Biographie de Charlemagne: la légende de Charlemagne à travers l'histoire

Charles Bayet
Article encyclopédique publié à la fin du XIXe siècle dans La Grande Encyclopédie. Charles Bayet était un historien et archéologue particulièrement versé dans l'archéologie chrétienne et celle du haut Moyen Âge. Sommaire: La famille de Charles, son testament, sa mort, son tombeau. — Le souvenir de Charles dans la légende, la poésie, les arts, les traditions politiques.
Biographie de Charlemagne, par Charles Bayet (1848-1918)

L'unification de l'empire d'Occident
L'empereur et son gouvernement
La religion, l'éducation et les arts sous Charlemagne
La légende de Charlemagne à travers l'histoire


La légende de Charlemagne à travers l'histoire

LA FAMILLE DE CHARLES; SON TESTAMENT, SA MORT, SON TOMBEAU. — Les biographes de Charles ont tracé son portrait. Il avait le corps ample et robuste, une taille élevée mais sans excès, les yeux grands et vifs, le nez un peu fort, le visage riant. Sa santé fut vigoureuse jusqu'à ses dernières années; il souffrit alors d'accès de fièvre, en arriva même à boiter. Il était sobre, avait horreur de l'ivresse, s'habillait simplement, à la mode franque. L'équitation, la chasse étaient ses grands plaisirs. Il se maria fort souvent et eut de nombreux enfants; ses femmes furent:1° Himiltrud, dont il eut Pépin; 2° Desiderata qu'il répudia; 3° Hildegarde, d'origine souabe, de 771 à 783, dont il eut trois fils: Charles qui mourut en 811, Pépin qui mourut en 810, Louis qui lui succéda, et trois filles: Rothrude, Berthe, Gisla, sans compter trois enfants morts en bas âge (Lothaire, Adélaïde, Hildegarde); 4° Fastrade, d'origine germaine, de 783 à 794, dont il eut deux filles, Théoderade, qui devint abbesse d'Argenteuil, et Hiltrude; 5° Liutgarde, de l'Alamannie, dont il n'eut pas d'enfants, de 794 à 800. Après la mort de Liutgarde, il eut quatre concubines: Madelgarda, dont il eut une fille, Ruothilda; la saxonne Gersuinda, dont il eut une fille, Adaltrud; Régina, dont il eut Drogo, qui devint évêque de Metz, et Hugues, qui devint abbé de Saint-Quentin, de Lobbes et de Saint-Bertin; Adallinde, dont il eut un fils, Thierri. Si on ajoute à cette liste Rhodaïde, née d'une concubine dont on ne sait pas le nom, on arrive à un chiffre de dix-huit enfants connus. Il ne consentit jamais à se séparer de ses filles, à les marier, mais la conduite de quelques-unes d'entre elles laissa à désirer. Parmi ses fils, trois seulement, les fils d'Hildegarde, étaient de naissance légitime. En 806, par un acte dont le texte nous est parvenu, Charles partagea entre eux ses États. Ce partage fut sans effet, par suite de la mort de Pépin et de Charles. En 811, l'empereur fit son testament qu'Eginhard a transcrit dans sa biographie de Charlemagne; il y faisait notamment d'importantes donations aux métropoles ecclésiastiques de l'empire. Au commencement de janv. 814, comme il passait l'hiver à Aix-la-Chapelle, il fut atteint d'une forte fièvre, puis d'une pleurésie, et, après sept jours de maladie, il mourut le 28 janv. On l'ensevelit dans la chapelle qu'il avait fait construire à Aix-la-Chapelle, le corps fut placé dans un sarcophage antique, représentant l'enlèvement de Proserpine, qui existe encore. En l'an 1000, Otto III fit ouvrir le tombeau de Charlemagne; d'après un récit de chroniqueur, dont l'exactitude est plus que douteuse, il aurait trouvé le corps de l'empereur assis sur le trône, revêtu du costume et des insignes impériaux. Une cérémonie de ce genre eut également lieu sous Frédéric Barberousse qui, en 1165, fit même canoniser Charlemagne par l'antipape Pascal III. On procéda à une translation des restes de l'empereur; en 1215, ces restes furent renfermés, sauf le crâne et un tibia, dans une châsse qui fut placée sur l'autel du dôme; de nouveau oubliés, ils ont été retrouvés en 1843.

