De l'art roman à l'art gothique

Ernest Renan
Tout le monde est d’accord pour reconnaître que les églises antérieures au XIe siècle, à l’exception de celles que l’on bâtissait sous l’influence directe de Byzance, n’étaient que de chétives imitations des anciennes basiliques du temps des empereurs chrétiens. Le toit était soutenu par une charpente qui se voyait de l’intérieur; le travail était le plus souvent défectueux et sans style. Le mouvement extraordinaire de construction qui suivit l’an 1000 amena dans l’architecture chrétienne le plus grave changement qu’elle ait jamais subi. On n’ajouta rien d’essentiel à la vieille basilique; mais on en développa tous les éléments. A la charpente on substitua la voûte; des contre-forts sont acculés aux murs pour soutenir les poussées; les rapports de l’élévation et de l’écartement sont changés. En même temps tout prend du style, et bientôt ce style devient de l’élégance. La colonne s’applique comme décoration au lourd pilier; le chapiteau vise à copier le corinthien ou le composite, même quand il est historié. La forme de l’église est nettement déterminée: c’est une croix latine, dessinée par une nef élevée, flanquée de bas côtés. Deux tours, d’ordinaire carrées, percées de plusieurs étages de petites fenêtres en plein cintre, ornent l’entrée. Une rosace, au moins rudimentaire, complète la façade. Le chœur s’allonge un peu et parfois s’entoure de bas côtés. Les fenêtres sont étroites, et souvent divisées par le milieu. Une coupole centrale s’élève à la jonction de la nef et du transept. Un progrès non moins sensible se fait sentir dans l’exécution. On se préoccupe de la durée. A l’intérieur, on vise surtout à une grande richesse; les murs et les pavés sont revêtus d’incrustations colorées, les colonnes présentent une éclatante polychromie. Il semble qu’on veuille modeler l’église sur la Jérusalem céleste, resplendissante d’or et de pierreries.

Ainsi naquit le style dit roman, qui, au XIe siècle et dans la première moitié du XIIe, couvrit la France d’édifices pleins d’harmonie et de majesté, Saint-Étienne de Caen, Saint-Sernin de Toulouse, Notre-Dame de Poitiers, etc. Quand on étudie bien ces églises, on voit que c’est au moment de leur apparition qu’il faut placer l’acte vraiment créateur de l’architecture du moyen âge. Ce sont déjà des églises gothiques pour la forme générale, l’aménagement intérieur, le jeu des nefs et des galeries. Le principe est posé, il n’y a plus qu’à le développer. Le Midi, le Poitou, l’Auvergne, procédèrent timidement dans ce développement. La Provence et le Languedoc continuèrent à bâtir en roman jusqu’au XIVe siècle. Le nord, au contraire, ne s’arrêta pas. Soit que les églises romanes y fussent moins bien construites et qu’un grand nombre d’entre elles se fussent écroulées dans le commencement du XIIe siècle, soit que cette partie de la France obéit à des besoins d’imagination plus élevés, le mouvement architectural s’y continua sans relâche, et, cent cinquante ans après sa naissance, le style roman y subissait une profonde modification.

Le travail abstrait d’où sortit cette modification dut être quelque chose de surprenant. D’une part, les maîtres maçons du nord trouvèrent que les églises romanes avaient quelques chose de lourd et de trapu; il virent qu’on pouvait beaucoup les amincir et y employer bien moins de matériaux. D’un autre côté, de fréquents accidents avaient prouvé que, dans les églises du XIe siècle, la poussée de la voûte avait été mal calculée; on chercha à y remédier. En suivant cette double tendance, on fut conduit à substituer la voûte d’arêtes à la voûte en berceaux et à préférer l’arc aigu au plein cintre. L’arc aigu avait l’avantage d’opérer un bien moindre écartement et de faire porter l’effort sur des points isolés et certains. Ce changement ne fut pas d’abord systématique. L’ogive (pour employer le mot très impropre qu’on (donne de nos jours à l’arc aigu) fut adoptée pour les grands arcs, qui poussent beaucoup; le plein cintre fut conservé pour les petits, qui poussent peu ou point. Une vaste compensation d’ailleurs fut cherchée dans les arcs-boutants et les contre-forts, sur lesquels toutes les poussées se réunissent. Les églises romanes en avaient, mais dissimulés et peu considérables. Ici, ils devinrent la maîtresse partie et permirent des légèretés inouïes. Les vides s’augmentent dans une effrayante proportion. Les reins puissants qui soutiennent toutes ces masses branlantes sont au dehors, et l’on arriva à réaliser cette idée singulière d’un édifice soutenu par des échafaudages, et, s’il est permis de le dire, d’un animal ayant sa charpente osseuse autour de lui.

