L'oeuvre critique: les Maîtres d'autrefois

Paul Souquet
Extrait d'un texte de Paul Souquet publié dans la Nouvelle Revue (1881)
Les Maîtres d'autrefois sont le dernier ouvrage de Fromentin. Il date de 1876. Il nous aurait surpris qu'un écrivain désormais sûr de sa plume et définitivement maître de ses moyens, n'eût pas cédé à la tentation naturelle et très vive de parler au public de ce qu'il était censé connaître le mieux : les grands peintres et la peinture. Il le fit en toute franchise, non pas sans avoir beaucoup tardé, par une hésitation de délicatesse et dans la pensée qu'il lui était séant de s'interdire un sujet où il semblerait se porter juge et décider en arbitre. Sa modestie s'effrayait en outre de la pensée qu'on aurait le droit de se montrer ici moins indulgent et qu'il est permis d'être difficile envers un artiste qui nous entretient de son art. La forme cursive et familière qu'il adopta, celle de notes de voyage, ne devait pas seulement sauver les risques d'une tentative qui lui paraissait épineuse; elle contribua pour sa part à la réussite très flatteuse d'une œuvre qui, quoique fort étudiée, est bien tout le contraire du pédantisme et de l'insistance didactique. Il ne se piqua pas de faire un livre sur l'art, ni même sur l'art flamand et hollandais; il se proposa simplement d'en parler comme on cause, avec sérieux et agrément, aussi dignement qu'il serait en lui, mais de façon à se faire entendre de tout esprit curieux et ouvert qui, sans préparation, voudrait le suivre jusqu'au bout. En même temps, il s'appliqua « à faire petite la place des théories esthétiques, des nomenclatures et des anecdotes », plus grande celle des questions de métier. Parlant de maîtres anciens et parfois exemplaires, il voulut se poser devant l'œuvre de chacun d'eux et que celle-ci lui servît à comprendre l'artiste, à pénétrer dans l'intimité de l'homme : procédé excellent pour un observateur qui est peintre, qui sait, hors de son art, tout ce qu'on est tenu de connaître, un peu plus même, et surtout beaucoup mieux qu'on ne le sait d'ordinaire.

Non, certes, qu'il négligeât ce qu'on appelle le milieu, les influences certaines du climat et de la race : nul n'est plus éveillé pour les bien voir, mieux à même de s'en rendre compte sur place, moins disposé à isoler l'œuvre de l'homme et l'homme de son cadre historique, physique ou moral. C'est même l'attrait piquant de son livre que cette continuelle transition des œuvres de peinture analysées, commentées comme il sait le faire, aux descriptions animées qu'il nous trace de chaque ville avec sa physionomie propre, son trait pittoresque et le caractère extérieur ou physiologique de ses habitants. Fromentin n'est pas de ceux qui décrivent pour décrire, mais il sait qu'un musée est dans une ville, qu'une ville et son peuple sont bien quelque chose, et il ne va pas visiter les maîtres du Nord chez eux pour ne regarder et ne voir absolument qu'eux, ce qui serait ne pas les bien voir eux-mêmes comme ils sont.

Il les abordait avec des idées très arrêtées, avec des préférences de goût bien décidées par instinct et par réflexion, certainement aussi avec la pensée du plaisir qu'il aurait à se voir confirmé par eux. Mais, une fois en leur présence, il n'a garde de disserter ni de dire à leur place ce que leurs œuvres prêchent si bien. Si l'on est curieux`de savoir ce qu'il pense en peinture et si on lui demande un aveu explicite des opinions auxquelles il tient, une profession de principes sur son art, je ne dis pas qu'on ne puisse bien en trouver tous les traits essentiels dans les Maîtres d'autrefois; mais il faudrait les y chercher et prendre le soin de les rassembler soi-même. C'est dans, ses deux premiers volumes qu'il s'est expliqué en toute liberté sur ce sujet ; il l'a fait d'une manière leste et décisive, brièvement, n'ayant l'air que de recueillir les idées que lui donnait la nature, mais y mettant du sien et les interprétant. Une troupe d'enfants mauresques qui jouent en plein soleil sur une place de Blidah, un convoi de nomades sahariens qui défile à sa vue et qui le fait songer au type pasteur des personnages bibliques, — il a pris texte de là pour commenter sur le vif certaines idées qui lui sont chères et pour se remettre en mémoire deux choses : l'une, c'est que la nature, paysage ou scène, est une donnée susceptible de plus d'une transcription selon la façon de voir et de sentir que chacun y apporte, mais qu'en tout cas ce n'est jamais qu'une donnée, qui veut être à la fois traduite et épurée; l'autre, c'est que la couleur locale n'est pas, dans la peinture d'histoire ancienne, une vertu d'observance étroite : la ressemblance textuelle, la fidélité archéologique ne doivent pas primer, dans les sujets bibliques par exemple, la vérité naïve et acceptée des types et des costumes que la tradition a consacrés en les rendant familiers à l'imagination et au cœur. Dans tous les genres, d'ailleurs, il regrettait qu'une importance exagérée eût été trop souvent accordée au sujet, à l'évènement pour lui-même; qu'on se fût donné trop de mal pour le raconter dans un langage dramatique et circonstancié, et qu'on eût pris trop peu de peine pour bien peindre, pour faire dire à la peinture ce que son office est de dire : la beauté vivante et expressive des formes et de la couleur animées par un sentiment vrai et par une idée simple.