LE SOUVENIR DE CHARLEMAGNE DANS LA LÉGENDE, LA POÉSIE, LES ARTS, LES TRADITIONS POLITIQUES. — De tous les l'éros historiques ou romanesques, il n'en est aucun dont le nom ait eu dans la mémoire des hommes autant de retentissement que celui de Charlemagne; nul autre n'a exalté autant d'imaginations, ni, comme disait le vieux poète latin, volé sur autant de lèvres. Du IXe siècle au XVIe, la légende de Charlemagne alimente notre poésie épique, qui confond la pensée par l'extraordinaire abondance de ses productions et des imitations auxquelles celles-ci donnent lieu; depuis la Renaissance même, bien que les héros de l'antiquité soient venus disputer à l'empereur franc l'attention des hommes, le nombre est immense encore des œuvres qu'il a inspirées. Aussi est-elle une des plus curieuses que l'on puisse étudier: son histoire est aujourd'hui suffisamment connue, grâce à l'Histoire poétique de Charlemagne, par M. Gaston Paris, ouvrage dont on peut dire qu'il a fait époque dans la science, tant par la rigueur avec laquelle la méthode critique y est appliquée à l'étude des traditions légendaires que par les nombreux travaux qu'il a suscités et qui n'ont cessé depuis d'éclairer son sujet. C'est en puisant abondamment dans cet ouvrage que nous étudierons d'abord l'extension qu'a prise cette légende et ensuite les éléments dont elle s'est formée.

I. On peut y distinguer en quelque sorte deux courants, l'un religieux, l'autre guerrier: «le premier se conserve surtout dans l'Église et aboutit à la canonisation de Charlemagne; le second est plus particulièrement laïque et aboutit à l'épopée française.» Le premier, s'il est moins abondant et moins intéressant que l’autre, n'est pas moins ancien; dès le IXe siècle, le moine de Saint-Gall recueille sur Charlemagne une foule de pieuses anecdotes; au XIe, le moine Jocundus fait de lui un martyr. Deux œuvres surtout, qui furent copiées par une foule de chroniques postérieures, contribuèrent à répandre l'idée de la sainteté de Charlemagne: la première est l'Histoire du voyage de Charlemagne à Jérusalem, qui lui fait rapporter a Aix-la-Chapelle la couronne d'épines et un grand nombre d'autres reliques; la seconde est cette fameuse Chronique, faussement attribuée à Turpin, et qui donne plus nettement encore à Charlemagne le caractère d'un apôtre armé. On en vint à s'étonner que l'Église ne l'eût pas canonisé. Cet honneur fut demandé pour lui en même temps par deux princes qui étaient ses fervents admirateurs, Frédéric Barberousse et Henri II d'Angleterre; tous deux étaient en fort mauvais termes avec la cour de Rome; mais le premier, en 1164, s'adressa à l'antipape Pascal III, qui lui devait son élévation et n'avait rien à lui refuser. A partir de 1165, Charlemagne fut ajouté aux saints dont la fête était célébrée le 28 janv. Son culte fut longtemps restreint à l'Empire germanique; il ne s'implanta pas en Francs avant le XVe siècle; c'est Louis XI qui l'y introduisit en décrétant la peine de mort contre ceux qui refuseraient de l'admettre. En 1478, l'université de Paris le choisit pour son patron. Ce n'est plus aujourd'hui que dans les collèges que sa fête est célébrée, car les offices, qui avaient été composés en son honneur et qui se récitaient dans différentes villes, disparurent peu à peu de la liturgie.

La légende de Charlemagne eut une importance autrement considérable dans le monde laïque. Elle avait commencé à ce former du vivant même de l'empereur, tant dans les récits de ses compagnons d'armes que dans les chants héroïques qui célébraient ses exploits. Nous en avons la preuve dans un très curieux monument qui remonte à la fin du IXe siècle, les Gesta Karoli Magni du moine de Saint-Gall. Ce moine avait passé son enfance avec un ancien soldat de Charlemagne, nommé Adalbert, qui se plaisait, dans sa vieillesse, à lui faire des récits de ses campagnes; ce sont ces souvenirs qu'il a consignés dans un petit livre, malheureusement incomplet, écrit à la prière de Charles le Gros. Ce livre nous prouve que l'histoire de Charlemagne, dans l'imagination même de ses contemporains s'était chargée de couleurs légendaires fort accusées; ainsi on y trouve l'anecdote d'après laquelle Charlemagne aurait fait décapiter, parmi les enfants d'une peuplade ennemie, tous ceux dont la taille dépassait la hauteur de son épée, la lutte de Pépin avec le lion, les larmes de Charles à propos des Normands, etc. Quant à des poèmes proprement dits, il est également certain qu'il en exista de très bonne heure; les plus anciennes chansons de geste (le Roland, par exemple) se réfèrent à des autorités antérieures; des écrivains du IXe siècle nous attestent l'existence de chants contemporains, et ils nomment parmi les héros de ces chants les Pépins et les Charles. «On est certain de ne pas se tromper en affirmant que la poésie épique, habituée à célébrer les événements ou les hommes qui frappaient l'imagination des masses, n'a pas manqué à sa coutume pendant le règne de Charlemagne et qu'elle a, ait contraire, redoublé ses chants devant les exploits et la personne du grand empereur.» Ce travail de «fermentation épique» ne dura pas, du reste, aussi longtemps qu'on serait porté à le croire. Chose curieuse: il était tout à fait arrêté à l'époque où remontent nos plus anciennes chansons de geste: le Roland est de la fin du XIe siècle, et les derniers événements historiques dont on retrouve l'écho dans l'épopée sont du milieu du Xe (la bataille où périt Raoul de Cambrai, en 942, est le plus récent de tous). Mais cette sève poétique, dont la production avait cessé avant l'an mil, avait jailli si abondamment jusque-là qu'elle suffit à alimenter pendant plus de quatre siècles encore l'arbre immense de notre épopée avec ses innombrables rameaux. Nous ne pouvons songer à esquisser ici l'histoire de cette épopée qu'on trouvera dans un article spécial; quelle que soit la part faite à tel héros particulier, elle est dominée tout entière par la grande figure de Charlemagne.

