Temps vivant, temps mort

Dominique Collin

Le temps à travers le temps et à travers la musique. «Or, tant les coureurs que les désœuvrés s’entendent pour qualifier de temps mort les temps d’arrêt, les moments d’attente, les heures creuses ou rien ne semble se passer - ce temps des faibles, des subalternes, de ceux qui ne comptent pas. Le temps vivant, ce serait le temps occupé, qui court, qui sert : le temps vitesse; le temps qui accélère, le temps qui grise. Les temps forts, pour forts seulement. S’ils se trompaient tous deux ? Si le temps vivant était ce temps au ralenti : qui s’arrête presque quand on prend le temps de vivre, un adagio baroque, doux et lent, comme un vent de soir d’été ?»

Ennui ou stress, temps morts ou temps forts : pas de milieu. Paradoxe : les laissés pour compte de l’économie triomphante s’ennuient devant leur télé dans l’arrière-pays, pendant que dans les centres-villes, les champions admis aux jeux courent de plus en plus vite, amassant un pécule dont ils ne profitent pas faute de temps. Pas un exclu qui n'envie la griserie de la vitesse ; pas un coureur qui ne se plaigne de la cadence infernale. Mais les uns comme les autres s’entendent sur ceci : qu’il n’y a, pour régler leurs différends avec le temps, qu’une solution : aller plus vite.

Or, aller plus vite, ce n’est qu’affaire de bonne « gestion » du temps, tous les spécialistes vous le diront. Cours éclairs, séminaires accélérés, livres en gros caractères avec passages clés surlignés en jaune, agendas papier ou électroniques et pour les pros, le Palm Vx, gros, comme un paquet de cigarettes, avec ses 8 mégabytes de mémoire qui vous retiennent 10,000 adresses, 3,000 rendez-vous et 400 courriels : toute une industrie vit de la promesse d’efficience et de productivité accrue du temps.

Leur secret : d’abord et avant tout, l’organisation. Combiner les tâches ; faire double ou triple-emploi partout où l’on peut ; morceler les tâches, en déléguer les parties répétitives, en rediriger vers les spécialistes compétents les parcelles qui demandent une attention experte. S’alimenter - quand il s’agit de décider- d’abrégés, de sommaires, de résumés, de statistiques et de narratifs coulés dans le moule de catégories obligées : le jugement s’exerce plus sûrement sur pièces simples. Gérer, c’est jongler : tout est dans l’art de ne consacrer à l’objet que l’attention nécessaire pour le remettre en circulation.

Une fois organisé, éviter que les événements (ou les autres) ne vous désorganisent. Pourchasser jusque dans leurs derniers retranchements les causes de pertes de temps. Contacts personnels et conversations trop longues ? Servez-vous de la messagerie téléphonique et du courriel. Évitez les questions ouvertes qui appellent des réponses élaborées. Prononcez « ça va ? » comme une affirmation catégorique. S’il faut vraiment voir les gens, que ce soit pour le déjeuner, pour le golf. Lecture rapide le jour, cours comprimés sur cassettes pour le voiturage, apprentissage en trois semaines d’une langue étrangère pendant le sommeil : chaque instant doit être mis à profit. Les rois, à une époque, recevaient pendant leur lever... ou sur la chaise...

Mais tous les coureurs le savent : tôt ou tard, on frappe un mur, on atteint les limites de sa propre constitution. Qu’à cela ne tienne : avec un bon entraînement, on repousse encore ces limites.  Le stress aussi se « gère » : relaxation, méditation transcendantale, connaissance et exploitation de ses biorythmes. Ajoutez à cela les techniques d’augmentation de la mémoire, l’alimentation énergétique {powerfoods) qui accroît la résistance et la concentration, les boissons à surconcentration de caféine.

    Ceux qui ont compris la leçon poursuivent d’eux-mêmes ; on sait que c’est dans ces milieux que font le plus de ravage certains produits illicites, dont la poudre blanche qui permet de continuer longtemps après que les batteries des autres aient été épuisées, cette poudre qui est aux professionnels pressés ce que les stéroïdes sont aux athlètes. On se détruit, au besoin, pour quelques heures de plus, pour quelques secondes de moins.

    Et s’il s’agissait d’un mauvais calcul ? S’il était vrai que les distances à parcourir augmentent avec la vitesse ? Si la compétition bénéficiait des mêmes observations, s’il n’y avait plus dans l’accélération d’avantage comparatif ? Si boulimie et gastronomie n’étaient pas synonymes ? La digestion prend son temps et le plaisir de la gastronomie tient peut-être davantage à l’appétit qu’à la préparation du plat. Le boulimique qui mange sans faim est comme la folle colombe de Kant, qui croyait voler plus vite et plus haut sans la résistance de l’air.

