Plaidoyer pour les eaux oubliées

Jean Proulx
La symbolique de l'eau est universelle.
« Nous avons perdu une part significative de notre ouverture au monde symbolique. C'est un fait, en tous cas, que nous vivons au quotidien dans ce que des philosophes ont appelé "l'oubli du mystère de l'Être". Les forces corrosives de cet oubli sont nées dans un monde sécularisé et désenchanté, formalisé et technicisé. Il fallait bien que cette gigantesque et fascinante entreprise de la maîtrise du monde ait sa contrepartie: un dépérissement relatif, certes, mais tout de même probant d'un sens symbolique qui s'ouvre sur l'horizon de l'Être.

Dans ce contexte, les eaux symboliques sont largement devenues ce qu'Illich appelle "les eaux de l'oubli". Assurément, il faut s'occuper de la gestion et de la qualité de l'eau, comme de la propriété et du partage des eaux. Car l'eau est un bien précieux, un "avoir" de grande valeur pour les collectivités humaines. Mais une symbolique de l'eau nous renvoie justement à "l'être" de l'eau. C'est pourquoi, en "traitant de l'eau" dans ses aspects politique, éthique ou technique, il importe de garder à l'oeil son être même, sa beauté naturelle, son essence en quelque sorte, c'est-à-dire ce par quoi elle pourra toujours affirmer sa dimension symbolique. Dans la gestion et l'aménagement des eaux, il faut prévoir des fontaines, des canaux et des lacs artificiels au besoin, et rendre accessibles les rivières et les fleuves, avec le souci de préserver leur capacité à devenir des eaux symboliques. Ces eaux de l'oubli sont pourtant nécessaires à tout être humain, y compris et peut-être surtout à l'habitant des grandes villes...


La symbolique de l'eau

Une symbolique de l'eau, qu'est-ce à dire? On peut affirmer qu'un objet est un symbole lorsque, par son être même, il est le signe d'autre chose. En ce sens, le symbole n'est pas un signe conventionnel; car c'est en étant intégralement et naturellement elle-même qu'une chose renvoie à une autre. En somme, c'est en affirmant son sens premier ou littéral, c'est-à-dire en étant pleinement et purement ce qu'il est, qu'un objet peut renvoyer à un sens second ou figuré. Par exemple, l'air insaisissable peut, en étant simplement ce qu'il est, évoquer la subtilité de l'esprit, ou l'eau vivante de la rivière peut, par son être même, signifier le devenir incessant de toute vie. Ainsi, l'air et l'eau sont eux-mêmes et plus qu'eux-mêmes: leur sens premier cache et révèle à la fois un sens second.

Plus profondément encore, il convient de dire qu'un élément est symbolique s'il renvoie à l'univers en son ensemble, à la totalité cosmique, voire à l'Être lui-même. En ce sens, le symbole est la coïncidence d'un fragment du monde avec le Monde lui-même, la concordance d'un élément avec le Tout cosmique, la transparence d'un être particulier à l'Être lui-même. C'est que le tout brille en chacune de ses parties; de la sorte, chacune d'elles acquiert une profondeur cosmique et peut révéler à l'imagination symbolique un aspect du cosmos.

Ainsi, l'eau, par son être même, évoque le cosmos. Elle réfléchit l'univers; elle renvoie à cette totalité à laquelle elle appartient; à sa manière, elle dévoile certains traits de l'essence du cosmos. En un mot, l'eau est un symbole cosmique. Puisque se cache et se dévoile en elle un aspect du mystère de l'Être, il nous faut apprendre à la méditer. Elle est figure cosmique: à nous de la contempler. Elle est langage: il nous appartient de la déchiffrer. Elle est microcosme: elle nous "donne à penser", comme disait Kant, au cosmos lui-même. Elle dit une vérité sur l'univers: il nous incombe de chercher à la comprendre. Il se trouve que, en écoutant l'eau, nous accueillons une parole de l'Être, car l'eau est en quelque sorte transparente à l'essence même du cosmos. Telle est la grandeur, telle est la dignité, telle est la beauté de l'eau: tout en étant pleinement elle-même, être un symbole cosmique. Mais telle est aussi la grandeur, telle est aussi la dignité, telle est aussi la beauté de la symbolique de l'eau: nous dévoiler la vraie nature de l'eau, son sens premier et littéral.