Pendant ces six siècles de vie, la légende de Charlemagne n'est pas restée identique à elle-même; nous dirons plus loin quelles transformations elle a subies, de quels éléments adventices elle s'est chargée; mais nous devons auparavant suivre le mouvement d'expansion qui la porta aux extrémités de l'Europe.

On ne petit faire avec une précision absolus l'histoire de sa diffusion à l'étranger; en effet, les premières œuvres conservées dans les différentes littératures ne sont pas nécessairement les premières qui aient été écrites. Cependant, il est probable que c'est en Italie qu'elle se répandit d'abord: les récentes études de M. Pio Rajna ont montré qu'elle y existait beaucoup plus tôt qu'on n'eût pu le supposer. C'est là aussi qu'elle a eu la fortune la plus durable et la plus brillante: tout le monde sait que c'est elle qui a inspiré les trois poèmes depuis longtemps classiques de Pulci, Bojardo, l'Arioste; mais ce qu'on ne sait exactement que depuis peu, c'est comment ces trois œuvres se rattachent sans interruption à de très anciennes et très directes imitations de nos chansons de geste. Comme l'a dit M. G. Paris: «au-dessous de ces palais charmants de la Renaissance, la science découvre des étages superposés de fondations, et on reconstitue anneau par anneau cette chaîne mystérieuse qui rejoint le Roland furieux à la Chanson de Roland... La brillante épopée de Florence et de Ferrare nous apparaît maintenant à tous comme ce qu'elle est véritablement: la forme italienne de la matière de France.» C'est surtout le savant que nous avons nommé plus haut, M. Rajna, qui a contribué à éclaircir cette question: nous renvoyons à ses travaux le lecteur qui sera désireux d'approfondir cette question dont nous ne pouvons indiquer que les grandes lignes. — Non seulement il se produisit en Italie le même fait que partout ailleurs, à savoir que les poèmes français y furent connus dans l'original, puis traduits dans la langue indigène, mais des poètes italiens écrivirent en français, ou dans un français italianisé, des poèmes sur des sujets français, phénomène tout à fait curieux et peut-être unique dans l'histoire littéraire. Puis vinrent des romans en prose dont le fameux recueil des Reali di Francia, encore aujourd'hui populaire, peut être considéré comme le type; ces romans étaient, soit tirés directement des poèmes français, soit fondés sur des poèmes franco-italiens du genre de ceux dont il vient d'être question; enfin, aux romans succéda cette poésie toscane dont le poème de l’Arioste est le plus bel épanouissement.

De bonne heure aussi, les poètes flamands avaient fait connaître notre épopée à leurs compatriotes: elle obtint dans les Pays-Bas un grand succès. M. G. Paris n'a pas compté moins de douze poèmes imités du français, remontant en général aux plus intéressantes de nos chansons de geste, et tous antérieurs à 1250. Mais ce mouvement épique fut plus brillant que durable; en effet, vers le milieu du XIIIe siècle, il fut entravé par une école d'écrivains bourgeois, auteurs d'œuvres essentiellement morales et historiques, qui ne cessent de protester contre les fictions romanesques et invraisemblables de nos chansons de geste.

