Les nouvelles formes de censure

Emmanuel Pierrat
L'auteur évoque les nouvelles formces de censure présentes dans la société française: censure des groupes de pression et censure économique.

Extrait de: Emmanuel Pierrat: droit au roman (entretien). Propos recueillis par Christian Authier, L'Opinion indépendante, no 2496, 1er février 2002
Je pense que l’on est sous un régime de censure. Elle a changé de visage. Quand on utilise le mot de censure, on pense au procureur Pinard à ses poursuites contre Flaubert et Baudelaire. On pense au ministère de l’Intérieur, à la police, cela est un peu terminé. La censure - comme à peu près tout le reste de la société - s’est privatisée. La censure, c’est maintenant les groupes de pression, les catholiques intégristes, les écologistes, les anti-écologistes, les gays, les anti-gays, les féministes, les anti-féministes, Alain Delon, EuroTunnel… C’est la véritable censure. Des gens instrumentalisent des lois de police qui avaient été conçues pour réguler les écrits dans un souci de bonne tenue de la société. Ils se servent de la diffamation, de l’atteinte à la vie privée, du droit à l’image, pour attaquer des livres qui les gênent. Cette censure est moins visible qu’autrefois en ce sens qu’il y a moins de livres interdits et qu’on ne les brûle plus. On les condamne juste à coups de dommages et intérêts qui sont le visage moderne de l’inquisition. C’est une censure économique. On fait 14 000 procès par an dans la matière dans laquelle j’exerce et c’est à peu près 50 000 francs à chaque fois. Avec 50 000 francs, on fabrique un livre. Chaque coup porté, c’est un livre en moins. Puis, cela entraîne un réflexe d’autocensure très fort chez les éditeurs. On me soumet des manuscrits, y compris de fiction. On me demande de les relire, de les caviarder, de les censurer pour qu’ils puissent vivre en librairie. Cela me semble très inquiétant.

Le vieil ordre moral a cédé le pas à une privatisation de la censure où l’emprise des marques semble de plus en plus forte…

Parler de dictature des marques n’est pas excessif. On ne peut plus citer de marques. “Caddie”, par exemple, attaque quand on cite le terme. De même, j’ai découvert qu’Aqua-Gym est une marque protégée. J’ai défendu l’année dernière le site jeboycottedanone.com attaqué par Danone via la propriété intellectuelle. Le paradoxe est que les marques nous envahissent et sont partout. Un romancier qui décrit la rue aujourd’hui ne peut pas contourner les marques. Il y a des enseignes partout, les gens ne portent plus des vêtements, mais des marques. Or, ces marques qui sont partout ne veulent pas que l’on parle d’elles dans une autre optique que celle qu’elles ont décidé d’asséner. C’est une censure que j’exerce tous les jours à la demande des éditeurs. Dans un roman, on devrait dire “Il prend une Safrane” et pas “Il prend une automobile”. Mais si le héros a un accident, on peut avoir un procès de la part de Renault… Ces marques et ces entreprises - grâce à la concentration et la mondialisation - ont gagné en pouvoir économique et nous nous trouvons face à des marques dont la surface financière dépasse celle de certains États et dont le pouvoir n’a guère de limites.

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