisation toute clémente et modérée. C'est là de quoi faire un peuple de subtils raisonneurs, d'industrieux travailleurs, de politiciens aiguisés. Il semble que les vastes spéculations intellectuelles comme les fécondes inventions artistiques veulent un autre milieu et d'autres hommes. Aussi les unes et les autres sont-elles, chez nous, l'apanage d'une élite. Flaubert aperçut ces vérités, mais il les aperçut sans bien se les expliquer et avec fureur, au lieu de les considérer avec l'indulgence méprisante et l'indifférence transcendantale du philosophe devant la cohue des sottises humaines. Ces sottises hantaient Flaubert, le soulevaient, le ravageaient. Cette âme forcenée se précipitait en des colères tragiques ou en des ironies féroces, chaque fois qu'une de ces sottises se présentait. « C'est énorme!... » ce cri, qu'accompagnait une agitation des bras et une convulsion de la face, trahissait chez le créateur d'Homais et de Bournisien une exaltation extraordinaire en présence de quelque colossale preuve d'inintelligence. Il semblait qu'il y eût en lui quelque chose de ce qu'éprouve le saint Antoine de la Tentation, lorsqu'il aperçoit le Catoblepas, cet animal si parfaitement abruti qu'il s'est dévoré les pattes sans s'en apercevoir. « Sa stupidité m'attire... » s'écrie l'ermite. Aussi Flaubert, qui se trouvait au supplice par la seule rencontre de la médiocrité imbécile et satisfaite, se complaisait-il à inventorier minutieusement toutes les ignorances et les misères morales des créatures manquées, dont il subissait, dont il recherchait la bêtise; et ces créatures pullulent sur le tard de la civilisation, par cela seul que la culture s'essayant sur un très grand nombre de cerveaux, la quantité des déchets est formidable.

En contradiction avec son milieu et avec son temps, Flaubert était aussi en contradiction avec lui-même. De bonne heure, touché d'un mal incurable, il put mesurer le peu que nous sommes et sentir l'extrémité de sa force, lui qui avait pris son élan comme pour aller à l'infini. L'analyse en outre, cette lampe allumée sur notre front comme la lampe des mineurs et qui nous permet de tout voir des gouffres où nous descendons, éclairait cruellement son cœur sur ses propres insuffisances. Le plus grand malheur qui puisse arriver à un écrivain est assurément de joindre ce pouvoir d'analyse au pouvoir de poésie. Son imagination, à propos d'un évènement à venir, lui permet de se configurer des félicités ou des douleurs excessives; puis, l'évènement une fois survenu, l'observateur se regarde, constate la disproportion entre ce qu'il attendait d'émotion et ce qu'il en éprouve réellement; et le contraste est tel que la sécheresse en résulte aussitôt, ou du moins ce morne désespoir, fait de la conviction de l'impuissance sentimentale, qui pousse l'homme aux pires expériences. Flaubert évita ces expériences, mais il n'évita pas ce désespoir. Les lettres que nous pouvons lire de lui à l'occasion de la mort d'une sœur pourtant bien-aimée, renferment de singuliers et mélancoliques aveux sur cette aridité douloureuse d'une âme qui ne se sent plus sentir, parce que sa pensée a tout épuisé d'avance : « Et moi? J'ai les yeux secs comme un marbre. C'est étrange. Autant je me sens expansif, fluide, abondant et débordant, dans les douleurs fictives, autant les vraies restent dans mon cœur, âcres et dures. Elles s'y cristallisent à mesure qu'elles y survivent... — J'étais sec comme la pierre d'une tombe, mais horriblement irrité...  » Reconnaissez-vous l'amer sentiment d'une disproportion entre un je ne sais quoi qui pourrait être, et ce qui est? Enfin, pour que rien ne fût épargné à ce pessimiste des éléments inconciliables et qui peuvent empêcher une âme d'être en harmonie avec le monde et avec elle-même, l'éducation de Flaubert avait été double. Au même moment qu'il se repaissait des romanciers et des poètes, il subissait une forte discipline scientifique, en sorte que cet artiste en images était un physiologiste, et ce lyrique un érudit minutieux. Tout se heurtait et se choquait dans cette personnalité complexe, plus préparée qu'aucune autre à dégager le principe de nihilisme que l'Idéal romantique enveloppe en lui. « As-tu réfléchi, écrivait Flaubert jeune à son ami préféré, as-tu réfléchi combien nous sommes organisés pour le malheur? » Et ailleurs : « C'est étrange, comme je suis né avec peu de foi au bonheur. J'ai eu, tout jeune, un pressentiment complet de la vie. C'était comme une odeur de cuisine nauséabonde qui s'échappe par un soupirail, On n'a pas besoin d'en avoir mangé pour savoir qu'elle est à faire vomir!... » Et de fait, infatigablement et magnifiquement, ce que Flaubert a raconté, c'est le nihilisme d'âmes pareilles à la sienne, toutes déséquilibrées et disproportionnées. Mais à travers son destin il a vu le destin de beaucoup d'existences contemporaines, le destin de toute existence peut-être, — et cela seul donne à ce romantique torturé une place de haut moraliste.