Or, tant les coureurs que les désœuvrés s’entendent pour qualifier de temps mort les temps d’arrêt, les moments d’attente, les heures creuses ou rien ne semble se passer - ce temps des faibles, des subalternes, de ceux qui ne comptent pas.

Le temps vivant, ce serait le temps occupé, qui court, qui sert : le temps vitesse; le temps qui accélère, le temps qui grise. Les temps forts, pour forts seulement. S’ils se trompaient tous deux ? Si le temps vivant était ce temps au ralenti : qui s’arrête presque quand on prend le temps de vivre, un adagio baroque, doux et lent, comme un vent de soir d’été ?

Le temps qui meurt, ce serait alors le temps comprimé, à bout de souffle, celui du coureur épuisé qui s’écroule sous la surcharge, l'allegro appassionato dont les motifs fugués se croisent et se recoupent à une vitesse folle et qui se termine sans avertissement par une quinte de notes piquées déboulant dans le vide, et un long silence que la partition indique par une pause écrasée par un point d’orgue.

Dans Faster, un livre écrit rapidement, qui traite de la question des méfaits de notre engouement pour la vitesse, en 37 courts chapitres faits pour être parcourus - le mot le dit - à la course, l’auteur, Gleick, s’amuse de l’étonnement des musiciens contemporains confrontés à cette pause que les compositeurs anciens aimaient chapeauter d’un point d’orgue : comment, et surtout pourquoi étirer un temps d’arrêt ?

Mes références peuvent sembler fantaisistes, mais musique et temps forment un couple indissoluble. Mesures et métrique, battue et pulsations, rythme et mouvement, accentuations et phrasé : on trouve dans la musique un vocabulaire précis du temps qui laisse présager la possibilité de réconcilier métronome, sensibilité, calcul du temps et temps de vivre, alternance de temps forts et de temps morts, temps lents et de temps vivre, tout cela dans le souci de la mesure.

Pour une hygiène du temps

Mesure, santé, équilibre : peut-on imaginer ce que serait une hygiène du temps ? Comme pour la santé physique, il s’agirait sans doute de trouver les limites qui tiennent à notre nature et de maintenir un équilibre juste entre les contraires : ennui et stress, hypo et hyper stimulation, catatonie et hyperactivité, lenteur et vitesse, temps prisonnier du passé et temps tout en élan, tourné vers le futur. Et, d’autre part, se prémunir contre les agents pathogènes du temps - distractions, faux besoins, pressions inutiles, faux raccourcis.

Mais par où commencer ? II existe une physiologie du temps. Comme si en s’imprégnant de l’eau de la mer pour créer son milieu salin de vie interne, la cellule animale avait conservé le rythme des marées : pas la moindre fonction biologique qui ne soit réglée par de complexes horloges internes - horloges chimiques, pulsations musculaires, rythmes circadiens, hebdomadaires, mensuels : temps de digestion, de cicatrisation, de gestation, qu’on ne saurait accélérer ; périodicité des stades du sommeil, de l’éveil et de l’attention ; étapes de la croissance physique et du développement des facultés mentales. On a observé comment l’écoute d’adagios baroques provoquait une augmentation des ondes alpha, confirmant une intuition de Platon : nous vibrons tout entier aux mêmes rythmes que la musique.

On pourrait aussi parler d’une psychologie du temps : mémoire et perception de la durée à travers les états de conscience, alchimie mystérieuse de la créativité qui trouve dans l’attente les solutions aux problèmes qui échappent à l’effort conscient, interprétation du présent à travers le passé, coloration émotionnelle du temps, saisons de l’âme, temps de deuil, temps de ressourcement...

Une sociologie du temps aussi dans l’organisation et les rythmes des sociétés et des cultures qui fonctionnent avec la précision d’une danse : savoir quand entrer, quand sortir, quand courir quand marcher, quand parler, quand se taire : Geertz aimait rappeler ce mot de Wittgenstein disant que la difficulté, lorsqu’on est confronté à une autre culture, n’est pas tant de trouver les mots pour dire les choses que de savoir se tenir !