Un souffle puissant semble dès lors pénétrer la basilique romane et en dilater toutes les parties. Devenue en quelque sorte aérienne, l’église nage dans la lumière, l’éteint, la colore à son gré. Les murs arrivent au dernier degré de maigreur. Les colonnes amincies et divisées en colonnettes ont l’air de n’être là que pour l’ornement. L’église semble l’épanouissement d’un faisceau de roseaux. Le style roman, qui vise surtout à la solidité, n’affecte pas les hauteurs extraordinaires; il offre plus de pleins que de vides; ses fenêtres sont petites, ses colonnes massives. Le gothique pousse le goût de la légèreté jusqu’à la folie. Les fenêtres étroites deviennent des baies énormes, qui font de l’édifice une cage à jour. Les galeries rudimentaires du style roman deviennent des églises superposées. Les lignes verticales se substituent aux lignes horizontales, les plans en saillie et en retrait aux surfaces unies. L’artiste, surtout avide de faire naître un sentiment d’étonnement, ne recule pas devant des moyens d’illusion et de fantasmagorie. Il dissimule, au moins sous certains profils, ses moyens de solidité. Cette voûte semble poser sur des colonnettes, tandis qu’elle pose en réalité sur les murs latéraux. Ces murs eux-mêmes effrayent par leur peu de masse; mais, au dehors, une forêt de béquilles, comme on l’a dit souvent, supplée à leur insuffisance. Ces fenêtres sous la voûte produisent une sorte de terreur; mais cette voûte est soutenue par d’autres moyens. Les frêles étais qui ont l’air de la porter sont là pour détourner l’attention et tromper l’œil sur la direction réelle des effets de la pesanteur.

Ainsi naquit l’église dite gothique. Elle n’a rien de plus, rien de moins que l’église romane. C’est la vieille basilique évidée, amincie, remplie de souffle et d’âme. La basilique du moyen âge était complète avant l’adoption de l’ogive. L’ogive, en d’autres termes, n’est pas un trait de style, elle est applicable à tous les styles. Des églises purement romanes, comme Saint-Maurice d’Angers, Saint-Gilles près d’Arles, en font un emploi suivi. Souvent on pratiqua simultanément le plein cintre et l’ogive, et, assez longtemps après le triomphe de l’ogive, on continua d’employer le plein cintre dans les clochers. Enfin une foule d’églises, non seulement dans la région qui servit de berceau à l’ogive, mais en Guyenne, en Normandie, flottent entre les deux procédés et peuvent presque indifféremment s’appeler romanes ou gothiques. De la basilique romaine à la basilique chrétienne du temps de Constantin, de la basilique constantinienne aux églises du IXe et du Xe siècle, de l’église du IXe et du Xe siècle à la basilique romane, de la basilique romane à l’église gothique, il n’y a donc pas une seule solution de continuité. Quelque peu d’analogie qu’offrent au premier coup d’œil Saint-Paul-hors-les-Murs et Notre-Dame, l’une de ces constructions vient de l’autre par une série de développements non interrompus.

On ne nie pas qu’une influence grecque assez forte ne se soit exercée en France au Xe et au XIe siècle; mais cette influence entra pour peu de chose dans le grand mouvement de notre art national. Elle produisit Saint-Front de Périgueux, quelques églises du Quercy et de l’Angoumois; mais ce n’est certes pas de ce côté qu’il faut chercher l’origine de l’art gothique. Encore moins doit-on parler des croisades et de l’influence arabe. L’architecture gothique et l’architecture arabe ont des ressemblances; mais ces ressemblances viennent de la similitude de leurs points de départs. L’une sort du roman, l’autre du byzantin; or le roman et le byzantin étaient frères, issus tous deux par dégradation de l’art antique. Le gothique et l’arabe arrivèrent ainsi à des résultats analogues; mais ils ne se doivent rien l’un à l’autre et représentent des tendances profondément différentes. L’ogive a existé de tout temps en Orient à l’état sporadique, l’Orient même en adopta l’usage général avant l’Occident; mais ce n’est pas de là que les grands constructeurs du XIIe siècle la prirent. Ils y arrivèrent d’eux-mêmes, et indépendamment de tout emprunt fait au dehors.