Bien que Charlemagne soit revendiqué comme un héros national par les Allemands aussi bien que par les Français, ce n'est pas en Allemagne que sa légende a été la plus féconde: il n'y a qu'une œuvre, la Chronique (en vers) des Empereurs (XIIe siècle) qui paraisse antérieure aux imitations françaises; à partir du milieu du XIIe siècle notre épopée pénètre et se répand en Allemagne. Les ouvrages les plus importants qu'elle y ait inspirés sont la traduction de la Chanson de Roland par le curé Conrad (qui modifie le poème français dans un sens tout ascétique), le renouvellement de la même œuvre par le Stricker (XIIIe siècle) et la vaste compilation de Karl Meinet.

A défaut d'épopée nationale, l'Espagne adopta la nôtre. Dès le milieu du XIIe siècle, un poème latin composé à la louange d'Alphonse VII fait allusion à Roland et à Olivier; au XIIIe, on voit apparaître dans la Crônica general d'Alphonse X plusieurs légendes du cycle carolingien. Il est certain qu'à la même époque il existait en Espagne un grand nombre de juglares, imitateurs des jongleurs français, exécutant des Cantares de gesta qui n'étaient évidemment que des copies de nos chansons de geste. Quelques-uns d'entre eux firent de nos traditions un usage très libre et très original: dans le récit des guerres de Charlemagne contre les Sarrasins, qui les intéressait particulièrement, il leur vint à l'esprit l'idée de faire jouer un rôle à des héros espagnols, et ils créèrent de toutes pièces le personnage de Bernard de Carpio, qui est une sorte de contrefaçon de notre Roland. Bientôt, l'amour-propre national s'exaltant, ils firent de ce Bernard le rival et le vainqueur de Roland. Il est curieux de suivre dans les œuvres postérieures ce double courant, l'un fidèle aux traditions françaises, l'autre qui les altère sous l'influence d'un patriotisme rétrospectif. Vers le XVe siècle, les chansons de geste espagnoles qui n'avaient jamais été écrites, en se morcelant ou en se résumant, formèrent ces romances qui sont un des genres les plus originaux de la littérature de l'Espagne. A la légende de Charlemagne se rattachent encore des romans en prose (XVIe siècle), dont l'un, le Miroir de Chevaleries, est condamné «au bannissement perpétuel» par l'auteur de Don Quichotte, et enfin quelques pièces de théâtre.

Les poèmes inspirés en Angleterre par la légende de Charlemagne sont tous d'importation normande; sauf une traduction du Roland qui paraît du XIIIe siècle, ils sont assez modernes et du reste peu nombreux. Mais c'est dans les pays scandinaves que notre épopée trouva un renouveau inespéré: au XIIIe siècle, le roi de Norvège Haquin V (1217-63), voulant effacer les vieux chants païens de la mémoire de ses sujets, fit traduire un grand nombre de chansons de geste; les plus importantes, réunies de manière à former une histoire suivie de Charlemagne, forment la compilation connue sous le nom de Karlamagnus-Saga qui, reposant sur des poèmes anciens qu'elle traduit avec une grande fidélité, a une importance capitale pour l'histoire de la légende. Cette compilation fut traduite en Suède (une partie de la traduction s'est perdue) et abrégée en Danemark. Cet abrégé est resté jusqu'à nos jours extrêmement populaire et se réimprime encore souvent aujourd'hui.

II. Quelle est dans ses traits généraux cette légende qui a, durant de si longs siècles, souri à tant d'imaginations? Dans quel rapport est-elle avec l'histoire? On peut dire en somme que le Charlemagne de la légende est inférieur à celui de l'histoire: le peuple n'a pas saisi ce qui fait la véritable grandeur de Charlemagne: la profondeur de sa conception politique par exemple lui a tout à fait échappé. N'est-ce pas, du reste, le propre du génie que de dominer son époque an point d'en être méconnu? Ce qui a frappé les masses dans la physionomie de Charlemagne, ce sont tout naturellement les traits qui étaient immédiatement perceptibles aux regards vulgaires: sa puissance, sa justice, sa piété. On se le représenta généralement «comme un vieillard chez lequel la sagesse n'excluait pas la force, entouré d'hommes extraordinaires qui étaient les ministres de ses volontés, régnant magnifiquement sur des pays innombrables et soumettant tous ses ennemis à des lois». Si cette image est incomplète, en somme elle n'est pas trop infidèle: l'imagination populaire a moins défiguré qu'elle n'a simplifié.

