Les agriculteurs à temps partiel

Bernard Vachon
L'agriculteur à temps partiel est membre à plein temps d'une communauté rurale... qui, sans lui, se dépeuplerait davantage. En limitant son accès aux subventions en agriculture, on nuit à l'ensemble du monde rural. Ce texte, écrit en 1995, conserve toute sa pertinence.
Suite à une recommandation de Monsieur Marcel Landry, ministre de l’Agriculture, des pêches et de l’alimentation (Mapaq), le gouvernement du Québec décidait récemment de hausser de 3 000 $ à 10 000 $ le montant de revenus agricoles bruts annuels qu’un agriculteur devra réaliser pour être admissible aux programmes d’aide financière et technique aux exploitants agricoles. Le but visé par le ministre pour justifier une telle décision est de retirer cette aide aux «fermiers du dimanche» sous prétexte que ceux-ci priveraient les agriculteurs à temps plein d’une partie des ressources qui leur sont décernées.
D’entrée de jeu, précisons, à l’encontre de certains préjugés tenaces, que les exploitants agricoles ayant un revenu inférieur à 10 000 $ ne sont pas, pour la très grande majorité d’entre eux, des «gentlemen farmers». Il s’agit plutôt d’agriculteurs à temps partiel qui ont un rôle significatif et nécessaire, non seulement dans le bilan de la production agricole de la province, mais en ce qui a trait à l’occupation du territoire rural et à l’entretien des paysages. À ce titre, plutôt que d’adopter des mesures dont les conséquences seront de restreindre cette pratique agricole, le ministre Landry devrait en reconnaître les mérites économiques, sociaux et environnementaux et proposer un train de dispositions répondant aux besoins spécifiques de ces acteurs d’avenir du monde agricole et rural.

Qui sont ces agriculteurs à temps partiel?
Selon Statistique Canada, est considéré comme exploitant à temps partiel celui ou celle dont le revenu non agricole représente 50% ou plus de son revenu total. Le fichier d’enregistrement des exploitations agricoles du ministère de l’Agriculture, des pêches et de l’alimentation du Québec révèle que pour l’année 1993, il y avait 38 264 fermes au Québec dont 8 592, soit 23%, généraient des revenus compris entre 3 000 $ et 10 000 $. Selon les douze régions agricoles du Québec, ce pourcentage varie de 16% (Bois-Francs) à 36% (Outaouais). Dans la région de Québec il est de 26%, en Beauce de 25% et en Estrie de 24%. En régions périphériques, le pourcentage se situe autour de la moyenne: 23% en Gaspésie, 22% en Abitibi-Témiscamingue et 20% au Saguenay/Lac-St-Jean/Côte-Nord. C’est donc dire que près d’un producteur agricole sur quatre n’aura plus accès aux programmes d’aide financière et technique du ministère de l’Agriculture. C’est énorme et inacceptable.
Il est faux et démagogique de prétendre que ces agriculteurs à temps partiel sont tous des «agriculteurs du dimanche» qui font un usage abusif des ressources du Mapaq. S’il y a quelques professionnels fortunés parmi eux, c’est l’infime minorité. D’ailleurs, comme le rappelait justement Laurent Pellerin, président de l’Union des producteurs agricoles (Upa), ces derniers ne seront pas touchés par la nouvelle disposition car ils ont généralement des revenus agricoles supérieurs à 10 000 $.
Le contingent le plus important et le plus significatif d’agriculteurs à temps partiel est constitué d’exploitantes et d’exploitants agricoles qui exercent cette activité par choix, sans trivialité fiscale ou autres motivations de même nature. Ce sont pour les uns, des agriculteurs en phase de transition vers une pratique à plein temps. Pour d’autres, c’est une façon de poursuivre une activité qu’ils aiment et qu’ils exercent avec sérieux et attention bien que la taille ou les capacités productives de l’exploitation qu’ils possèdent ne puissent assurer un revenu familial satisfaisant. Il y a ceux qui sont attachés à leur coin de pays et qui, pour survivre, combinent un revenu agricole modeste à un revenu hors ferme lui aussi modeste. Et il y a ceux qui, d’origine urbaine, font le choix de la vie rurale et de la pratique agricole à une échelle réduite. Dans un contexte de dépeuplement rural et de déprise agricole, les agriculteurs à temps partiel représentent un acquis précieux dont on devrait reconnaître et supporter la contribution plutôt que de tenter de la décourager.

