Les Contes de Canterbury

Augustin Filon
Lorsqu'on sortait du vieux Londres, en traversant le fleuve et en se dirigeant vers le sud, on rencontrait d'abord Southwark, presque aussi ancien, presque aussi enfumé que la Cité elle-même. Qu'on s'imagine, dans cet antique faubourg de Southwark, l'hôtellerie du Tabard, un soir, à l'heure du souper. Une trentaine de convives sont réunis à la même table: ce sont des pèlerins qui se rendent au sanctuaire vénéré de Canterbury, où reposent les reliques de saint Thomas Becket. Le hasard s'est complu à réunir toutes les conditions, tous les costumes, tous les caractères, en un mot les types nationaux de l'Angleterre du quatorzième siècle. C'est un homme de loi, un clerc d'Oxford, un seigneur de campagne, un médecin, un intendant de grande maison, un officier des tribunaux ecclésiastiques, un capitaine de vaisseau marchand, de riches bourgeois, etc. Voici le franklin, Saxon d'origine, homme libre: sa barbe est blanche «comme la marguerite», son teint coloré. Il n'aime rien autant qu'une soupe au vin en se levant, et ne se soucie de rien que de vivre à l'aise; hospitalier comme saint Julien, la nappe est toujours mise chez lui; le pain et la bière sont toujours sur la table, sans compter qu'il «a maint faisan dans sa réserve, maint brochet dans son vivier». Aussi dit-on que a chair et poisson neigent chez lui ». Il est propriétaire, et grand propriétaire, homme important dans son canton; car il a été shériff, membre du parlement, il figure aux sessions. Auprès de lui, le meunier, «un vigoureux rustre, par la messe ! gros de charnure et d'os, ramassé des épaules, large, épais comme un arbre noué, capable de terrasser un bélier à la lutte ou d'enfoncer une porte, en courant, avec sa tête. Sa barbe est rousse comme le poil d'un renard et large comme une pelle. Sur l'aile droite du nez, il a une verrue, et sur cette verrue une touffe de poils roux comme les soies d'une oreille de truie. Sa bouche est large comme une fournaise. Il porte à son côté une épée et un bouclier.» C'est un querelleur et un gaillard. Quel contraste avec sa voisine, madame Églantine, l'abbesse, jeune, élégante, pleine de prétentions et de grâces dévotes, qui sentent à la fois le monde et le cloître! «Sourire modeste, ne jure jamais, si ce n'est par saint Éloi.» Elle mange gentiment, s'essuie la bouche, sans jamais laisser un morceau tomber de ses lèvres sur sa guimpe, sans jamais tremper ses doigts trop profondément dans la sauce: «elle a tant de savoir-vivre!» Elle sait chanter le service divin, avec des intonations du nez qui sont tout à fait suaves. Elle parle le français très agréablement, non pas, il est vrai, le français de Paris, mais celui de Stratford Atte Bowe. Avec cela, la tendresse même; elle pleure de voir une souris prise au piège. Elle a des petits chiens, qu'elle nourrit de viande rôtie, de lait et de pain; quand ils meurent, elle pleure bien amèrement. Sa guimpe est bien ajustée, sa mante de bon goût; elle a deux chapelets au bras, en corail émaillé de vert, avec une broche d'or sur laquelle est gravé d'abord un A couronné, puis cette devise: Amor vincit omnia, jolie devise ambiguë, qui convient aussi bien à la piété qu'à la galanterie. Elle marche accompagnée d'un vrai cortège, trois prêtres suivants et une nonne soubrette.

Autre type de femme : c'est la bourgeoise de Bath, «veuve de cinq maris, pas un de plus», une belle femme, hardie de visage, haute en couleur. Il n’y a pas une dame, dans la paroisse, plus généreuse qu'elle à l'offrande; ou s'il s'en trouve quelqu'une, «elle se met si fort en colère qu'elle en perd toute charité.» Elle porte très haut ce qu'on pourrait appeler la sensualité légale, une chose essentiellement anglaise; elle en raisonne et la justifie par des textes de l'Écriture. Elle nous raconte, par le menu, l'humeur et l'histoire de ses cinq maris, comment ils étaient tournés et ce qu'elle leur a fait supporter. Le dernier avait vingt ans, elle quarante; ce qui ne l'empêche pas d'en chercher un sixième. Peut-être est-ce la ce qu'elle va demander au saint de Canterbury.