On en pourrait dire autant du souvenir qui a persisté des actes de Charlemagne: leur histoire revit dans la légende, allégée d'une foule de détails, mais avec une relative exactitude d'ensemble. Quelques faits particuliers ont même laissé une trace reconnaissable dans la tradition: ainsi elle sait que Charlemagne fut le protecteur de la papauté; elle nous le montre (Aspremont, Ogier le Danois) marchant au secours des pontifes assiégés dans Rome (par les Sarrasins, il est vrai et non par les Lombards), et couronné par un pape (le Couronnement de Charles). Elle se souvient aussi que Charlemagne fut en rapport avec l'Orient; mais elle dramatise en quelque sorte ce souvenir, et lui fait accomplir à Jérusalem, d'où il rapporte maintes reliques, un pèlerinage qui se transforme bientôt en une conquête (Voyage de Charlemagne à Constantinople et à Jérusalem). Elle a gardé des enfants de Charlemagne une notion très juste: nous voyons, dans une des plus belles scènes de notre épopée (le Coronement Lœys) Charlemagne adresser à son fils, au moment de lui remettre la couronne impériale, un discours solennel sur les droits et les devoirs du souverain, et celui-ci, effrayé, laisser tomber la couronne qu'il veut prendre. Alors le père, dont l'indignation devance le jugement de la postérité, s'écrie:
    Qui en feroit roi ce seroit pechiez!
    Or li fesons toz les cheveus tranchier:
    Moines sera a Es en cel mostier!
Bien entendu la légende n'a pas conservé le souvenir précis des différentes guerres de Charlemagne: elle localise ses exploits d'une façon tout à fait arbitraire: cependant si elle a complètement oublié les expéditions contre les Slaves et les Avares, elle sait que Charlemagne a guerroyé en Italie (V. plus haut), en Saxe (les Saisnes), en Espagne (Chanson de Roland, Gui de Bourgogne, etc.). Un sentiment beaucoup plus précis de la réalité devait exister dans la première période de notre épopée qui ne nous a transmis aucun poème; l'auteur du Roland fait allusion à une foule de chansons existant de son temps et où les diverses guerres de Charlemagne étaient distinguées avec netteté. Mais dès le XIIe siècle, les traits particuliers s'effaçant, tous les ennemis de Charlemagne furent indistinctement représentés sous les mêmes couleurs. Ici encore la légende obéissait à ce besoin de simplification qui domine si puissamment l'esprit du peuple. Il n'avait conservé que cette idée générale, juste du reste, de la France défendant la chrétienté, qu'elle représente, contre les infidèles, et il faisait de tous ces infidèles des Sarrasins. C'est que toutes les chansons de geste conservées, sauf une ou deux, sont postérieures aux croisades et que, tout en gardant quelques traces des faits relatés dans les poèmes qu'elles renouvelaient, elles ont complètement modifié l'esprit et le costume de ceux-ci. La figure même de Charlemagne a été fortement altérée sous l'influence de traditions postérieures à son règne. Il y a toute une catégorie de poèmes (Doon de Nanteuil, Renaut de Montauban, Huon de Bordeaux, Girart de Vienne, etc.), où l'empereur, à la fois violent et faible, capricieux et tyrannique, inintelligent et opiniâtre, ne s'avisant jamais de rien, et se laissant, malgré ses airs de matamore, dominer par le premier venu, devient le plus pitoyable des barbons de comédie. Et cependant, par une contradiction extrêmement bizarre, dans ces œuvres même, Charlemagne a gardé quelque chose de son antique majesté: l'auteur conserve les formules de respect léguées par ses prédécesseurs et pour lui, ce misérable vieillard tout «rassoté» reste le représentant de la France et de la chrétienté; les personnages eux-mêmes s'inclinent encore devant ce fantoche qui, ailleurs, sera leur jouet. C'est que, dans ces poèmes, il se mêle deux courants de traditions bien différentes: les unes, remontant à l'époque même de Charlemagne, pleines de l'admiration enthousiaste qu'excitait la monarchie personnifiée en lui, et d'autres, nées sous ses successeurs, et animées d'un esprit tout contraire, l'esprit féodal.

Nous avons vu, en effet, que le travail de création épique ne s'était arrêté qu'au Xe siècle: pendant plus de deux cents ans, il est donc né une foule de chants héroïques reflétant les événements et l'esprit de leur époque, et qui ne pouvaient évidemment donner le beau rôle aux déplorables successeurs de Charlemagne; leurs héros étaient, non ces rois débiles et bornés, mais les barons féodaux qui les humilièrent si souvent. La figure de Charlemagne fut donc extrêmement altérée par le voisinage de celles de ses successeurs avec qui on le confondit; cette confusion est d'autant moins étonnante que plusieurs d'entre eux s'appelaient comme lui Charles; le peuple, qui ne garde des événements et des personnages historiques qu'un souvenir si vague, n'hésita pas à attribuer à ce Charles si connu, que tant de poèmes avaient rendu familier à son esprit, ce que des œuvres nouvelles racontaient d'autres personnages du même nom qui n’avaient rien de ce qu'il faut pour s'imposer à l'imagination. Il se produisit alors un phénomène qui n'est qu'une application aux faits qui nous occupent des lois énoncées par Darwin; la légende la plus forte, la mieux enracinée détruisit la plus faible et s'enrichit de ses dépouilles. Il en est, du reste, toujours ainsi; une légende, à mesure qu'elle vit, s'accroît, au détriment de celles qu'elle supplante, d'éléments nouveaux qui lui assurent des chances de durée de plus en plus nombreuses.