II

DU NIHILISME DE GUSTAVE FLAUBERT



C'est à travers son destin que Flaubert a vu le destin de toute existence, — et, en effet,, la cause du malheur de tous ses personnages est, comme chez lui, une disproportion. Même, généralisant cette remarque, il semble reconnaître que cette disproportion n'est pas un accident. C'est à ses yeux une loi constante que tout effort humain aboutit à un avortement, d'abord parce que les circonstances extérieures sont contraires au rêve, ensuite parce que la faveur même des circonstances n'empêcherait pas l'âme de se dévorer en plein assouvissement de sa chimère. Notre désir flotte devant nous comme le voile de Tânit, le zaïmph brodé, devant Salammbô. Tant qu'elle ne peut le saisir, la jeune fille languit de désespoir, et quand elle l'a touché, il lui faut mourir. Suivez, à travers les principaux personnages des cinq romans qu'a publiés Flaubert, la mise en œuvre de cette théorie psychologique sur la misère de notre vie. Est-ce que les premiers songes d'Emma Bovary ne la réservent pas à une poésie enchantée de toutes les heures? Quoi de plus noble que la nostalgie d'une belle vie sentimentale, et quel plus rare signe d'une âme délicate que de se façonner d'avance une tendresse choisie? Que la jeune fille du fermier Rouault ressente en elle la soif d'une infinie félicité, qu'elle souhaite cette félicité caressante comme le clair de lune qui vaporise les brumes de ses prairies natales, qu'elle l'imagine féconde en renouvellements et compliquée comme les chimériques histoires où se délecte sa curiosité virginale, qu'elle l'enveloppe dans un décor somptueux et raffiné., opulent et gracieux, comme on désire à une belle peinture un cadre qui ne la déshonore point; — qu'y a-t-il là qui ne prouve une nature exquise et tout facilement fine? Comme les gaucheries mêmes de ces premiers songes attestent leur naïveté!... Comme aussi la vie, — cette vie qui nous humilie à tous le cœur, — se charge de tourner à la perte de la pauvre femme cette exquisité de nature et cette finesse! Ils vont tomber dans la bourbe de tous les mauvais chemins, « comme des hirondelles blessées », ces premiers beaux songes. La stupidité de son mari et la misère de son milieu lui sont trop dures, et la livrent sans défense à un premier amant qui la déprave et l'abandonne. La brutalité de celui-là prépare la malheureuse à mieux goûter la finesse du second, mais celui-ci n'est que lâcheté déguisée et qu'égoïsme faussement tendre... Et elle se dit avec l'âcre saveur de ses fautes dans la poitrine : « Ah! si dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et la désillusion de l'adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cœur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d'une félicité si haute... » Elle est de bonne foi, à cette heure amère; elle rend justice à ce qu'il y a de sublime dans ses pires égarements, lorsqu'elle condamne l'odieuse vilenie des circonstances qui la garrottent. Et cependant, cette félicité si haute lui eût été accordée, ce grand cœur solide se serait offert, que cela même n'eût pas comblé l'abîme plaintif et trop profond de son cœur à elle. Aux jours de son adultère le plus enivré, quand elle se précipitait sur la poitrine de son amant avec l'ardeur presque tragique de l'idéal possédé, — car elle croyait le posséder, — « elle s'avouait ne rien sentir d'extraordinaire... » A quoi bon alors? Et n'apercevez-vous point le mensonge du désir qui nous fait osciller entre la brutalité meurtrière des circonstances et les impuissances plus irréparables encore de notre sensibilité?

Pareillement le Frédéric Moreau de l'Éducation sentimentale qui, à vingt-deux ans, « trouve que le bonheur mérité par l'excellence de son âme tarde bien à venir », n'a pas si tort de considérer que cette âme est, en effet, d'une qualité rare. Parmi tous les objets qu'un homme, jeune et fier, peut désirer, il a choisi les plus désirables, ceux dont la possession vaut vraiment qu'on vive : une grande puissance d'artiste, un grand amour. Mais en cela, tout semblable à Emma Bovary, ce qu'il a en lui de meilleur sera la cause de sa perte. Il manquera sa destinée pour avoir eu des facultés supérieures à son milieu. Et se guérit-on de ses facultés? Créature fine et douce, il éprouve un désir inné de plaire. C'est la fatalité des personnes à imagination psychologique. A se figurer trop complètement les impressions que ressentent les autres, leur antipathie est trop présente, on en souffre trop. Ce désir de plaire, si humain, si charitable, au plus beau sens du mot, condamnera Frédéric aux amitiés banales, à la dispersion de son temps et de sa fortune, à des soumissions devant qui ne le vaut pas. Il est puni, de quoi? De ne pas savoir mépriser. Son rêve d'une vie exaltée, ce si noble rêve qui permet seul d'égaler en les comprenant les nobles âmes des nobles artistes, le fera, lui, s'user sur place, dans l'attente d'un je ne sais quoi de définitif qui ne viendra jamais. Au lieu de canaliser sa force dans le travail quotidien d'une carrière stricte, il stagnera jusqu'à en croupir dans une douloureuse oisiveté. Son goût pour un unique amour, cette poursuite d'un fantôme idéal, — qui est la secrète chimère de tout poète, qui était la chimère secrète de Flaubert lui-même, — aboutira au désir éternellement inapaisé de Madame Arnoux. La robe de cette femme flotte devant les yeux de Frédéric, et l'empêche d'aimer vraiment ses maîtresses. Et qu'il n'arrive jamais à étreindre ce fantôme, dont le charme suprême est d'être un fantôme, car alors il s'apercevrait trop qu'il a vécu d'un néant et pour un néant... Et il vit pourtant, roulé comme un galet par la marée de ses heures, de plus en plus incapable d'une volonté qui triomphe de la pression énorme des menus faits, de plus en plus incapable, s'il en triomphait, d'égaler ses désirs par ses jouissances, si bien que les conditions extérieures lui étant contraires, et les conditions intérieures, la plus complète banqueroute est aussi la plus méritée.