Mais le temps manque : passons au plus pressé. Jusqu’à récemment, il semble que le temps social se soit ajusté, faute de choix peut-être, à notre nature lente et capricieuse; tout comme nos habitations et nos villes s’ajustaient aux caprices topographiques de l’espace. Le contrôle des éléments physiques a permis de transformer - ruisseaux asséchés, escarpements rasés - le surfaces abruptes et erratiques de l‘espace physique pour obtenir des plans plats, uniformes, au niveau, sans arbres et sans obstacles sur lesquels construire, comme sur une table à dessin, des routes droites, des édifices économétriques et des villes quadrillées. De la même manière, on a voulu domestiquer les caprices du temps. On en a fait un temps neutre, objectif, divisible en unités uniformes, la matrice vide et filiforme imposée à tous, qui permet une organisation personnelle et collective aussi abstraite, aussi précise que celle du mécanisme d’une montre. Paradoxalement, nous sommes devenus esclaves du temps que nous avons mis à notre heure ! Par quelles étapes le temps est-il devenu source de misères, lent et surabondant pour les uns, précipité et raréfié pour les autres ?

Le temps à travers le temps

Première manière.  Partir de ce que rien de ce qui est vrai, réel, ne change; vérités éternelles, atomes indestructibles de matière, traversant sans changement le passé, le présent et l’avenir. Seules changent les apparences, les aspects accidentels et particuliers du réel. Et encore ce changement se réalise-t-il par des cycles inchangés eux, de naissance, d’épanouissement, de mort et de renaissance. Le présent n’a de sens qu’en rapport avec un idéal, un absolu intemporel. Cet absolu, le ciel étoilé avec ses lents mouvements réguliers qui toujours recommencent, en fournit le plus ancien modèle-et la première mesure du mouvement comme de la stabilité du temps. C’est le temps de Parménide, où reste suspendue la flèche ailée de Zénon qui n’atteindra jamais le but puisqu’elle doit, avant d’arriver, toujours parcourir la moitié de ce qui lui reste à courir et que toute distance peut toujours être divisée deux. Temps arrêté par la pensée. Silences et points d’orgue : une musique peut-elle faire autre chose que se détacher d’un fond de silence pour y retourner ensuite ? Il lui faut peut-être cette trame immobile, ce temps pulsé, bruit de fond de l’univers.

Deuxième manière : le temps comme fleuve mis en mouvement. Le changement est partout, inévitable, universel. Le temps d’Héraclite. Puisque rien n’est fixe, il faut pour résister au pouvoir destructeur du temps, le ralentir en se rattachant au passé. Ainsi seulement la société, la culture et les personnes peuvent préserver leurs formes, leurs identités, la conception des sociétés traditionnelles, pour lesquelles lois anciennes et sagesse des ancêtres suffisent et l’innovation est objet de méfiance. Le changement, ici, est comme le mouvement des saisons : succession prévisible régulière de temps dont chacun a sa qualité, son rythme, ses obligations. La sagesse consiste en la science du moment précoce, le kairos, la conscience des limites du temps, la perception des résonnances en profondeur entre le présent et l’héritage du passé. La musique ancienne jusqu’à la fin du baroque, de même que les musiques traditionnelles du monde entier, incarnent ce temps où tout est en développement et en retours. La forme de la fugue en est l’achèvement : au lieu d’une seule mélodie, un canon où se superposent en contrepoint les versions décalées de la même mélodie comme aux âges de la vie se superposent les rôles successifs qu’on remplit tour à tour : nourrisson, apprenti, parent, maître, aïeul.

Contre ces deux conceptions antiques du temps s’est définie une troisième conception issue de l’Église qui avait cherché à réconcilier le temps arrêté, éternel, qu’elle situait au ciel, et le temps fini, l’érosion inexorable, à qui elle abandonnait la terre. Au temps terrestre étaient prescrits un commencement et une fin, et, entre eux, le cheminement vers un accomplissement qui est sa raison d’être.

La modernité ampute ce temps de sa dimension religieuse, mais en préserve l’idée de cheminement. Le paradis, qu’on avait situé dans l’au-delà et après la mort, est relocalisé, de manière plus accessible, sur terre, et dans l’avenir. Le grand horloger disparaît, hypothèse superfétatoire, mais, du temps hors-temps, on conserve l’horloge : la mesure objective et neutre du temps, appuyée sur le calcul et les chiffres. L’idée de science et de progrès et avec elle, celle de la nature capable de remédier aux maux humains, font leur apparition. Au temps cyclique, fermé au nouveau, adossé au passé, la modernité oppose le temps linéaire, ouvert, créateur, qui tourne le dos au passé pour mieux voir l’avenir. Le changement devient un devoir : il faut améliorer, inventer, émanciper, refuser les contraintes. Parmi ces contraintes, celles de la nature hostile, qu’il s’agit de dominer, de mettre à son service par le savoir et la technique. Temps taillé à notre mesure, allongé par-ci, raccourci par-là : raccourcir les temps d’attente, prolonger la vie, ralentir le vieillissement, accélérer les déplacements...

