Sur les traces de Carel et Bernhardt Fabritius

Théophile Thoré
Les résultats des recherches de Théophile Thoré, publiés en 1864, dans la Gazette des beaux-arts. Thoré fut un des premiers critiques français à s'intéresser à Carel Fabritius, qui lui permettait d'établir une filiation entre Rembrandt et Vermeer.
Dans un article sur le Musée de Francfort (Revue Universelle des Arts, n° de septembre 1866, p. 3118), M. Clément de Ris, parlant de deux tableaux de Fabritius, que possède ce musée, hasarde diverses suppositions sur lesquelles nous sommes en mesure maintenant de jeter quelque lumière.

Ce Fabritius était assez oublié, quand nous avons parlé de lui, à diverses reprises, dans la. Galerie d'Arenberg, dans la Galerie Suermondt, dans les Musées de la Hollande et ailleurs. Il m'intéressait doublement, comme élève de Rembrandt et comme maître de Jan van der Meer (ou Vermeer) de Delft. Sa personnalité n'était pas facile à débrouiller. D'une part, les biographes hollandais, Houbraken, Weyerman, Imrnerzeel, mentionnent un Carel Fabritius, né à Delft en 1624, élève de Rembrandt, et mort en 1654, lors de l'explosion du magasin à poudre de Delft. D'autre part, on citait, et nous avions vu nous-même des signatures, avec un prénom différent, Bernhart, et des dates postérieures à 1654, sur des tableaux trahissant également l'influence de Rembrandt. Y avait-il confusion de prénom? Carel et Bernhart; est-ce un même peintre? Presque seul, parmi les biographes récents, le professeur Müller (die Künstler aller Zeiten und Völker, etc., Stuttgart) sépare Bernhart et Carel. Mais des critiques très compétents, comme M. Waagen, tenaient que Carel et Bernhart devaient être le même artiste. Moi aussi j'avais embrouillé ces deux personnalités, à cause de l'analogie des œuvres, espérant toutefois que j'arriverais bientôt à connaître le — ou les — Fabritius, en étudiant toutes les peintures rattachées à ce nom. Je me suis donc obstiné sur Fabritius, comme sur van der Meer et autres. À présent je connais assez bien mes Fabritius, et voici sommairement ce que j'en sais.

1° La notice biographique de Houbraken et des autres Hollandais sur Carel Fabritius est confirmée par des auteurs contemporains, notamment par van Bleijswijck, dans sa Description de la ville de Delft, et par diverses pièces de vers à la louange de ce peintre, qui fut même célèbre, quoique mort à trente ans: La-date de naissance 1624 demande cependant peut-être confirmation. Carel Fabritius (ou Faber, comme l'appellent les poëtes) était, en effet, élève de Rembrandt, chez qui il doit avoir travaillé tout jeune, à peu près au même temps que Flinck, autour de 1640, et il fut le maître de Jan van der Meer de Delft, dont la biographie et les œuvres me sont assez bien connues maintenant. Lorsque je publierai prochainement une monographie de van der Meer, je donnerai la traduction de la notice que van Bleijswijck consacre à Fabritius.

Carel Fabritius fut un des élèves les plus forts de Rembrandt, dans la pléiade illustre qui suivit directement le maître, même à côté de Bol, de Flinck, de van den Eeckhout, etc. Un de ses chefs-d'œuvre, que le Musée de Rotterdam avait découvert récemment et qui a péri dans l'incendie de ce musée (voir la Gazette des Beaux-Arts, n° de juillet 1864, p. 103), montrait toute sa puissance il portait une superbe signature intacte
CARO . FABRITIUS . j648.

Le beau portrait d'homme, du même musée, lequel a passé si longtemps pour un Rembrandt, et qui heureusement est sauvé de l'incendie, porte la signature du nom absolument semblable, mais sans prénom et sans date.

Un autre chef-d'œuvre de Carel se trouve aussi chez un Hollandais de mes amis, M. Cremer, qui habite la Belgique. C'est un buste de femme, vue presque de profil, un portrait, d'une physionomie prodigieuse, et qui fait penser à Saskia, la femme de Rembrandt. Une espèce de voile couvre la tête et tombe en arrière sur le cou et les épaules. La signature et la date (1648?) sont griffonnées sur le fond. J'en ai une photographie que tous les artistes prennent pour une reproduction de Rembrandt.

Voilà déjà trois peintures de première beauté et trois signatures authentiques de Carel.

Dans la Galerie d'Arenberg, nous avons cité le petit Chardonneret, de la collection du chevalier Camberlyn à Bruxelles, avec la signature C. Fabritius et la date 1654, l'année même de la mort du peintre.

Je crois bien qu'on peut attribuer à Carel Fabritius le grand tableau du Musée d'Amsterdam, Hérodiade recevant la tête de saint Jean, autrefois attribué à Rembrandt et aujourd'hui à Drost. Pas de signature: peut-être a-t-elle été effacée, pour attribuer le tableau à Rembrandt. La composition, le style, l'exécution, tout en est très-rembranesque, en effet, et la vieille femme près du bourreau de saint Jean est le même modèle que la vieille Rébecca d'un tableau de Flinck à ce Musée d'Amsterdam, Isaac bénissant Jacob. Les Catalogues de Gerard Hoet mentionnent une Hérodiade, par Fabritius, dans la vente précisément de van der Meer de Delft, élève de Carel (Amsterdam, 1696).

Je ne serais pas étonné non plus que le superbe tableau du Musée de Nantes, attribué à Velazquez (n° 731 du catalogue) et à Albert Cuijp (supplément au même catalogue, n° 1169), Portrait en pied d'une jeune fille coiffée d'une plume blanche et tenant des fleurs, fût de Fabritius. Assurément il ne ressemble point à Velazquez et il n'est pas du tout de Cuijp. Il rappelle Rembrandt, de très-près, et les tons d'or roussi ont surtout de l'analogie avec la couleur de Carel Fabritius.