Mais Emma Bovary, mais Frédéric, sont le produit d'une civilisation fatiguée, ils auraient développé toute leur vigueur s'ils étaient nés dans un monde plus jeune...; c'est du moins ce que nous pensons d'eux, ce que nous pensons de nous, lorsqu'en proie aux affres de l'épuisement, cette trop pénible rançon des bienfaits du monde moderne, nous nous prenons à regretter les âges lointains de l'énergie sauvage ou de la foi profonde. Qui ne s'est répété, aux minutes de trop grande fatigue de civilisation, le mot célèbre : « Je suis venu trop tard... » Flaubert, répond à ce cri nostalgique en démontrant que la somme des contradictions intérieures et des contradictions extérieures était égale, dans ce monde plus jeune, à celle qui fait le malaise de notre monde trop vieux. Quand Salammbô s'empare du zaïmph, de ce manteau de la Déesse « tout à la fois bleuâtre comme la nuit, jaune comme l'aurore, pourpre comme le soleil, nombreux, diaphane, étincelant, léger... », elle est surprise, comme Emma entre les bras de Léon, de ne pas éprouver ce bonheur qu'elle imaginait autrefois : « Elle reste mélancolique dans son rêve accompli... » L'ermite saint Antoine, sur la montagne de la Thébaïde, ayant, lui aussi, réalisé sa chimère mystique, comprend que la puissance de sentir lui fait défaut; il cherche avec angoisse la fontaine d'émotions pieuses qui jadis s'épanchait du ciel dans son cœur. « Elle est tarie, maintenant, et pourquoi? » gémit-il en regardant l'horizon. Ah! Pourquoi est-ce la loi commune de toute créature humaine que toute jouissance soit en disproportion avec le désir? Pourquoi toute âme ardente est-elle dupe d'un mirage qui lui persuade qu'elle a en elle de quoi suffire à une saveur continue d'extase? Pourquoi un ensorcellement mensonger se dérobe-t-il derrière la farouche mysticité des simples et des dévots, comme il se dérobe derrière la sensualité corrompue des âmes modernes qui n'ont plus la foi? Et d'ailleurs, est-ce que le décor du cauchemar de la vie valait beaucoup mieux, en ces temps soi-disant héroïques, qu'il ne vaut aujourd'hui, parmi les embourgeoisements de nos villes? La stupide férocité des mercenaires qui festoient dans le jardin d'Hamilcar est-elle moins écœurante pour une noble créature que la stupide grossièreté des convives de la noce Bovary ou des soupeurs, amis de Frédéric? La niaiserie ascétique des moines des premiers siècles était-elle moins féconde en misérables sottises que le lamentable scepticisme de notre époque? Toutes questions auxquelles Flaubert jette en réponse les pages de ses deux épopées antiques, étalant pour ce qui fut un mépris égal à celui qu'il ressent pour ce qui est. Comme le squelette du tableau de Goya soulève la pierre de son tombeau, et de son doigt blanc écrit « Nada » — « il n'y a rien... », les morts des civilisations anciennes se dressent devant les yeux évocateurs du poète et viennent lui jurer qu'un même néant était au fond des bonheurs d'alors, — qu'une même détresse et une même angoisse faisaient le terme de tout effort, et que, barbare ou civilisé, l'homme n'a jamais su ni façonner le monde à la mesure de son cœur, ni façonner ce cœur à la mesure de ses désirs!

C'est là, comme on voit, plus qu'un sentiment personnel, c'est une doctrine. Ce n'est plus seulement le romantique mal éveillé de ses songes qui se lamente et qui maudit. C'est le psychologue qui discerne dans sa misère les causes essentielles; c'est le métaphysicien qui dégage de cette misère et de ses causes une loi plus haute, de laquelle il dépend, comme tous ses semblables. Du métaphysicien il y a peu de chose à dire. Le pessimisme, en tant que théorie générale de l'univers, ne saurait avoir une valeur plus définitive que l'optimisme. L'une et l'autre philosophie manifestent une disposition personnelle, et vraisemblablement physiologique, qui pousse l'homme à renouveler plus volontiers, dans un cas ses malaises, dans l'autre cas ses jouissances. L'œuvre du psychologue est plus durable en même temps qu'elle est moins arbitraire. Elle consiste à marquer en quelques traits profonds la marche d'une maladie d'âme. On peut même dire que dans l'arrière-fond de toute belle œuvre littéraire se cache l'affirmation d'une grande vérité psychologique, comme dans l'arrière-fond de toute belle œuvre de peinture ou de sculpture se cache l'affirmation d'une grande vérité anatomique. La portée de la vérité ainsi entrevue par l'artiste fait la portée de son génie.

