L’éveil des cégeps français

L'Agora

Pour éviter que la création des cégeps n'apparaissse comme un acte manqué dans l'histoire du Québec

Depuis plus de vingt ans, les cégeps français au Québec languissent de torpeur, envisageant leur avenir avec une certaine résignation ; pressés d’imaginer des formules crûment mercantiles pour enrayer leur déclin, ou du moins, sortir de leur surplace apparent, ils font en silence ces constats : inscriptions en baisse dans des programmes, déclin de la qualité des étudiants admis, précarité et rareté des embauches, disparités criantes entre cégeps des régions et ceux des grands centres. Mais une omertà a longtemps empêché que l’on dise tout haut les raisons de ce marasme paralysant. La cause est aussi visible qu’un mammouth dans un magasin de porcelaine : la concurrence déloyale, financée à même les fonds publics, que leur font les cégeps anglais, où se rue depuis plusieurs années, à Montréal, à Québec, à Gatineau, la jeunesse québécoise, toutes langues maternelles confondues. Cette ruée est telle que des cégeps anglais desservent en majorité des étudiants scolarisés d’abord en français aux cycles primaire et secondaire et que même plusieurs étudiants issus de la communauté historique anglaise en sont exclus, faute d’avoir les notes suffisantes. Dawson, sis au centre-ville de Montréal, a ainsi remporté la course au gigantisme; premier des cégeps au Québec, il dépasse deux fois la taille que le rapport Parent avait prévue pour l’institution collégiale (entre 1500 et 5000 étudiants). 

Or, ce système fonctionne tel un marché aux étudiants que l’État provincial du Québec orchestre sans se soucier du sort de la langue française ni du sérieux des modèles que ses fonctionnaires construisent pour prédire les effectifs dans l’ordre collégial; en outre, ce marché permet aux cégeps anglais, forts de leur popularité, de prélever les meilleurs et de refouler les refusés vers les cégeps français, devenus des maisons de consolation, de second tour. Ce système bizarroïde, unique au monde, où un État subventionne à plein un système d’enseignement supérieur parallèle dans une langue autre que la langue nationale, entraîne aussi que faute de débouchés, de nombreux diplômés d’universités françaises, maîtres et docteurs, doivent gagner désormais leur vie en anglais, du matin jusqu`à tard le soir (correction des copies oblige) dans les cégeps anglais du Québec. C’est à la fois la jeunesse, le corps enseignant et le personnel de soutien que l’État du Québec laisse s’angliciser, en se défaussant sur un libre choix artificiel qui réduit la perpétuation de la langue nationale à une affaire de consommation personnelle, abandonnée à l’inclination de jeunes encore adolescents (16-17 ans). Ainsi, des professeurs formés en français enseignent in english à des plus jeunes scolarisés en français! Le Québec n’est-il pas le champion mondial du cirque? De plus, ce système contribue à entériner l’idée que les cégeps anglais vivent dans leur bulle propre, hors du Québec, sans même devoir suivre un régime d’études commun avec le reste du Québec (par exemple, les cours de philosophie y sont remplacés par de vagues « humanities »).

Et pour comble d’absurdité, dans ce beau système, au regard de la loi québécoise, il n’existe pas de cégeps français; tous pourraient même décider d’enseigner en anglais ou en mandarin à 49,9 % de leurs élèves ou multiplier les formations bilingues. Ajoutez à cela le commerce des étudiants étrangers venus du Commonwealth que recrutent certains cégeps français par d’alléchants programmes en anglais tarifés. Bref, c’est le chaos linguistique dans le monde collégial, qui a pourtant reçu la bénédiction de la Fédération des cégeps, organisme soi-disant patronal qui a collecté plus de 50 millions de contributions versées par les cégeps du Québec entre 2010 et 2020 et qui n’a eu pourtant de cesse de louer les beautés de cette concurrence prédatrice sans égard à la misère des cégeps français qu’elle occasionne. André Campana, ancien directeur fondateur du cégep Gérald-Godin, a du reste servi une réplique cinglante au directeur-général de cette Fédération.

C’est dans ce contexte que des professeurs de l’ordre collégial ont pris la parole pour dénoncer la décision du gouvernement Legault de financer l’agrandissement du cégep Dawson, estimé à 100 millions $. Un mouvement est né, le Regroupement pour le cégep français, dont voici la page Facebook, qui compte plus de 700 membres. https://www.facebook.com/groups/411915166708789/. Plusieurs syndicats de professeurs ont voté des résolutions pour exiger du gouvernement qu’il sursoie au projet d’agrandissement de Dawson et renforce les cégeps français, quitte, s’il le faut, à appliquer la loi 101 aux cégeps, ainsi que l’ont voté les professeurs du collège de La Pocatière. Des lettres ouvertes ont été publiées dans les médias, dont celle signée par plus de 200 professeurs du cégep de Sainte-Foy. Est-ce le signe d’un éveil, voire d’un renouveau ?

 

 

 

 

 

 

 




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