Les mérites de l’agriculture à temps partiel
Au cours des dernières décennies, le modèle productiviste préconisé par le ministère de l’Agriculture et appuyé très fortement par l’Upa a conduit vers une spécialisation toujours plus poussée des fermes, une mécanisation coûteuse des opérations, une utilisation sélective des terres, une concentration toujours plus marquée du capital de production et l’adoption de méthodes culturales grandes consommatrices d’énergie et de produits chimiques (engrais, fongicides, pesticides...) sources d’une pollution diffuse dévastatrice qui n’a rien à envier au secteur industriel.
Les effets pervers sur la société et l’environnement du modèle productiviste en agriculture ont été dénoncés avec vigueur lors des États généraux du monde rural tenus au mois de février 1991 à l’initiative de l’Upa. Des engagements solennels ont alors été pris par les 34 organismes signataires de la Déclaration du monde rural pour assurer «la protection et la régénération des ressources» ainsi que «la promotion de mesures alternatives pour un développement durable» afin d’entreprendre, disait-on, dans les meilleurs délais, le virage écologique. Il faut reconnaître que depuis, peu de progrès ont été réalisés dans ce sens. Le consensus intervenu il y a trois ans entre le Mapaq et l’Upa d’accorder la priorité à la conquête des marchés et de relever le défi de la compétitivité internationale explique en partie que l’on mette la pédale douce sur le virage écologique et il est à craindre que, compte tenu de ces orientations, le modèle productiviste ne fasse l’objet de nouvelles incitations à sa consolidation.
Malgré cela et en dépit des rares appuis et ressources techniques mis à leur disposition, des producteurs agricoles acquis aux valeurs et aux principes de l’agriculture écologique font des démarches individuelles et en petits groupes qui tracent la voie. On retrouve parmi eux plusieurs agriculteurs à temps partiel pour qui l’option de vivre à la campagne et de cultiver la terre impose tout naturellement des pratiques respectueuses de l’environnement. Les pionniers du Mouvement pour l’agriculture biologique (mab) qui s’est organisé au Québec au milieu des années 70, étaient des agriculteurs à temps partiel qui ne retiraient qu’une partie du revenu familial de leur ferme.
C’est aussi dans les rangs de cette catégorie d’agriculteurs que l’on trouve des idées nouvelles, de l’audace, de l’ingéniosité, de l’innovation à l’égard de productions et de méthodes qui sortent des sentiers battus et qui contribuent à diversifier la structure de production — qui en a grand besoin. Chez eux on trouve du miel, des agneaux, des fines herbes, des petits fruits, des lapins, des fromages de chèvre, du sirop d’érable, des chevaux, des sangliers, des autruches, des lamas, des truites... en plus des spécialisations traditionnelles conduites sur des bases novatrices, céréales, volailles, œufs, légumes, fruits... On pourra aussi, dans ces fermes, prendre un repas à une «table champêtre» ou passer la nuit dans un «gîte du passant».
Un autre mérite, et peut-être le plus significatif que l’on doive reconnaître à l’agriculture à temps partiel, c’est de participer aux efforts de développement local et régional en constituant une activité stabilisatrice de la population dans les zones rurales en difficulté en procurant une source complémentaire de revenus sans laquelle l’alternative, pour des centaines, voire des milliers de familles, serait l’exode vers la ville. La présence de ces familles peut signifier pour un village, le maintien de l’école primaire, du bureau de poste, du marché d’alimentation, du poste d’essence, de l’artisan en mécanique ou en menuiserie...
Ces familles participent à la vie communautaire, discutent, décident, agissent, font évoluer les idées... elles occupent le territoire. Par leurs pratiques agricoles, elles entretiennent les espaces naturels et maintiennent les paysages. Par leurs gestes et leurs idées, elles collaborent au changement et façonnent l’avenir, qui appartient aussi aux populations qui vivent en dehors des villes.