A creuser plus avant encore la conception que Flaubert se forme de ses personnages, on reconnaît que la disproportion qui les fait souffrir provient, toujours et partout, de ce qu'ils se sont façonné une idée par avance sur les sentiments qu'ils éprouveront. C'est à cette idée, d'avant la vie, que les circonstances d'abord font banqueroute, puis eux-mêmes. C'est donc la Pensée qui joue ici le rôle d'élément néfaste, d'acide corrosif, et qui condamne l'homme à un malheur assuré; mais la Pensée qui précède l'expérience au lieu de s'y assujettir. La créature humaine, telle que Flaubert l'aperçoit et la montre, s'isole de la réalité par un fonctionnement tout arbitraire et personnel de son cerveau. Le malheur résulte alors du conflit entre cette réalité inéluctable et cette personne isolée. Mais quelles causes produisent cet isolement? Que Flaubert s'occupe du monde ancien ou du monde moderne, toujours il attribue à la Littérature, dans la plus large interprétation du genre, c'est-à-dire à la parole ou à la lecture, le principe premier de ce déséquilibre. Emma et Frédéric ont lu des romans et des poètes; Salammbô s'est repue des légendes sacrées que lui récitait Schahabarim... « Personne à Carthage n'était savant comme lui ». Saint Antoine s'est enivré de discussions théologiques. Les uns et les autres sont le symbole transposé de ce que fut Flaubert lui-même. C'est le mal dont il a tant souffert qu'il a incarné en eux, le mal d'avoir connu l'image de la réalité avant la réalité, l'image des sensations et des sentiments avant les sensations et les sentiments. C'est la Pensée qui les supplicie comme elle supplicie leur père spirituel, et cela les grandit jusqu'à devenir le symbole non plus même de Flaubert, mais de toutes les époques dont l'abus du cerveau est la grande maladie. Balzac avait déjà écrit, dans la préface générale de la Comédie humaine « Si la Pensée est l'élément social, elle est aussi l'élément destructeur... » L'auteur de Madame Bovary n'a presque fait que commenter cette phrase profonde, mais le commentaire ici est capital et vaut qu'on en examine la valeur contemporaine.

Considérer ainsi la Pensée comme un pouvoir, non plus bienfaisant, mais meurtrier, c'est aller au rebours de toute notre civilisation moderne, qui met au contraire dans la Pensée le terme suprême de son progrès. Surexciter et redoubler les forces cérébrales de l'homme, lui procurer, lui imposer même un travail intellectuel de plus en plus compliqué, de mieux en mieux outillé, telle est la préoccupation constante de l'Europe occidentale depuis la fin du Moyen Âge. Nous nous applaudissons lorsque, comparant au peuple de jadis notre peuple de civilisés, nous constatons, ainsi que le disait Gœthe mourant : « plus de lumière ». C'est bien pour cela que notre effort suprême se résume dans la science, c'est-à-dire dans une représentation coordonnée et accessible à tous les cerveaux, de l'ensemble des faits qui peuvent être constatés. Mais avons-nous bien mesuré la capacité de cette machine humaine que nous surchargeons de connaissances? Quand nous prodiguons, à mains ouvertes, l'instruction en bas, l'analyse en haut; quand, par la multiplicité des livres et des journaux, nous inondons les esprits d'idées de tous ordres, avons-nous bien calculé l'ébranlement produit dans les âmes par cette exagération de jour en jour plus forcenée de la vie consciente? Tel est le problème que Flaubert se trouve avoir posé sous plusieurs formes saisissantes, — depuis Madame Bovary et l'Éducation, où il étudie deux cas très curieux d'intoxication littéraire, jusqu'à Bouvard et Pécuchet, cette bouffonnerie philosophique où il analyse, comme au microscope, les ravages accomplis par la science sur deux têtes que rien n'a préparées à recevoir la douche formidable de toutes les idées nouvelles. Problème essentiel, s'il en fut, car de sa solution dépend l'avenir même de ce que nous sommes habitués à considérer comme l'œuvre des siècles! Il est certain que si la Pensée n'est pas toujours un pouvoir meurtrier, elle n'est pas non plus un pouvoir toujours bienfaisant, par cela seul qu'elle situe l'homme dans une indépendance relative et fait de lui « un empire dans un empire », suivant la formule célèbre de Spinoza. L'homme qui pense, en tant qu'il pense, peut s'opposer à la nature, puisqu'il peut se former des choses une idée qui le mette en conflit avec elle. Or les choses obéissent à des lois nécessaires, et toute erreur au sujet de ces lois devient un principe de souffrance pour celui qui la commet. La science, il est vrai, se charge de rendre ces erreurs, et les souffrances qui en résultent, chaque jour plus rares; mais a-t-elle trouvé, trouvera-t-elle le moyen d'empêcher l'usure physiologique, l'usure du sentiment et l'usure de la volonté, que tout exercice trop intense de la Pensée risque de produire?

L'usure physiologique d'abord? Elle se manifeste par les déformations du type humain qui se rencontrent à chaque pas dans les grandes villes. L'homme moderne, tel que nous le voyons aller et venir dans Paris et dans Londres, porte dans ses membres plus grêles, dans la physionomie trop expressive de son visage, dans le regard trop aigu de ses yeux, la trace évidente d'un sang appauvri, d'une énergie musculaire diminuée, d'un nervosisme exagéré. Le moraliste reconnaît là l'œuvre du vice. Mais souvent le vice est le produit de la sensation combinée avec la pensée, interprétée par elle, et amplifiée jusqu'à absorber dans des minutes d'égarement toute la substance de la vie animale. — L'usure du sentiment par la pensée s'accomplit, elle aussi, de façons diverses. Tantôt c'est la conception d'un idéal raffiné qui crée la passion. Car si le vice est la sensation magnifiée par la pensée, la passion résulte d'une combinaison entre le sentiment et la pensée. Et la passion précipite l'homme à d'étranges et dangereux excès qui le laissent incapable d'un développement complet de son être... Tantôt c'est l'habitude acharnée de l'analyse qui empêche le sourd travail de l'inconscience dans notre cœur et tarit la sensibilité comme à sa source. — L'usure de la volonté achève enfin l'œuvre destructive, et ici les maladies encore non classées pullulent redoutablement. L'abondance des points de vue, cette richesse de l'intelligence, est la ruine de la volonté, car elle produit le dilettantisme et l'impuissance énervée des êtres trop compréhensifs. Ou bien l'éducation incomplète de l'intelligence conduit le demi savant à des résolutions aussi infécondes que celles de Bouvard et de Pécuchet, en proie à la fièvre de l'instruction inachevée. Ou bien encore l'abus du travail critique amène celui qui s'y est abandonné à ne plus vouloir, parce que le charme de l'illusion, qui seul fait agir, s'en est allé et que l'inutilité finale de tous les efforts apparaissant, aucun but ne tente plus l'âme dégoûtée qui se répète le mot de l'Ecclésiaste dans l'amertume d'un renoncement sans résignation... Et quand ces différents cas ne seraient que des exceptions, ne faudrait-il pas considérer que la Pensée qui peut les faire naître est comme un de ces périlleux agents chimiques, d'un maniement nécessaire sans doute, mais exigeant d'infinies précautions?