Les eaux de la rêverie

On peut rêver de l'eau bien superficiellement. Mais on peut aussi mener ses rêveries sur l'eau en profondeur. Alors, on rêve avec ce que le grand philosophe Gaston Bachelard appelle "l'imagination matérielle". À ce niveau, c'est la matière rêvée qui parle (ici, c'est l'eau; mais ce pourrait être quelque autre matière fondamentale, tels l'air, la terre et le feu). En un sens, c'est l'eau qui parle et rêve pour celui qui la contemple et elle engendre des rêveries en accord avec sa personnalité onirique, en harmonie avec le fond de son être matériel, en concordance avec l'essence de son être. C'est bien l'eau qui commande ses images et qui appelle le rêveur.

Le vrai rêveur d'eau atteindrait donc aux profondeurs des images archétypales de l'eau. Pour ainsi dire, il s'enfoncerait dans ses sources cosmiques, il plongerait jusqu'en son fond originel. Rêvant ainsi, il rêverait les images premières de l'eau ou, comme dit Bachelard, sa matière ou sa substance même. Il serait devenu un rêveur cosmique, puisque l'eau, en sa substance même, est justement un symbole de l'univers. La vocation du rêveur d'eau ne serait-elle pas de révéler indissociablement la nature profonde de l'eau et le mystère de l'Être? Quoi qu'il en soit, on peut affirmer que l'imagination matérielle dont parle Bachelard est cette imagination symbolique qui rêve en profondeur. Mais quelles sont donc ses images premières, fondamentales, archétypales ou symboliques? En voici quelques-unes.

Certaines eaux, comme par exemple celles des flaques, des puits, des fontaines et des lacs, sont des eaux-reflets ou des eaux-miroirs. Elles doublent les choses. Pures, limpides, translucides, elles renvoient aux visages et aux astres leur image renversée, comme autant de nymphéas flottant à leur surface. Le monde se mire en ces eaux; et, comme un oeil ouvert, ces eaux semblent voir le monde. Eaux-reflets, eaux-miroirs: image fondamentale des eaux et image symbolique de l'univers, puisqu'elles reflètent le cosmos qui est une immense galerie de miroirs, chaque être se mirant et se reconnaissant en tous les autres comme dans le tout lui-même.

D'autres eaux sont des eaux courantes comme la vie, tels les ruisseaux, les cascades, les rivières et les fleuves. Elles sont des vents qui coulent. Elles disent le devenir, comme Héraclite l'obscur l'avait pourtant bien noté, il y a plus de deux mille cinq cents ans. Leur parole: "tout est changement". En ce mouvement, les êtres naissent et meurent. Et tout est soumis au jeu du temps. Et tout glisse au fil du courant, comme les cheveux d'Ophélie. Et tout passe, comme les jours et les nuits. Eaux courantes, eaux naissantes, eaux mourantes: image fondamentale des eaux et image symbolique de la liquidité de cet univers, qui est pur devenir, cours perpétuel emportant toute chose, fleuve des existences éphémères.

Et bien des eaux sont des eaux maternelles, comme la mer, la plus mère des eaux en effet. Elles sont le pays natal; elles donnent la vie et la nourrissent. Elles sont séminales et germinales, lieux de naissance et de croissance. Elles engendrent, elles portent, elles bercent, comme une mère. Ce sont des eaux de vie. Eaux maternelles, eaux féminines: image fondamentale des eaux et image symbolique de l'univers. Car le cosmos, avec son infinie puissance créatrice, est lui-même maternel. Il donne vie, il nourrit, il berce et il enveloppe.

Enfin, il y a les eaux profondes. La nuit est en elles. Elles sont denses et lointaines, comme la mémoire humaine, mais aussi comme l'inconscient cosmique. Elles disent, en leur noire profondeur, l'insondable et l'inaccessible. Elles ont la couleur des nuits d'encre et la solennité de leur silence. Eaux profondes, eaux nocturnes: image fondamentale des eaux et image symbolique de l'univers, en sa profondeur, son abysse et son mystère. L'univers est bien, en effet, ce vide silencieux et pourtant plein d'énergie, dans lequel baignent toutes les formes; c'est une eau nocturne, abyssale, inconnue, dont sont imprégnés tous les êtres qui en émergent.


Les eaux de la mythologie

Le mythe est le récit symbolique et exemplaire d'un commencement. Il raconte, en images fondamentales, une origine. Dans sa pleine densité, il est produit par l'homme religieux. Il est symbole, parce qu'il rejoint les images archétypales de l'humanité. À proprement parler, le mythe est une symbolisation pratiquée par l'homme religieux. Il renvoie au temps primordial, à l'origine essentielle, à la perfection d'un commencement, comme le rappelle abondamment ce grand historien et analyste des religions que fut Mircea Eliade. Puis, le mythe s'exprime dans des rites, des cultes et des liturgies, au sein de toutes les religions de l'histoire universelle.