On peut donc retrouver dans l'épopée carolingienne l'idéal des trois époques qui ont contribué à la former; celle de Charlemagne, fascinée par la grandeur de l'homme qui la dominait; celle où la féodalité entra en lutte avec le pouvoir royal; celle enfin qui vit éclore le grand mouvement militaire et religieux des croisades.

Mais ce n'est pas assez dire encore; en effet, notre épopée ne date pas du temps de Charlemagne, et la loi qui s'est appliquée après lui avait dû aussi bien s'appliquer auparavant; sa légende, de même qu'elle s'est enrichie de celle de ses successeurs, avait dû annexer celle de ses prédécesseurs moins brillants, moins illustres que lui. C'est ce qui est arrivé; l'épopée carolingienne a absorbé, sans l'effacer complètement, une épopée antérieure dont la reconstitution fait le plus grand honneur à la sagacité et à la pénétration de l'érudition contemporaine. M. G. Paris avait vu, et M. Rajna a démontré, que l'épopée française existait dès le temps des Mérovingiens; elle a été, en effet, selon toute vraisemblance, apportée de Germanie par les Francs qui avaient l'habitude de chanter leurs exploits et ceux de leurs ancêtres. Dès que la nationalité française a eu le sentiment d'elle-même, et chaque fois qu'un grand fait est venu affermir ce sentiment, la verve épique a été plus abondante et plus vigoureuse; il en a été ainsi sous Clovis dont le mariage, par exemple, avait été l'objet de chants dont le souvenir s'est conservé dans les chroniques contemporaines; sous Dagobert, dont les expéditions en Saxe avaient eu un immense retentissement , sous Charles Martel, qui, en repoussant les Sarrasins avait rendu à la chrétienté un service dont elle comprit la grandeur, enfin sous Pépin le Bref, le père même de Charlemagne. Le souvenir de Pépin se conserva à côté de celui de son fils; mais Charles Martel fut confondu avec Charlemagne; comme lui, en effet, il était fils de Pépin; comme lui, il avait combattu et vaincu les Sarrasins et les Allemands. Mais il n'est pas douteux qu'il y ait eu, à une certaine époque, un cycle de Charles Martel; c'est de lui, et non de Charlemagne, qu'il s'agissait d'abord dans Renaut de Montauban (le roi de Gascogne, Yon, qui y paraît, n'est autre qu'Eudon, duc d'Aquitaine au VIIIe siècle). C'est à la légende de Charles Martel que sont empruntés plusieurs traits de l'histoire de Charlemagne, et probablement, entre autres, celui qui veut que la naissance de Charlemagne ait été illégitime, ou du moins due à une rencontre fortuite de son père et de sa mère, que Pépin ne savait pas alors être sa femme. Le souvenir des premiers Mérovingiens s'est naturellement encore moins bien conservé; mais des épisodes entiers de leur histoire légendaire ont passé dans celle de Charlemagne. Ainsi, ceux du cerf qui indique un gué à une armée, et des murs qui s'écroulent, avaient été racontés de Clovis; celui des ennemis mesurés à l'épée est rapporté dans les Chroniques à propos de Dagobert. Si donc la figure de Charlemagne a perdu à être confondue avec celle de ses successeurs, il faut dire aussi qu'il entrait dans sa gloire quelque chose de celle de ses ancêtres; il a tour à tour bénéficié et souffert de cette loi qui veut qu'une légende se teigne des couleurs des époques qu'elle traverse.