Ces précautions, notre âge moderne les ignore, persuadé qu'il est que l'homme vit seulement d'intelligence, et il joue avec la pensée comme un enfant avec un poison. Je crois entendre, dans les livres de cet intellectuel s'il en fut qui a écrit la Tentation, la sourde plainte, l'obscur sanglot d'une victime de ce jeu cruel de notre âge. Une lamentation continue s'élève de son œuvre, racontant les décombres dont la Pensée a jonché son cœur et sa volonté. Il ne connaît plus l'amour, l'effusion heureuse et comblée, le mol abandon de l'espérance; il ne connaît plus la règle stricte, la sérénité des obéissances morales ou religieuses. La solitude autour de lui s'épaissit plus dense. Et il évoque le troupeau des victimes comme lui de la cruelle déesse : la vierge de Carthage qui a trop pensé à Tanit, l'anachorète de la Thébaïde qui a trop pensé à son Christ, la femme du pauvre médecin qui a trop pensé au bonheur, le jeune homme de la classe bourgeoise qui a trop pensé à ses propres émotions, les deux employés de bureau qui ont trop pensé à mille théories; et fatigué de toujours se connaître lui-même, épuisé par une continuelle et suraiguë conscience de sa personne, je l'entends qui jette ce cri furieux par lequel s'achève son plus mystique ouvrage et le préféré : « J'ai envie de voler, de nager, de beugler, d'aboyer, de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, être en tout, m'émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme l'eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sous toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu'au fond de la nature, — être la matière! ». Être la matière! Et nous voici revenus au rêve du vieux Basilide, qui avait jadis été celui de toute l'Inde : « Un gémissement universel de la nature, un sentiment mélancolique de l'univers, appelle le repos final qui consistera en une inconscience générale des individus au sein de Dieu et dans l'extinction absolue de tout désir... ».

III

THÉORIES D'ART



A cette conviction de l'irréparable misère de la vie, — qui n'est pas une nouveauté dans l'histoire des idées, — une seule doctrine correspond, celle du renoncement volontaire. La véritable sagesse, disait Çakya-Mouni voici combien de siècles, consiste « dans la perception du néant de toutes choses et dans le désir de devenir néant, d'être anéanti d'un souffle, d'entrer dans le Nirvâna » 3. Et si Flaubert eût poussé jusqu'à l'extrémité de leur logique les principes de son pessimisme, c'est en effet à cette bienfaisante renonciation prêchée par le Bouddha qu'il eût abouti. Mais en présence de la complexité d'un homme moderne, toute logique a bientôt fait de perdre ses droits. Cet homme moderne, en qui se résument tant d'hérédités contradictoires, est la démonstration vivante de la théorie psychologique qui considère notre « moi » comme un faisceau de phénomènes sans cesse en train de se faire et de se défaire, si bien que l'unité apparente de notre existence morale se résout en une succession de personnes multiples, hétérogènes, parfois différentes les unes des autres, jusqu'à se combattre violemment. Ce point de vue permet d'admettre, sans la trop condamner, l'inconséquence avec laquelle Flaubert fut en même temps un des plus déterminés nihilistes et un des plus laborieux ouvriers de lettres de notre époque. On n'est pas impunément le fils d'une race optimiste et qui a pris l'habitude de travailler avec vigueur. Un philosophe raisonne en nous qui démontre l'inanité de l'espérance et de l'effort, mais notre cœur bat et projette dans nos artères un sang tout chargé d'atomes énergiques, transmis par les ancêtres; et il nous est interdit de nous asseoir comme les fakirs de la bienheureuse péninsule dans l'immobilité enfin possédée, dans l'affranchissement enfin inattaquable, que ne tourmentera plus l'aiguillon du mensonger désir. C'est ainsi que Flaubert fut contraint d'agir et d'agir beaucoup. On sait qu'il est mort à la peine, et que l'apoplexie, en le frappant, lui fit seule tomber la plume de la main. Le sens de son action, toute littéraire d'ailleurs, — mais lutter contre les mots n'est-ce pas lutter encore et combien âprement? — demeure, il est vrai, très obscur, lorsqu'on ne se rend pas compte des arrière-fonds de nature que j'ai essayé de marquer. Certes, chez lui comme chez tout artiste puissant, il y a une grande part d'inconscience qu'il serait chimérique de prétendre déterminer. Ce qui était conscient et réfléchi se condensait en quelques théories d'art et en quelques procédés de composition. Mais précisément ces théories ont formé des disciples, ces procédés ont rencontré des fidèles, — et à travers cette initiation de rhétorique, une initiation intellectuelle et sentimentale s'est accomplie, qu'il faut caractériser pour que cette étude sur le rôle psychologique de l'auteur de Madame Bovary ne soit pas trop incomplète.