La musique qu’on dira romantique apparaît à ce moment, brisant toutes les règles anciennes de l’art, faisant éclater les formes et les canons, toute tournée vers le futur et l’innovation, tantôt toute intérieure, tantôt toute extérieure, à la recherche non plus d’équilibre mais d’élan.

Ces trois manières de voir le temps sont, bien sûr, de tous les temps. La santé, la mesure, consistent sans doute dans l’équilibre entre elles, dans la capacité de loger chacune à sa juste place compte tenu de notre propre nature et de ses exigences.  Chaque société s’organise autour de ses contraintes et finit par combiner à sa manière ces différents temps privilégiant parfois l’un par rapport aux autres. Temps figé des sociétés traditionnelles sclérosées, temps arrêté, fixé par des rites réglés selon le soleil dans les monastères, temps cyclique, sans heure et horaires, des sociétés nomades de chasseurs-cueilleurs dont certains anthropologues font les premières sociétés des loisirs.

Qu’en est-il du monde contemporain ? La conception contemporaine du temps, et les technologies de mesure qui lui correspondent, s’inspirent de la conception du temps moderne, celui de l’innovation. Cette manière de concevoir le temps a rendu possible la coordination précise d’activités complexes et la division infinitésimale de tâches répétitives. Tout le pouvoir de l’industrialisation repose sur cette coordination serrée des échanges entre matière, informations et personnes. Le train qui arrive en gare à l’heure est moins le résultat que la condition d’un certain type de civilisation, qui peut désormais faire l’économie des temps subjectifs, des temps locaux.

C’est de ce succès qu’est survenu le passage, passé presque inaperçu, du moderne au contemporain : la science, le progrès, la vitesse, qui devaient servir la vie, deviennent des fins en soi. Pour que ce train soit à l’heure, trois cents montres ont été remontées, trois cents maisonnées réveillées avant le soleil et trois millions de vies réglées au même rythme en amont et en aval, depuis les mines de fer jusqu’aux échoppes de la gare. La modernité visait à tailler le temps et la nature à notre mesure ; le monde contemporain, grisé par ses prouesses, prétend désormais tailler l’univers à la démesure de ses rêves.

Mais ces rêves ne sont pas pour tous. Il fut un temps où le maître se prélassait, choyé, et où l’esclave s’échinait pour moins que rien. La modernité a voulu que tous soient maîtres, mais ses moyens ont été détournés vers d’autres fins.  L’organisation rationnelle des sociétés s’est faite en pillant et en mettant au rancart les trois quarts du globe, dont des continents entiers. Ironique retour : aujourd’hui les forts, plus choyés que rois d’antan, courent et s’échinent, pendant que les autres sont au chômage, les poches vides.

C’est que les forts ont été eux-mêmes embrigadés par l’impératif fou de la productivité accrue, soumis à l’idéologie darwiniste de la compétitivité à tout prix. Seul compte ce qui est quantitatif, chiffrable, formel, mesurable. Vous avez peut-être entendu le dimanche soir à Radio Canada certaines musiques qui sont toutes de forme et d’idées - ou du moins, apparaissent telles à première écoute - bruitages aléatoires et incompréhensibles mais d’une complexité et d’une précision inouïe, qui sont la contrepartie musicale de cette fascination pour le formel et cette indifférence à l’humain. Et cette autre musique qui semble son parfait contraire, toute en émotion nue, sans forme et sans idées, pulsation sauvage de colère et de défiance ou mélopées sucrées, dégoulinades de bons sentiments. Ce qui caractérise les musiques de notre époque est peut-être moins ce qu’elles ont en commun : la fascination pour la nouveauté, la rapidité des modes, le souci des rythmes compliqués et endiablés que le divorce complet et total entre musique naïve et savante.

La vitesse est devenue une fin en soi, le dépassement, un impératif indiscuté. Des moyens de communication et de déplacement de plus en plus rapides abolissent les distances. Des technologies nouvelles accélèrent la cadence des opérations, désormais trop rapides pour les sens humains - un seul ordinateur réussit en quelques secondes à réaliser ce qu’une vie entière ne suffirait à accomplir. La vitesse est telle que la quantité semble se transformer en qualité : on attend le jour où l’ordinateur, qui a déjà battu l’homme aux échecs, pensera pour lui, s’autoprogrammera, prendra la planète en charge et qui sait, nous remplacera peut-être. Le temps n’a plus besoin de nous : il s’est désincarné.

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