Il est même arrivé qu'on a attribué à Charlemagne des aventures qui n'avaient rien à faire ni avec lui, ni avec aucun des membres de sa famille; on a été jusqu'à adapter à son histoire de vieux souvenirs mythologiques; dans certaines parties de l'Allemagne, son nom, dans des locutions consacrées ou des traditions locales, remplaça celui d'Odin; ailleurs, on lui attribua le prodige raconté auparavant du dieu Balder qui aurait fait Jaillir du sol une fontaine pour désaltérer son armée. C'est non moins arbitrairement qu'on a rattaché à son nom de vieilles légendes dont l'origine sera probablement toujours insaisissable; ainsi, s'il faut en croire le poème de Berte aux grands pieds, Berte, femme de Pépin, aurait été supplantée par une aventurière qui se serait substituée à elle, tandis que la véritable reine, d'abord condamnée à mort, menait une existence misérable jusqu'à ce qu'elle fût reconnue fortuitement par son mari; des romans espagnols et néerlandais traduits du français racontent de Sibille, femme de Charlemagne, une aventure analogue, identique à l'histoire bien connue du chien de Montargis, qui est ordinairement rapportée à une époque plus moderne. Un poème allemand attribue à Charlemagne une aventure, dont les premières rédactions sont d'origine orientale; l'empereur, longtemps absent, aurait été cru mort, et sa femme, sollicitée par les barons, sur le point de prendre un autre époux; mais Charlemagne, averti miraculeusement, se serait mis en route, et serait arrivé juste an moment où le mariage allait être célébré. Ce sont là des thèmes bien connus qui se transmettent depuis l'antiquité la plus reculée en s'attachant aux différents noms qui ont réussi à s'imposer à la mémoire populaire.

La vogue de ces récits épiques a été telle qu'on les a souvent acceptés comme des documents authentiques et que plusieurs fois on a cherché à fondre dans des œuvres d'ensemble, d'un caractère soi-disant historique, les données des chansons de geste avec celles des chroniques et des annales. C'est ce qu'essayèrent, dès le XIIIe siècle, Philippe Mousket dans sa Chronique rimée, dont dix mille vers sont consacrés à Charles, Girard d Amiens dans son Roman de Charlemagne, écrit de 1283 à 1314. Au XVe siècle, David Aubert composa pour Philippe le Bon, duc de Bourgogne, ses Conquestes de Charlemaine, encore inédites; Jean Bagnyon (V. ce nom), légiste de Lausanne, écrivit en prose le fameux roman de Fierabras ou la Conqueste que fit le grand roi Charlemaigne en Espaigne, dont la vogue fut telle que jusqu'à nos jours on en a imprimé des éditions populaires. Ces compilations, ainsi que certaines chroniques comme celle d'Albéric des Trois Fontaines (XIIIe siècle), ont quelque intérêt parce qu'elles nous ont conservé des résumés de chansons de geste aujourd'hui perdues. Au XVIe siècle, les épopées du moyen âge relatives à Charles subirent une nouvelle transformation; on les mit en prose, et l'imprimerie répandit ces romans. Avec la Renaissance, la littérature classique en France abandonna Charlemagne et les quelques essais soi-disant épiques qu'on peut mentionner sont sans valeur: Le Laboureur, Charlemagne (1666, dont six livres seulement sur douze ont été publiés); Courtin, Charlemagne ou le rétablissement de l'Empire romain (1666); Charlemagne pénitent (1668); Dufresne de Francheville, Histoire des premières expéditions de Charlemagne..., composée pour l'instruction de Louis le Débonnaire, ouvrage d'Angilbert, mis au jour et dédié au roi de Prusse (1742, façon de poème en prose dans le goût du Télémaque); Lucien Bonaparte, Charlemagne ou l'église délivrée (1815); Millevoye, Charlemagne à Pavie. V. Hugo, dans une des belles pièces de la Légende des siècles, Aimeri de Narbonne, s'est inspiré des poèmes du moyen âge. En Allemagne, les poètes modernes, Wieland, Alxinger, Uhland, Simrock, ont traité, souvent avec succès, les légendes carolingiennes.