L'eau fait partie, sans nul doute, des plus grandes mythologies religieuses. Dans la symbolique religieuse, en effet, le symbolisme aquatique est universellement répandu. Ainsi, les mythes de l'eau nous transmettent, à leur tour, des images fondamentales et archétypales sur l'eau. L'eau mythisée, voire sacrée, dévoile du même coup, d'une part, l'essence et la nature de l'eau, son être intime et originel, sa dignité et sa grandeur, sa plénitude et son sens, et d'autre part, sa puissance symbolique, son ouverture sur la transcendance, sa concordance avec l'être humain et sa capacité d'évoquer le cosmos et le divin. Mais, quelles sont donc ces images fondamentales et symboliques de la mythologie de l'eau? En voici quelques-unes.

Dans les grandes mythologies religieuses, les eaux sont des lieux ambivalents de création et de destruction. Par exemple, dans l'admirable récit de la Genèse sur la création de l'univers, Dieu dit: "Que les eaux qui sont sous le ciel s'amassent en une seule masse". Et Dieu appela la masse des eaux mer. Et il en fut ainsi. Il y eut un soir et il y eut un matin. Et Dieu vit que cela était bon. Et Dieu dit encore: "Que les eaux grouillent d'un grouillement d'êtres vivants". Dieu les bénit et leur dit: "Soyez féconds, multipliez, emplissez l'eau des mers". Et il y eut un soir et il y eut un matin. Et Dieu vit que cela était bon.

Ainsi, dans cette magnifique cosmogonie (la formation de l'univers), les eaux du temps primordial sont des eaux de création. Elles sont, comme le dit Mircea Eliade, fons et origo, source et origine de la vie, symboles des virtualités de la vie et des possibilités de l'existence. Dans les rituels de bien des religions, l'immersion répétera le geste cosmogonique exemplaire de la manifestation des formes. Les eaux sont créatrices, riches en germes. D'elles sortent, victorieuses, les formes de la vie. Mais les eaux peuvent aussi abolir toute forme: ce sont des eaux de destruction, comme lors du grand déluge. Dans cet autre récit mythique, Dieu dit: "Je vais effacer de la surface du sol les hommes que j'ai créés et, avec les hommes, les bestiaux, les bestioles et les oiseaux du ciel..." Les eaux peuvent donc détruire, réintégrer les formes dans leurs sombres abysses, les enfouir dans leurs profondeurs marines. Les eaux mythiques ressemblent au dieu hindou Shiva et à sa danse perpétuelle de création et de destruction.

Les eaux mythiques sont également des eaux de purification. Les fleuves sacrés, comme le Gange, purifient. Comme les eaux du Jourdain. Comme le baptême et comme tous les rites initiatiques qui lui ressemblent, avec leurs gestes d'immersion ou d'aspersion. Ces gestes répètent d'ailleurs la cosmogonie, dans laquelle l'acte créateur divin dissout le chaos: à vrai dire, ce sont des gestes cosmiques. Les eaux mythiques purifient du mal; elles donnent la mort au "vieil être"; et si elles lavent les corps, c'est pour purifier l'âme.

Si les eaux purifient, c'est pour être inséparablement des eaux de renaissance. Il faut "renaître de l'eau et de l'Esprit", selon la parole du Christ à Nicodème. Et à la Samaritaine, au puits, il dit: "Quiconque boit de cette eau vive n'aura plus jamais soif. L'eau que je lui donnerai deviendra en lui source d'eau jaillissant en vie éternelle". Le baptême, comme tous les gestes initiatiques semblables, est un rite symbolique de mort et de renaissance. Et cette renaissance à un être nouveau est bien une participation à la création de l'univers, aux temps primordiaux. À vrai dire, on vit encore ici un moment cosmique.
* * *

Il est permis de dire que les questions politiques et techniques concernant les eaux ne sont pas entièrement étrangères à une symbolique de l'eau. En effet, des fontaines, des lacs, des rivières et des fleuves aux eaux pures et de qualité, partagées et accessibles, retrouvent plus facilement pour de nombreux citoyens, à n'en point douter, leur dimension symbolique, et ce, dans le sens le plus riche: des eaux dans lesquelles se mirent le cosmos, voire le divin lui-même. »

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