Dans les Maîtres d'autrefois, un chapitre seulement est accordé à la discussion théorique; encore est-ce moins un chapitre de théorie qu'une étude courante de critique appliquée et un aperçu d'histoire presque contemporaine de l'art du paysage en France. Ce morceau devient, avec toute discrétion, une profession très claire, et il achève de nous renseigner sur la poétique de l'auteur. Fromentin nous fait voir les paysagistes français de ce siècle apprenant des maîtres hollandais le souci de la peinture et le soin scrupuleux de l'étudier de près, trop longtemps dédaigné chez nous. Mais de ce commerce tout nouveau avec la nature, commerce étroit, intime, en quête de détails inédits et de confidences tacites, il est, nous dit-il, arrivé ceci : c'est que, les curiosités individuelles se raffinant et se compliquant, on est devenu extraordinairement minutieux sans être aussi vrai qu'on s'en flattait. En outre, la nature, traitée d'abord pour elle-même, a peu à peu tout envahi, peinture de genre comme peinture d'histoire, et, en même temps que le paysage prenait plus de place autour de lui, l'attention excessive au détail et à l'exactitude textuelle prenait chez lui tine importance qui alla croissant. Le résultat fut un genre extrêmement préoccupé de la sensation et qui, par réaction contre le convenu, conduisit tout droit enfin à « ouvrir l'atelier au jour de la rue ». Le même parti pris de vérité conforme créa chez nous un art cosmopolite, voyageur, très informé du détail local pris à la lettre, mais qui n'eut que le tort de s'entêter un peu de ses documents et de s'en exagérer la valeur.

Fromentin, en tout ceci, nous découvre assez son goût et le fond de sa pensée. Intéressé d'abord au plus haut degré par les recherches d'un art jeune et friand de nouveautés, charmé de l'audace de plus d'une tentative, séduit au surplus par quelques réussites et par certains bonheurs de découvertes qu'il appréciait, .il n'a pas attendu cependant, pour devenir inquiet et défiant, que de gros abus l'avertissent. De très bonne heure, il s'avisa que la vérité dans l'art, comprise d'une certaine manière et poursuivie par les moyens que conseillait une époque plus curieuse du fait qu'éprise de l'idée, risquait sérieusement de compromettre et la vérité elle-même, et les destins de l'art, et les vieilles pratiques du métier, si consciencieuses, si solides. Avec un sentiment tout `moderne et quoiqu'il fût bien de son temps, très ouvert mais très affiné, il ne suivait pas sans un peu de gêne ni sans un regret sincère un mouvement qui le contrariait dans plus d'une de ses idées et jusque dans ses meilleurs instincts d'artiste.

La Belgique et la Hollande lui procurèrent des satisfactions sans mélange et qui le réconfortèrent. Il a goûté avec des maîtres tous dignes de respect, et quelques-uns très honorables, le charme d'un commerce attentif avec un art ancien vu de près, interrogé chaque jour, dans la joie de le reconnaître, d'y entrer plus avant, d'y découvrir même du nouveau et d'y rencontrer des surprises.

Après l'Orient visité, habité, merveilleusement décrit, et aussi peint d'une manière personnelle, le Nord l'invitait : non certainement comme une énigme, à tout le moins comme un pays attachant pour l'observateur et riche en conseils excellents pour le peintre. Il y trouva l'occasion d'utiliser, la plume en main, les qualités les mieux assorties pour nous présenter un spécimen achevé de la critique d'art telle que notre époque la veut, telle qu'elle la mérite par tout ce qu'il y a en elle de sensibilité fine, de curiosité intelligente et sérieuse. Tous les procédés et tous les dons que, depuis cinquante ans, la critique littéraire a développés jusqu'à en faire abus, Fromentin les mit à profit pour ses propres fins, sut tout utiliser et n'exagéra rien. Souplesse, pénétration vive, faculté de sympathie, entente docile, instance à interroger, art de faire voir et de faire vivre, il eut tout cela dans un degré éminent, sans effort comme sans montre. Il examine et il sent, il décompose et il embrasse, détaille tout au besoin et sait tout animer. Il a le souci de comprendre, ne se refuse pas à juger et, en tout, dit admirablement ce qu'il voit et en quelle sorte il est ému. Où il se complaît et aime à se contenter lui-même, c'est dans l'analyse du talent et du caractère intime, du sentiment particulier et de la conception individuelle de chaque maître, grand ou petit; c'est aussi dans cette attention soigneuse et empressée à noter en chacun d'eux sa méthode de travail, sa formule de peintre, et jusqu'au secret de sa pratique. Par cette familiarité affectueuse et vigilante avec tous, l'un après l'autre, il devient leur confident et se fait révéler par eux bien des choses qu'ils n'avaient dites jusque-là à personne. Si Rembrandt ne s'est pas définitivement et de tous points expliqué à lui, s'il reste sur Rubens de quoi écrire même après lui, est-il sûr du moins qu'un autre les ait mieux regardés, les ait plus écoutés, et que personne ait eu à meilleur droit plus de joie à sentir qu'il les avait compris? Tous ces maîtres du Nord, les uns se souvenant de l'Italie, qu'ils ont vue, les autres, satisfaits du ciel, des aspects, des paysages, des intérieurs ou des scènes de »mœurs de leur pays, ne sortant pas de chez eux, « tout entiers à bien voir et à bien peindre », — ces derniers surtout, appliqués, scrupuleux, d'un sentiment très réel et très propre, mais nullement bruyant et sans grand besoin d'expansion, — à quelle fête Fromentin les convia, à quelles intimités d'aveux il a su les induire! Une chose surprend et témoigne d'un art très souple et très sûr chez le critique autant que chez l'écrivain : c'est qu'il ait réussi à nous les présenter au vrai et à nous les faire voir comme ils sont, cela avec des moyens, des complications d'analyse, une finesse et un délié qui sont tout l'opposé de leur manière et de leur procédé habituel.

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