Quant aux artistes, dès le Moyen Âge, ils se sont attachés, comme les poètes, aux souvenirs de Charlemagne. Une statuette équestre, conservée à Paris au musée Carnavalet, passe pour représenter l'empereur. Une mosaïque de la même époque, au Triclinium du Latran à Rome, groupait autour du Christ d'une part Constantin et Sylvestre, d'autre part Léon III et Charlemagne; malheureusement on a voulu la déplacer au siècle dernier, l'original a disparu dans cette opération et il n'en reste plus qu'une médiocre copie. Dans la suite, l'empereur est sans cesse représenté par les peintres, les verriers, les miniaturistes, avec les traits que lui attribuent les chansons de geste. On s'inspire aussi des légendes qui se rattachent à lui. Sur la châsse dans laquelle ses restes furent renfermés à Aix-la-Chapelle, sur des vitraux de la cathédrale de Chartres, qui datent de la fin du XIIe siècle ou du commencement du XIIIe, plusieurs emprunts sont faits à ces sources. Plus tard, on s'inspire des mêmes données pour décorer des tentures; des inventaires du XIIIe, du XIVe, du XVe siècle mentionnent des tapis sur lesquels est représentée «l'Histoire de Charlemagne». Il passe de là sur les cartes à jouer. A la Renaissance, Dürer imagine son portrait; Raphaël, dans la fresque des Stances du Vatican qui représente Léon III, lui donne la figure de François 1er. Au XIXe siècle, P. Delaroche le montre passant les Alpes (musée de Versailles), Ary Scheffer traite la soumission de Witikind (musée de Versailles); Hippolyte Flandrin, dans une de ses compositions de Saint-Vincent-de-Paul, exalte sa sainteté; un des chefs de l'école allemande, Kaulbach, dans une fresque à Berlin, glorifie l'empereur assis sur son trône, tenant d'une main l'épée et de l'autre le globe. En sculpture, à Liège, qui revendique d'après des traditions peu sûres l'honneur de lui avoir donné naissance, la statue équestre de Charlemagne se dresse sur une des places publiques; en France, M. Rochet l'a représenté sur un cheval que conduisent Olivier et Roland. — Dans plusieurs endroits, on conserve précieusement des objets qui passent pour lui avoir appartenu, sa couronne et son épée à Vienne, son oliphant à Aix-la-Chapelle, à Conques un reliquaire, représentant un A, qu'il aurait donné à l'abbaye, etc. Toutes ces attributions sont, les unes manifestement fausses, les autres plus que suspectes. Il ne faut pas moins se défier des traditions qui, en bien des pays, non seulement en France, mais en Italie, en Espagne, en Allemagne, font remonter jusqu'à Charlemagne des églises et des tours de date bien plus récente; ces attributions ne sont du reste, en bien des cas, ni traditionnelles ni populaires, plus d'une n'a d'autre origine que l'amour-propre d'un faux savant local. — En politique, le souvenir de Charlemagne n'a pas été moins puissant. C'est sur ce souvenir que s'est fondé, qu'a vécu le Saint-Empire romain-germanique; les empereurs du moyen âge se proposent Charlemagne comme idéal; aussi bien les faibles que les vaillants veulent l'imiter, reprendre son œuvre. En France, les successeurs de Charlemagne, malgré leur faiblesse, bénéficièrent longtemps de la popularité de son nom. Lorsqu'en 987, Hugues Capet devint roi, tout un parti, dont quelques chroniques expriment les sentiments, le considéra comme un usurpateur et resta fidèle à l'ancienne dynastie. Pour combattre ces scrupules, on eut recours à des légendes: on raconta que le descendant de Charlemagne, Louis V avait donné sa fille Constance à Robert le fils de Hugues Capet, avec le royaume de France pour dot. Dans la chanson de geste d'Huon Capet, c'est Hugues Capet lui-même qui épouse la fille de Louis, et devient roi de France. Plus tard, quand Philippe-Auguste épousa Isabelle de Hainaut, qui descendait de la famille carolingienne, on remarqua avec soin que «en lui fut recouvrée la lignée de Charlemagne». On proposa le grand empereur comme modèle aux rois du XIIIe siècle; de 1195 à 1200, Gilles de Paris compose un poème latin sur Charlemagne, le Carolinus, pour l'instruction de Louis VIII. A un de ses barons qui l'interroge, Philippe-Auguste répond: «Je pense à une chose, c'est à savoir si Dieu accordera à moi ou à l'un de mes héritiers la grâce d'élever la France à la hauteur où elle était du temps de Charlemagne.» De même, le légiste Pierre Du Bois, dans les écrits qu'il adresse à Ph. le Bel sur l'Abrégement des guerres et sur la Recouvrance de la Terre-Sainte, lui vante Charlemagne qui régna, dit-on, cent-vingt-cinq ans, l'engage à se faire élire empereur, à partir pour l'Orient comme Charlemagne. Le souvenir de Charlemagne empereur hante dès lors l'imagination des Capétiens, les pousse parfois aux équipées dangereuses: c'est pour l'imiter que Charles VIII entreprend les guerres d'Italie, songe à passer de là à Constantinople: «Je vous aiderai à vous faire plus grand que ne fut jamais Charlemagne,» lui disait Ludovic le More. Il est question de l'empire de Charlemagne et dans les Œconomies royales de Sully et dans les Mémoires de Louis XIV. Sous Louis XV, le Dauphin, hostile à l'alliance autrichienne, après avoir examiné les moyens de combattre l'Autriche, écrit: «L'on se souvient de ce qu'était la France sous Charlemagne.» Enfin même les parvenus de la Révolution se réclament de lui et l'on rencontre dans les décrets de Napoléon 1er cette formule: «Attendu que Charlemagne notre prédécesseur...»

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