Considéré d'après l'ensemble de son œuvre, Flaubert a sa place parmi les esprits qui dédaignent toute influence pratique et sociale de leurs compositions. C'est l'école désignée longtemps sous le nom d'école de l'art pour l'art. Il n'admettait pas qu'une création esthétique eût d'autre but qu'elle-même et que sa beauté intime. Il ne pouvait pas penser autrement. Quand bien même l'horreur du monde moderne ne l'eût pas précipité loin de toute tendance utilitaire, quand bien même encore son pessimisme ne l'eût pas rendu rebelle à toute notion de progrès, même momentané, ses réflexions sur la méthode des sciences l'eussent préservé des erreurs de la littérature démonstrative. « L'art, a-t-il écrit, ayant sa propre raison en lui-même, ne doit pas être considéré comme un moyen. Malgré tout le génie que l'on mettra dans le développement de telle fable prise pour exemple, une autre fable pourra servir de preuve contraire, car les dénouements ne sont pas des conclusions. D'un cas particulier il ne faut rien induire de général, et les gens qui se croient par là progressifs vont à l'encontre de la science moderne, laquelle exige qu'on amasse beaucoup de faits avant d'établir une loi... ». Je ne sache pas qu'aucun écrivain ait plus justement et plus profondément formulé la raison philosophique de l'indépendance des lettres. Mais beaucoup ont senti de même, depuis le divin Virgile, ce contemplateur, jusqu'à Théophile Gautier, cet olympien. C'est dans des thèses plus circonscrites à des points de détails techniques qu'il convient de chercher la marque propre de Flaubert. Entre ces thèses, j'en crois apercevoir deux, sinon tout à fait nouvelles, au moins très renouvelées, qu'il a soutenues toute sa vie et imposées à ses disciples, je veux parler de sa façon de comprendre la composition des caractères dans le roman, et de sa façon de comprendre le type idéal du style.

Comme j'ai dû l'indiquer en passant, parmi les contradictions dont souffrit Flaubert, une des plus pénibles fut celle qui faisait se rencontrer en lui, et se combattre, deux personnages antagonistes : un poète romantique et un savant. De tels conflits amènent d'ordinaire la diminution progressive de l'un des deux hommes, puis sa défaite définitive, et son asservissement, sinon sa mort. C'est ainsi qu'il y eut, dans Sainte-Beuve encore tout jeune, la présence simultanée d'un poète et d'un analyste, puis il ne resta que l'analyste, parce que Sainte-Beuve, dupe en cela de l'opinion française, toujours disposée à parquer les esprits dans une spécialité, n'eut pas la force de persévérer. Il avait commencé de créer une poésie nouvelle où se fondaient ses deux natures. L'inintelligence et la malveillance de ses contemporains le découragèrent. Flaubert, qui vécut plus seul et eut la sagesse de cacher ses années d'apprentissage, parvint à concilier son romantisme et sa science dans la manière dont il exposa et développa les intérieurs d'âme de ses personnages. Avec la science et ses données actuelles sur l'esprit, il considéra qu'une tête humaine est une chambre noire où passent et repassent des images de tous ordres : images des milieux jadis traversés qui se représentent avec une portion de leur forme et de leurs couleurs; images des émotions jadis ressenties qui se représentent avec une portion de leur délice ou de leur amertume. Il s'établit une sorte de lutte pour la vie entre ces représentations diverses ou idées, qui se combattent et s'associent, se détruisent et se mélangent, fournissent matière à nos sentiments du passé, élaborent nos rêves de l'avenir, déterminent nos volitions. Pour Flaubert, comme pour les Anglais partisans exclusifs de l'association des idées, décomposer scientifiquement le travail d'une tête humaine, c'est analyser ces images qui affluent en elle, démêler celles qui reviennent habituellement et la marche dans laquelle elles reviennent.

Les auteurs des monographies psychologiques procèdent ainsi, et l'auteur de Madame Bovary procède comme eux : ses personnages sont des associations d'idées qui marchent. Un coup, sinon de génie, au moins d'un talent extraordinaire, fut de comprendre que les procédés romantiques étaient un merveilleux outil de cette conception psychologique. La langue des romantiques n'a-t-elle pas acquis, sous la prépondérance du génie verbal de Victor Hugo, des qualités de relief incomparables? N'est-elle pas devenue, avec Théophile Gautier, capable de rivaliser la couleur de la peinture et la plastique de la sculpture? Pourquoi ne pas employer cette prose de sensations presque vivantes à peindre les images qui hantent un cerveau? Et c'est ainsi que Flaubert inventa le procédé d'art qui fit de l'apparition de Madame Bovary un évènement littéraire d'une importance capitale. Les analystes, comme M. Taine, pouvaient reconnaître leur théorie de l'âme humaine mise en œuvre avec une précision parfaite. Le « moi » des personnages était bien cette collection de petits faits dont parle le philosophe. Et ces petits faits étaient montrés avec une magie de prose où les plus habiles stylistes du temps pouvaient reconnaître leur facture. Un exemple rendra perceptible cette double valeur d'analyse et de concrétion; je le prends au hasard dans Madame Bovary (première partie, chapitre VIII) : « Emma songeait quelquefois que c'était là pourtant les plus beaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goûter la douceur, il eût fallu, sans doute, s'en aller vers ces pays à noms sonores, où les lendemains de mariage ont de plus suaves paresses. Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du postillon qui se répète dans la montagne avec les clochettes des chèvres et le bruit sourd de la cascade... ». Voyez-vous comme l'image se fixe à l'aide d'un procédé que vous retrouvez dans Mademoiselle de Maupin comme dans Atala; mais comme cette image en même temps est un petit fait psychologique, comme elle exprime une minute d'âme et n'est pas simplement montrée pour le plaisir de la phrase sonore et coloriée? Je citerai encore les deux pages au chapitre XII de la seconde partie de ce même roman, où l'auteur raconte les associations d'idées contraires qui traversent la pensée de Charles et celle d'Emma, tandis qu'ils sont pourtant couchés côte à côte : « Charles croyait entendre l'haleine légère de son enfant; elle allait grandir maintenant. Chaque saison ouvrirait un progrès... ». « Au galop de quatre chevaux, Emma était emportée vers un pays nouveau d'où ils ne reviendraient jamais... ». C'est le chef-d'œuvre de la méthode inaugurée par Flaubert. Le couplet descriptif est filé avec une science de la langue poétique vraiment délicieuse, et chaque image évoquée est un trait de caractère du personnage qu'elle vient assaillir.