Repenser sur d’autres bases l’aide à la production agricole
Dans un contexte de rareté des fonds publics où chaque ministère est invité à revoir ses postes de dépenses dans le but de réaliser des économies, le Mapaq ne peut se soustraire à l’exercice de rationalisation. Les programmes d’aide technique et financière sont passés au crible. Le choix de hausser de 3 000 $ à 10 000 $ de revenus agricoles le seuil d’admissibilité aux programmes d’aide du Mapaq touche le quart des producteurs agricoles du Québec et parmi eux, se trouvent les plus vulnérables. Cette décision fragilisera davantage leur situation en créant dorénavant deux types de producteurs: les «vrais», qui auront droit aux avantages d’un statut reconnu et les «faux-semblants» qu’on abandonnera à eux-mêmes.
Il y a sans doute, parmi les agriculteurs à temps partiel, des individus qui exploitent le système, mais serait-on pour autant justifié de pénaliser tous ceux qui exercent leur métier dans des entreprises de petite taille? Et les agriculteurs industriels, sont-ils tous légitimés de recevoir des subventions et des retours de taxes totalisant des dizaines de milliers de dollars par ferme? Surtout lorsque ces aides contribuent à accroître les surplus dans certaines productions, à compacter les sols et à polluer l’environnement.
Tout le régime des aides à la production agricole devrait être révisé non seulement par souci d’un meilleur contrôle des coûts mais dans une perspective d’équité, de justice sociale et de solidarité territoriale. Ainsi, on peut imaginer une politique d’aide qui tiendrait compte des différences régionales et des objectifs d’occupation et de développement du territoire. Une telle politique ajusterait ses aides aux conditions du milieu et non pas seulement à celles du marché afin de seconder dans une approche intégrée les efforts de revitalisation des zones rurales fragiles. Et si on adoptait un régime d’aide dont les subventions seraient inversement proportionnelles à la taille et aux revenus des exploitations et à la richesse des régions? Et si on attribuait ces aides à ceux qui innovent, à ceux qui sortent des créneaux bien établis, à ceux qui optent pour l’agriculture durable? Et si on tenait compte du revenu total du ménage?...

Vers une politique du rural
Au-delà de l’exercice comptable entrepris pour réaliser quelques économies et qui a pour cible les petits producteurs agricoles, le ministre devrait consacrer son temps, ses énergies et les convictions qu’on lui a déjà connues à l’égard du développement rural, à promouvoir auprès du Conseil des ministres et du syndicalisme agricole, l’idée de passer d’une politique sectorielle agricole à une «politique du rural». Une telle politique, qui serait forcément pluriministérielle, regrouperait l’ensemble des champs d’intervention qui sont interpellés par les besoins économiques et sociaux des communautés rurales incluant, outre la production agricole, les pêches et la mise en valeur de la forêt privée, le développement de la petite industrie et des services. Dans la perspective d’une décentralisation des pouvoirs, la mise en œuvre de cette politique de développement rural se ferait en étroite collaboration avec les échelons régional et local.
Il est illusoire de penser développer une activité agricole dynamique dans des villages qui se désintègrent. Pour vivre et se développer, l’agriculture a besoin de communautés vivantes et la vitalité de celles-ci est dorénavant tributaire d’une structure économique locale diversifiée et de l’accès à des services publics et privés variés et de qualité, le tout dans une perspective de développement durable.
Une politique de développement rural va nécessiter une vision où seront prises en compte des considérations liées à l’occupation du territoire, à la création d’emplois, à la qualité de l’environnement et de la vie collective, aux services aux entreprises et aux ménages, à une gestion intégrée de la forêt... vision qui fait présentement lamentablement défaut. Nos ministres naviguent à vue. «L’autre façon de gouverner» n’est-elle pas d’agir de façon globale, inspirée d’un projet tourné vers l’avènement d’une société solidaire, juste et inscrite dans la modernité à la campagne comme à la ville?
En terminant, je me permets d’inviter le ministre Landry à lire attentivement un rapport ayant pour titre L’agriculture à temps partiel, l’agriculture de demain...?, préparé en 1990 par Jean-Claude Bergevin, du Service de l’analyse des politiques de son ministère où l’on peut lire notamment: «Il faudrait veiller à ce que les modifications qui sont apportées aux conditions d’admissibilité aux programmes agricoles ne pénalisent pas les exploitants à temps partiel commerciaux.» Et plus loin: «Longtemps considérée comme un phénomène marginal et temporaire qui allait disparaître avec l’industrialisation et la spéculation agricoles, l’agriculture à temps partiel est plutôt devenue une réalité permanente, une caractéristique de l’agriculture. Son rôle en tant qu’élément stabilisateur du milieu rural est de plus en plus reconnu dans les pays industrialisés.»

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