Impossible de ne pas s'arrêter devant cette figure joviale et surnourrie: c'est le frère mendiant, confesseur de femmes, hauteur de tavernes, qui donne une bonne absolution contre un bon dîner. «A quoi sert, dit-il, de pleurer sans fin sur ses fautes? Tel pêcheur, qui a la contrition, ne peut réussir à pleurer. Au lieu de prières et de larmes, on donne de l'argent aux bous frères», et tout est bien.

Si le lecteur est à bon droit scandalisé, voici, pour le consoler et le raffermir dans la foi, à deux pas du frère quêteur, le curé qui forme avec lui une antithèse vivante : homme simple et dévoué qui donne son temps et son dîner à ses ouailles, plus grand par la charité que par la science, plus recommandable par ses oeuvres que par cette vaine intelligence des livres saints dont Wyclif fait si peu de cas.

La table est présidée par «mon hôte», beau parleur et de bonne mine, qui s'arroge une sorte d'autorité sur tout ce monde et la fait accepter. N'oublions pas, dans le coin où il s'est placé pour mieux observer, cet homme à la figure finement sarcastique, aux manières discrètes et élégantes qui décèlent le courtisan : ce n'est rien moins que le poète lui-même, Geoffroy Chaucer.

«Mon hôte» s'offre aux pèlerins pour les accompagner jusqu'à Canterbury, veiller à tous les soins matériels du voyage, faire les comptes et la police de la petite troupe. On accepte, car «mon hôte» sait se rendre agréable et utile. Il propose un divertissement qui charmera la longueur de la route. Chacun contera successivement deux histoires pour amuser ses compagnons, une à l'aller, une autre au retour. C'est chose convenue. Le lendemain, de grand matin, voilà nos gens en route, et quand on a dépassé Deptford, c'est le chevalier qui prend le premier la parole. Puis, les récits se succèdent comme dans le Décaméron de Boccace, auquel cette forme de poème est empruntée. Mais combien est évidente la supériorité de Chaucer ! Combien l'art est, chez lui, plus sensible et plus délicat! Les jeunes gens et les jeunes femmes du Décaméron vivent dans le même milieu, ont mêmes idées, même âge, à peu de chose près même caractère. Ici, chaque conte est approprié au conteur, et l'on vient de voir combien les conteurs diffèrent. Le jeune écuyer raconte une histoire fantastique et orientale; le meunier, un fabliau graveleux et comique; l'honnête clerc, la touchante, légende de Grisélidis; le récit de 1a prieure, d'un pathétique mystique et tout féminin, roule sur une enfant chrétienne, horriblement assassinée par des juifs. Le curé, qui ne sait pas d'histoire, au lieu d'un conte en vers, fait un sermon en prose. Tous ces récits sont liés, et beaucoup mieux que chez Boccace, par de petits incidents vrais, qui naissent du caractère des personnages et tels qu'on en rencontre en voyage. Les cavaliers cheminent, de bonne humeur, sous le soleil, dans la large campagne; ils causent. Le meunier a bu trop d'ale et veut parler à toute force. Le cuisinier s'endort sur sa bête et on lui joue de mauvais tours. Le moine et l'huissier se prennent de querelle à propos de leur métier. L'hôte met la paix partout, fait parler ou taire les gens. On juge les histoires qu'on vient d'écouter. On déclare qu'il y a peu de Grisélidis au monde; on rit du charpentier trompé, le héros ridicule de l'histoire du meunier; on fait son profit du conte moral. L'ensemble du tableau est si bien calculé, l'aspect est si vivant et si gai, que le lecteur «se prend d'envie de monter à cheval par une belle matinée riante, le long des prairies vertes, pour galoper avec les pèlerins jusqu'à la châsse du bon saint de Canterbury !».

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