L'ingéniosité de cette méthode a fait sa fortune. Il est curieux de voir comment cette influence de rhétorique se trouve être devenue, ainsi que je l'indiquais tout à l'heure, une influence de vie morale. En considérant la tête humaine comme une machine représentative, Flaubert avait bien observé que cette représentation cérébrale ne s'applique pas seulement aux images du monde extérieur telles que nous les fournissent nos différents sens. Un monde intérieur s'agite en nous : idées, émotions, volition, qui nous suggère des images d'un ordre tout à fait distinct de l'autre. Si nous fermons les yeux et que nous songions à quelque évènement passé, à un adieu, par exemple, des détails tout physiques ressusciteront dans notre souvenir : la ligne d'un paysage, une intonation de voix, un regard, un geste, — et à la même minute le détail surgira des sentiments que nous avons éprouvés dans ce paysage à écouter cette voix, à regarder ce regard. Il y a donc deux groupes bien divers d'images, et deux sortes correspondantes d'imagination; la plupart des esprits ne sont pas également aptes à évoquer ces deux groupes d'images et ne possèdent ces deux sortes d'imagination qu'à des degrés différents. Flaubert possédait évidemment l'imagination du monde extérieur d'une façon très remarquable, et l'imagination du monde intérieur était chez lui moins puissante. Il racontait qu'au moment de décrire un horizon, un jardin, une chambre, l'abondance des détails visibles qui ressuscitaient dans sa mémoire était si considérable qu'il lui fallait un violent effort pour choisir. Aussi ses personnages sont-ils doués de cette imagination-là plus que de l'autre. Mais, chez Flaubert, l'observateur profond corrigeait le visionnaire, et il avait soin de ne pas négliger dans le développement des caractères les images du monde intérieur. Seulement il paraît les avoir plutôt trouvées par l'effort de sa logique que par le don de sa nature. Il est arrivé cependant que les romanciers soumis à son influence et partisans de sa méthode ont exagéré le défaut du Maître. Ils ont méconnu l'existence des deux sortes d'imaginations, et au lieu de constituer leurs personnages par une double série de petits faits, ils ont presque uniquement peint ces personnages comme des êtres d'imagination physique. C'est ainsi que, s'appliquant surtout à la transcription des milieux, ils ont supprimé de plus en plus de leurs livres l'étude de la volonté. Ils montrent la créature humaine dominée par les choses ambiantes et quasi incapable de réaction personnelle. De là dérive ce fatalisme accablé qui est la philosophie de toute l'école des romanciers actuels. De là ces tableaux d'une humanité à la fois très réelle et très mutilée. De là cette renonciation de plus en plus marquée aux vastes espoirs, aux généreuses fièvres, à tout ce que le terme d'Idéal résume de croyances dans notre énergie intime. Et, comme notre époque est atteinte d'une maladie de la volonté, de là cette vogue d'une littérature dont la psychologie convient si bien aux affaiblissements progressifs du ressort intérieur. Lentement, et dans beaucoup d'esprits soumis à l'éducation des romans nouveaux, s'élabore la conception que l'effort est inutile et le pouvoir des causes étrangères irrésistible. Or, comme dans l'ordre de la vie morale nous valons en capacité d'énergie juste autant que nous croyons valoir, lentement aussi chez ces mêmes personnes la volonté se désagrège, — et les héritiers, par Flaubert, de ce romantisme qui a trop exigé de la vie, sont les plus actifs ouvriers de cette désagrégation de la volonté. Ironie singulière de la destinée, qui conduit les hommes à faire précisément la besogne contraire à celle qu'ils s'étaient proposée!

Le désir d'accorder le romantique et le savant qui se battaient en lui avait conduit Flaubert à une composition spéciale des caractères; l'invincible désir d'étreindre une réalité définitive au milieu des ruines dont son âme était jonchée, le conduisit à une théorie particulière du style. Ce nihiliste était un affamé d'absolu. Ne pouvant rencontrer cet absolu, ni hors de lui, dans les choses qu'entraîne un éternel écoulement, ni en lui-même puisqu’il se sentait, comme l'univers, en proie à l'implacable loi du devenir, il plaça cet absolu tout à la fois hors de lui-même et hors des choses, dans la Phrase Écrite. Il lui parut qu'une phrase bien faite présente une sorte de caractère indestructible et qu'elle existe d'une existence supérieure à l'universelle caducité. Il est, en effet, des rapports de mots d'une si parfaite justesse qu'il serait impossible de les améliorer. De tels rapports, si l'artiste en trouve quelques-uns, lui procurent une plénitude de bonheur intellectuel comparable au bonheur que l'évidence procure aux mathématiciens. L'angoisse de l'esprit se détend une minute dans cette contemplation, disons mieux, dans cette incarnation, car l'esprit n'habite-t-il pas la phrase qu'il est parvenu à créer? De tels frissons de toute notre nature intelligente sont si pénétrants qu'ils consolent du mal d'exister. Flaubert poursuivit ce frisson sublime, toute sa vie durant, et, comme il arrive, devenu de plus en plus difficile à contenter, cherchant toujours la mystérieuse loi de la création de la Belle Phrase, il s'infligea ces agonies de travail que tous les anecdotiers ont racontées. Il prenait et reprenait ses lignes infatigablement, se levait la nuit pour effacer un mot, s'immobilisait sur un adjectif. La noble manie de la perfection le tyrannisait. Il lui devra de durer autant que notre langue, qu'il a maniée comme ces incomparables ouvriers de prose : le vieux Balzac, Coëffeteau, Pascal, La Bruyère et Chateaubriand.

