Les mérites littéraires d'«Un homme et son péché»

Marcolin-A. Lamarche
Avec Un homme et son péché, Claude-Henri Grignon s'affirmait comme un maître des lettres canadiennes-françaises. L'influent critique Marcolin-A. Lamarche, en accueillant le roman avec bienveillance, fut l'un de ceux qui contribuèrent à lui forger une solide réputation.
    « Monsieur Claude-Henri Grignon, dit "Valdombre", a beau être un garçon "qui ne s'occupe pas de ce qu'en pense la famille", il a bel et bien prétendu cette fois contenter tout le monde et son père, et je crois qu'il y a réussi. Voici un livre gênant pour les productions antérieures de même genre, y compris celles de Valdombre.

    Nos abonnés souhaitent avec raison que l'on appuie sur certain ordre de renseignements. Disons donc qu'Un homme et son péché est un livre moral d'intention et d'exécution. Il ne contient aucune thèse (ça c'est l'affaire des auteurs); mais la peinture de l'avarice chez le héros du roman, son hypocrisie religieuse, sa fin tragique valent bien un sermon. Une partie notable du volume s'inspire de la beauté du culte chrétien. Et notez qu'il ne s'agit pas d'un sentiment religieux à l'état diffus, d'une simple aspiration vers un ordre de réalités supérieures, sans discipline ni credo. Nous sommes dans une campagne nordique, de croyance pas mal routinière, imperturbable cependant et positive toujours. Pour l'auteur, du reste, religion égale catholicisme ou rien: un grand réaliste comme Valdombre aboutit là, nécessairement.

    Un homme et son péché présente dès l'ouverture une situation conjugale assez scabreuse. Plus loin encore, on voit que la passion d'avarice chez Séraphin Poudrier n'est pas si englobante qu'elle ne laisse place à d'autres poussées instinctives. L'auteur y va d'une plume énergique et sobre à la fois. Evidemment, il n'écrit pas pour "toutes les mains" ; et seule une critique aveugle pourrait lui en tenir compte : car, tout en y mettant les formes, le romancier se doit à la vérité. Comme il rencontre sur sa route des modèles qui ne respirent pas constamment l'éther des anges, il a le droit de les mêler à son œuvre, selon le dosage même que lui offre la société. J'en appelle à René Bazin, à Jacques Maritain, au P. Sertillanges, à toute la rédaction des "Etudes", etc., et je souhaite que cette évocation illustre suffise 1 ° à exciter la vigilance des parents et des maîtres ou maîtresses de l'enseignement, 2° à mettre au point les formules de certains bas bleus de magazines ou correspondants de journaux. Le malheur veut que la norme en cette matière – au Canada et parfois même en France – soit tracée le plus souvent par des lettrés qui n'ont pas de morale ou par des moraux qui n'ont pas de lettres.

    Une revue est toujours en retard, même pour revoir, et je me sens gêné à mon tour, après tout ce qui s'est dit d'excellent sur le mérite littéraire de ce volume, la simplicité et la preste allure du récit, la vie des personnages, l'éclat des descriptions. A mes yeux, le grand courage de l'auteur posant en relief une figure d'avare, n'a pas consisté à reprendre un sujet maintes fois caressé par la palette des maîtres, mais à offrir dès le début un personnage déjà accompli et son vice en pleine maturité. Séraphin Poudrier vient au monde – dans le roman – riche et avare. Un analyste français n'eut pas manqué de lui trouver des ascendances propices et de relater des circonstances favorisant l'incubation du mal en lui : autant de pris sur la matière de l'ouvrage. Ici nul prélude de ce genre. Malgré tout, l'intérêt va grandissant. Il y a progrès continu chez ce monstre de rapacité : de page en page il devient plus riche et plus avare : plus riche par ses sordides économies, ses filets jetés plus au large; plus avare par une passion qui se nourrit d'elle-même et par la volonté d'un artiste devenu quasi maître de ses moyens d'expression. De jour en jour son âme durcie, raccornie, ressemble davantage au métal vert-de-grisé qu'il tiendra encore dans sa main, sous les décombres de l'incendie.

    J'ajoute que le caractère régional s'accuse ici assez nettement pour nous faire distinguer notre Harpagon national de ses classiques prédécesseurs... Mais ne trouvez-vous pas que, s'étant mis volontairement en présence d'une gageure, Monsieur Grignon l'a emporté haut la main?

    Les comparses du roman semblent aussi dans la note du vrai. C'est Donalda, l'épouse éteinte, annihilée, sans ombre de réaction nerveuse et ne trouvant de force que pour mourir. C'est le cousin Alexis, sorte de paysan moyen, si on peut dire, qui, avec son tempérament dévoué et même son penchant pour le gin, représente assez bien sa localité. Et puis, n'oublions pas Bertine, brave fille qu'on aperçoit à la campagne sur tous les seuils de porte. Oublieuse de ses attraits, elle va et vient de la cuisine à la chambre de la mourante, et sa péremptoire innocence la maintient à une telle hauteur et distance de Poudrier, que cette vilaine crapule renonce à tout projet de séduction.

    On l'a dit bien des fois, pas d'entrée plus difficile que celle du peuple dans la littérature. Du jargon champêtre, de truculentes explosions, il en faut, certes, et personne n'a osé reprocher à Louis Hémon l'usage éclectique qu'il en a fait. Décidément, Valdombre en met trop! L'art réaliste est aussi une transposition; que l'écrivain qui ne sait pas transposer devienne photographe ou mouleur. Monsieur Grignon sait transposer. (A preuve ses poétiques descriptions du Nord : elles m'ont ressuscité la joie enfantine que j'éprouve à lire Charles Sylvestre). Pourquoi faut-il qu'en certains passages dialogués, on cherche instinctivement le mordant pour effacer la tache d'encre.

    De même suis-je porté à croire que le romancier, talonné peut-être par l'éditeur et pressé d'en finir, manqua de temps pour établir ses perspectives, retrancher ici, v. g. aux rites de l'ensevelissement de la morte, et ajouter là, v. g. aux incidents de nature à renforcer l'intrigue. Rabâchage de professeur, dira-t-il... Je me moque assez bien de ce qu'il peut dire, mais non pas des grands espoirs que fait naître une telle oeuvre.

    En France et en Belgique on pourrait dresser – correspondant presque à la carte géographique du pays – une carte littéraire où seraient situés et délimités les fiefs que les auteurs se sont conquis la plume à la main. Quand pourrons-nous en faire autant pour le Canada? »

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