Gaz de schiste et développement durable

Andrée Mathieu

Il existe un moyen sûr et éprouvé de savoir à quel point les projets qu'on propose aux Québécois s'inscrivent dans une démarche de développement durable. Ce cadre scientifique rigoureux a été développé en Suède par l’oncologue Karl-Henrik Robèrt et son organisation det Naturlinga Steget, mieux connue à travers le monde sous le nom de The Natural Step (TNS). Appliquons cet outil d’analyse dans le cas des gaz de schiste et voyons si on peut parler ici de développement durable.

La logique de TNS s’appuie sur quatre principes de durabilité qui ont fait consensus dans la communauté scientifique suédoise et dans celle de tous les pays où l’ONG est présente. Elle s’énonce comme suit : «Dans une société durable, la biosphère n’est pas soumise à une augmentation systématique… 1. de la concentration des substances extraites de la croûte terrestre, 2. de la concentration des substances produites par la société, 3. de sa dégradation par des moyens physiques, et 4. dans cette société les hommes ne sont pas soumis à des conditions qui diminuent systématiquement leur capacité à subvenir à leurs besoins. Pour qu'on puisse affirmer qu'un projet s'inscrit dans une stratégie de développement durable, il doit donc s'approcher aussi près que possible de la satisfaction de ces quatre critères.

Puisque le gaz de schiste est un combustible fossile tiré de la croûte terrestre, il contrevient au premier principe car les produits de sa combustion et les fuites de gaz vont s’accumuler dans l’atmosphère et participer ainsi à la pollution de l'air et au réchauffement climatique. Selon Robert W. Howarth, professeur d’écologie et de biologie de l’environnement à l’université Cornell, si on considère toutes les émissions produites durant le cycle complet d’exploration, de production, de transport et d’utilisation du gaz de schiste, il pourrait même se comparer désavantageusement aux autres combustibles fossiles, y compris le charbon. Or l'une des principales raisons que donne l’industrie pour appuyer son exploitation est qu’il est plus «propre» que les autres combustibles fossiles.

Chaque fracture hydraulique peut utiliser plusieurs dizaines de tonnes de produits chimiques qui n’ont pas à être identifiés par les compagnies en raison du secret industriel. Mais, selon le docteur Theo Colburn, professeur émérite à l'université de Floride, celle-là même qui a sonné l'alarme contre les perturbateurs endocriniens, plusieurs composés organiques volatils (COV) ont déjà été identifiés. Non seulement on se retrouve avec d’énormes quantités d’eaux usées qu’il faut traiter, mais quand ces eaux sont évaporées, les COV entrent en contact avec les émissions de diesel des camions et des génératrices présentes sur le site, ce qui produit de l’ozone troposphérique qui peut se déplacer sur quelques centaines de kilomètres. Les gaz de schiste contreviennent donc au deuxième principe car des substances produites par leur exploitation peuvent s’accumuler dans l’eau et dans l’air.

L’eau nécessaire à la fracture hydraulique d’un puits doit être transportée par camion ou dérivée d’un cours d’eau voisin. De même, les eaux usées qui ressortent du puits doivent être acheminées aux usines de traitement. Et chaque puits peut être fracturé plusieurs fois pendant sa vie utile. Si on ajoute à ce flux incessant de véhicules l’empreinte du site lui-même, on comprend que les écosystèmes subiront une dégradation qui n’est pas négligeable. Et on parle ici des sols les plus fertiles du Québec le long de la vallée du Saint-Laurent! On est donc en contravention du troisième principe de durabilité puisque la biosphère est dégradée par des moyens physiques.

Enfin, le regretté Matt Simmons, fondateur de l’une des plus importantes banques d’investissement dans le secteur de l’énergie et conseiller de George W. Bush, s’indignait du mariage ignoble entre l’eau potable et l’énergie. Par exemple, il estimait que pour exploiter le gaz de schiste de la nappe Barnett au Texas, l’industrie a consommé 72 milliards de gallons d’eau pour fracturer 10 000 puits sur une période de trois ans et demi. Sur une planète où bientôt quatre milliards de personnes vivront dans un pays en situation de stress hydrique, c’est proprement scandaleux. «L’eau utilisée pour produire de l’énergie a toujours été gratuite et cette pratique de gaspillage doit cesser», disait le banquier. Il recommandait de faire payer l’eau chèrement pour en décourager l'utilisation. Le gaspillage d’une ressource essentielle à la vie, la dégradation d’une partie des meilleures terres du Québec, la pollution de l’air et de l’eau et son effet sur la santé humaine contribueront à diminuer systématiquement la capacité de plusieurs Québécois de subvenir à leurs besoins et contreviennent donc au quatrième principe. Sans parler de la dégradation de la santé mentale. Un psychologue australien a longuement documenté le fait que la détérioration de leur environnement est souvent vécu comme un deuil chez beaucoup d’individus.

Pour parvenir à se développer durablement, TNS propose une stratégie appelée backcasting (une planification à rebours). Elle consiste à partir de la situation idéale qui respecte les quatre principes de durabilité, de mesurer l’écart qui nous en sépare et de combler cet écart en commençant par les moyens qui sont le plus près de la durabilité. Présentement, nous partons de la situation présente et nous essayons de l’améliorer. C’est ainsi que l’on justifie l’utilisation du gaz naturel pour remplacer le pétrole ou le charbon. Autrement dit, on commence par les moyens les plus éloignés de la durabilité et on fait «moins pire». Mais si on part de la situation idéale, on commencera par les économies d’énergie (l’énergie qu’on ne dépense pas), puis les mesures d’efficacité énergétique et les sources d’énergie qui sont plus près de l’énergie du soleil : le solaire, l’éolien, puis les marées, la géothermie, etc., le gaz naturel étant la meilleure des pires solutions. Contrevenant aux quatre principes de durabilité et s'appuyant sur une stratégie qui ne vise pas leur respect, l’exploitation du gaz de schiste n’est pas et ne sera jamais une stratégie de développement durable. À moins qu'on ait épuisé toutes les sources d'énergie mentionnées plus haut. L'exploitation du gaz de schiste peut être une excellente option sur le plan strictement économique, mais ça, ceux qui prennent la décision d’aller de l’avant devront l’assumer et cesser de la revêtir des habits du développement durable.

Aimeriez-vous faire partie du BAPE qui devra «encadrer le développement de cette filière d’énergie et assurer la protection de l’environnement» tout en étant privé d'une grande partie de l'information pertinente ? Ce n’est pas sérieux! On a grand besoin de critères scientifiques rigoureux et d’un guide méthodologique éprouvé pour prendre des décisions éclairées en matière de développement durable. Le cadre théorique de TNS, associé aux seize principes généraux décrits dans la Loi québécoise sur le développement durable, constitue un outil objectif et crédible. Pour paraphraser Francis Bacon : «Un peu de science nous a éloigné de la Nature, beaucoup de science nous y ramènera».

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