Au Musée de Brunswick, et provenant de l'ancienne galerie de Salzdahlurn.ou Salzthal, est un Saint Pierre dans la maison de Cornelius, catalogué comme étant de Carol Fabritius. J'ai vu le tableau, mais dans une ombre si noire et à une telle hauteur, que je ne saurais le juger. Il, me semble qu'il doit appartenir au Bernhart Fabritius dont nous parlerons tout à l'heure. Il a passé au Musée du Louvre sous le premier empire, et, bien qu'il y soit catalogué sous le nom de Carel, la notice de la Galerie Napoléon, Paris, 9.811, p. 38, ajoute: «Tableau exécuté en 1659.» Si c'est le tableau lui-même qui donne cette date, il ne saurait donc être de Carel, mort en 1654.

Le même livret du Louvre, 1811, catalogue deux autres Carel Fabritius: un Philosophe en méditation et un Chasseur au repos, «exécuté en 1656,» suivant le livret, et gravé, toujours sous le nom de Carel, dans les Annales du musée Landon. Gault de Saint-Germain, Guide des amateurs, etc., tome II, page 181, cite également ce Chasseur comme étant de Carel. — 1654, cette date pourrait convenir à Carel; mais, du moins dans la gravure de Landon, le style de cette figure de Chasseur est si maigre, que la peinture semblerait plutôt appartenir à Bernhart. Que sont devenus ces deux tableaux, lors de la dispersion des œuvres d'art que la conquête avait rassemblées au Louvre?

Dans la galerie de Christianborg, à Copenhague, est cataloguée «Carl Fabritius» une Présentation au temple, avec la date 1668, qui sans doute doit faire restituer le tableau à Bernhart.

Il paraît qu'à Rome, au dépôt du mont-de-piété, est à vendre. un grand Fabritius, signé et daté, le Satyre et le Paysan. Je n'ai pas vu le tableau, mais il a été vu par mes amis, Mr Suermondt d'Aix-la-Chapelle et M. Mündler, qui même ont pris fac-simile de la signature. Suivant M. Mündler, le nom serait suivi de la date 1662. La peinture serait donc de Bernhart et non de Carel. Une répétition en petit de ce tableau a passé, l'année dernière, en vente publique (vente de Joug, de Londres), sous le nom de Rembrandt et comme provenant de la, collection Soubise.

Je dois encore à M. Mündler cette indication: en 1842; il a vu aussi à Rome un portrait d'homme, signé C. Fabritius, 1640. Si la date est exacte, si le 0 n'est pas un 6, Fabritius,n'aurait eu que seize ans, à moins que la date de sa naissance ne soit antérieure à 1624 [1622].

Il se pourrait que Fabritius, comme la plupart des peintres hollandais de son temps, surtout dans l'école de Rembrandt, eût gravé. Le Buste d'homme tenant un livre (Claussin, pièces douteuses, n° 51); avec sa signature Fa, ne serait-il pas de Fabritius?

Je passe bien d'autres indications sur Carel. Suffit que son individualité est parfaitement éclaircie par ses signatures constatées ci-dessus.

2° Bernhart Fabritius, également sectateur de Rembrandt, mais que l'on connaît presque uniquement par ses œuvres signées, était-il le frère, le parent de Carel? Je crois que le seul renseignement biographique qu'on ait sur lui concerne une gilde de peintres à laquelle il appartenait vers 1670 (je ne me souviens plus dans quelle ville). Mais, de ses peintures, j'en ai vu un certain nombre et même j'en possède une, l'Âne de Balaam, signée B. Fabritius, 1672.

La Naissance de saint Jean, du Musée de Francfort, porte le prénom en toutes lettres
BERNHART FABRITIVS, 1669.

L'autre tableau du même musée, portrait de jeune homme, est signé
BFABRITIUS, 1650 (ou peut-être 59?)

le B du prénom plaqué sur le grand F.

La Jeanne d'Arc, de la collection Camberlyn à Bruxelles, est signée B. Fabritius (le B et l'F formant un monogramme très-fiorituré), avec la date 1657 (ou peut-être 59).

Voilà donc quatre Bernhart authentiqués par leurs signatures.

Dans la riche galerie de M. Suermondt, à Aix-la-Chapelle, un très beau portrait d'homme, en buste, de grandeur naturelle, paraît être de Bernhart, et il rappelle même un peu le superbe portrait de Jan Six, par Rembrandt, dans la galerie Six van Hillegom, à Amsterdam. Il ne porte, malheureusement, ni signature, ni date.

M. Mündler nous signale encore, à l'Académie de Vienne, un beau portrait d'homme, signé B. Fabritius.

Bernhart Fabritius travaillait donc de 1650 (?) à 1672. Il appartient certainement à l'école de Rembrandt, soit comme élève direct, soit peutêtre comme élève de Carel. Mais il est très différent de Carel, et bien inférieur. Il est un peu mince de dessin et quelquefois un peu sec de coloris. Souvent il cerne les contours de ses figures par une ligne de bitume. Il affectionne les rouges, comme d'ailleurs presque tous les sectateurs de Rembrandt, mais il n'a pas, comme Carel, ces demi-teintes blondes et ces transitions lumineuses, qui font le prestige de leur maître. Carel Fabritius est un artiste de premier ordre; Bernhart n'est qu'un peintre secondaire, curieux à étudier cependant, comme un reflet éloigné du grand homme qui domine toute l'école hollandaise.

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