C’est donc un seul développement qui a produit les églises romanes et les églises gothiques. Tout se rattache au mouvement de construction qui part de l’an 1000, produit nos belles églises romanes, arrive vers 1150 à l’ogive et vers 1200 à un type mûr, fixe, parfait à sa manière, qui ne varie plus jusqu’au XVe siècle. Une seule grande révolution, la substitution de la voûte à la charpente, a produit, par des déductions en quelque sorte nécessaires, toutes les transformations qui remplissent l’intervalle du XIe siècle au XIVe. La production du style gothique fut parfaitement logique; elle ne suppose l’introduction d’aucun élément étranger. L’ogive, employée dans des cas exceptionnels aux XIe siècle, pour donner de la solidité aux arcs qui devaient avoir une grande portée, devient la règle à partir de 1150; mais on peut dire qu’elle était en germe dans les nécessités intimes de l’art antérieur. Certaines parties des basiliques nouvelles, les absides par exemple, l’appelaient presque forcément. Enfin elle arrivait à des effets qui parlaient beaucoup à l’imagination et répondaient mieux au sentiment religieux du temps. En somme, il se passa en architecture un phénomène analogue à celui qui avait lieu dans la langue et la poésie. Avec les éléments antiques, brisés, transposés, recomposés selon ses idées et ses sentiments, le moyen âge se créait un instrument tout différent de celui de Rome. Nos églises sont à l’art antique ce que la langue de Dante est à celle de Virgile, barbares et de seconde main, si l’on veut, mais originales à leur manière et correspondant à un génie religieux tout nouveau.

Comme tous les grands styles, le gothique fut parfait en naissant. Trop habitués à juger ce style par les ouvrages de sa décadence, nous oublions souvent qu’il y eut pour le style ogival, avant les exagérations des derniers temps, un moment classique où il connut la mesure et la sobriété. Les petits édifices, élevés en quelques années et d’une parfaite unité, nous renseignent bien mieux à cet égard que les grandes cathédrales achevées presque toutes au XIVe siècle. L’église de Saint Leu d’Esserans, dont M. Vitet a, je crois, le mérite d’avoir le premier révélé la rare élégance, celle d’Agnetz, près de Clermont, la salle d’Ourscamps, la belle église cistercienne de Longpont, ou même celle de Saint-Yved de Braine, sont d’excellents modèles, aussi purs, aussi frappants d’unité que le plus beau temple grec. Les églises élevées par les croisés en Palestine brillent aussi par leur sévérité. On ne peut placer trop haut ces constructions simples et grandioses du premier style ogival. Les lignes verticales n’empêchent pas de fortes lignes horizontales de se dessiner. Les chapiteaux, tous semblables entre eux dans un même édifice et composés de feuilles élégantes, rappellent encore le galbe corinthien. Les bases sont rondes et ornées de moulures simples; tout l’aspect de la colonne est antique et d’une juste proportion. L’ogive, dont on exagérera plus tard l’acuité, est à peine sensible; à Saint-Leu, l’abside paraît à distance toute romane. On ne vise qu’à des hauteurs modérées; le bâtiment paraît assez large; les fenêtres sont de taille moyenne, presque sans divisions intérieures. Tout l’édifice respire une droiture de jugement, un sentiment de justesse dont on ne tardera pas à se départir.

Comment, après être arrivé à une sorte de type classique, à un ordre, si l’on peut s’exprimer ainsi, où le caprice n’avait plus de place, l’art gothique manqua-t-il tout à coup à ses promesses? Comment ne réussit-il pas à durer et ne devint-il pas l’art des temps modernes? C’est ce qu’il faut maintenant rechercher. Les causes de ce phénomène furent de deux sortes: les unes étaient dans les principes de l’art lui-même, les autres dans les vices essentiels de la société du temps. L’âpreté de Philippe le Bel, la légèreté des Valois, le peu de sérieux de la noblesse, l’esprit étroit de la bourgeoisie, ne sont pas les seules raisons qui ont empêché la renaissance de se faire en France au XIVe siècle; c’est l’art lui-même qui était impuissant à produire pour de longs siècles une forme définitive. L’album de Villard est encore à cet égard le document le plus instructif.

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article «Gargouille» du Dictionnaire de l'Architecture par Viollet le Duc, accompagné des gravures de l'auteur.

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