Toute la doctrine de Flaubert sur le style est enfermée dans cette formule de Buffon qu'il cite quelque part avec admiration : « Toutes les beautés intellectuelles qui s'y trouvent (dans un beau style), tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus précieuses pour l'esprit public, que celles qui peuvent faire le fond du sujet... ». Cela revient à dire que la distinction usuelle entre le fond et la forme est une erreur d'analyse. L'idée n'est pas derrière la phrase comme un objet derrière une vitre; elle ne fait qu'un avec la phrase, puisqu'il est impossible de concevoir une phrase qui n'exprime aucune idée, ou une idée qui soit pensée sans aucun mot. Dans l'état actuel de notre développement de civilisation, penser c'est prononcer une phrase intérieure, et les qualités de la pensée font les qualités de cette phrase intérieure. Écrire cette phrase avec toutes ses qualités, de façon que tout le travail silencieux de la pensée soit rendu perceptible et comme concret, tel est, me semble-t-il, le but que tout littérateur de talent se propose et que Flaubert se proposait. Comme il était physiologiste, il savait que le fonctionnement cérébral influe sur l'organisme tout entier, et c'est pour cela qu'il voulait qu'une phrase pût se réciter à haute voix : « Les phrases mal faites, disait-il, ne résistent pas à cette épreuve; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur, et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie ». Il fondait donc sa théorie de la cadence sur un accord entre notre personne physique et notre personne morale, comme il fondait sa théorie du choix des mots et de leur place sur une perception très nette de la psychologie du langage. Puisque le mot et l'idée sont consubstantiels, et que penser c'est parler, il y a dans chaque vocable du dictionnaire le raccourci d'un grand travail organique du cerveau. Des mots représentent une sensibilité délicate, d'autres une sensibilité brutale. Il en est qui ont de la race et d'autres qui sont roturiers. Et non seulement ils existent et vivent, chacun à part, mais une fois placés les uns à côté des autres, ils revêtent une valeur de position, parce qu'ils agissent les uns sur les autres, comme les couleurs dans un tableau. Convaincu de ces principes, Flaubert s'acharnait à les appliquer dans toute leur rigueur : essayant le rythme de ses périodes sur le registre de sa propre voix, haletant à la recherche du terme sans synonyme qui est le corps vivant, le corps unique de l'Idée, évitant les heurts de syllabes qui déforment la physionomie du mot, réduisant à leur stricte nécessité les vocables de syntaxe qui surchargent les vocables essentiels de la phrase, comme une monture trop forte surcharge ses diamants. Les auxiliaires « avoir » et « être », le verbe « faire », les conjonctions encombrantes, — toute cette pouillerie de notre prose française, — le désespéraient. Et comme, d'après sa doctrine, il travaillait sa prose non par le dehors comme un mosaïste qui incruste ses pierres, mais par le dedans comme une branche qui développe ses feuilles, — écrire était pour lui, comme il le disait quelquefois, une sorcellerie.

N'importe, son exemple aura reculé de beaucoup d'années le triomphe de la barbarie qui menace d'envahir aujourd'hui la langue. Il aura imposé aux écrivains un souci de style qui ne s'en ira pas tout de suite, et les lettrés lui doivent une reconnaissance impérissable d'avoir retardé, autant qu'il fut en lui, la dégénérescence de cet art de la Prose française, héritage magnifique de la grande civilisation romaine! Le jour où cet art disparaîtrait, la conscience française serait bien malade, car dans l'ordre de l'intelligence elle aurait perdu sa plus indiscutable suprématie. Les langues se parlent sur toute la surface du monde; il est certain qu'il ne s'écrit qu'une seule prose, si l'on prend ce mot dans le sens lapidaire et définitif où pouvait l'entendre un Tite-Live ou un Salluste; cette prose, c'est la nôtre. Inférieurs dans la poésie aux subtils et divins poètes anglais, initiés à la musique par les maîtres allemands, et aux arts plastiques par nos voisins du midi, nous sommes les rois absolus de cette forme de la Phrase Écrite. Et Gustave Flaubert, ce malade de littérature, aura du moins gagné à sa maladie d'avoir été, sa vie durant, le dépositaire de cette royauté, — et un dépositaire qui n'a pas abdiqué.


Notes
1. Article sur Baudelaire (Nouvelle Revue du 15 nov. 1881).
2. Beyle, la Chartreuse de Parme. — Henri Heine, le Tambour Legrand.
3. J'extrais cette phrase du livre de James Sully sur le Pessimisme (histoire et critique), dont une traduction vient de paraître à la librairie Germer Baillière. On trouvera là une discussion très lucide et très documentée de toutes les questions de cet ordre.




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