Après la chrétienté

Philippe Lorange

 « Si Dieu est mort, alors tout est permis » prédisait l’un des personnages des œuvres de Dostoïevski. Est-ce bien le cas? La réalité de nos sociétés sécularisées nous démontre que l’écrivain russe a fait ici fausse route. Certes, nous basculons dans un autre monde, mais celui-ci n’est ni nihiliste ni décadent : il est un « palimpseste », une nouveauté calquée de l’ancien monde. Dans son tout nouvel essai, La Fin de la chrétienté, Chantal Delsol s’efforce de dégager la signification de ce bouleversement civilisationnel.

« La nature d’une civilisation, c’est ce qui s’agrège autour d’une religion » disait André Malraux dans les années 1950. Inquiet devant le déclin irréversible du christianisme en terre de France et plus largement en Occident, il concluait : « notre civilisation est incapable de construire un temple ou un tombeau. Elle sera contrainte de trouver sa valeur fondamentale, ou elle se décomposera. »

Nous voilà aujourd’hui, plusieurs décennies plus tard, dans des sociétés où la pratique du christianisme se marginalise, au point où les églises sont appelées à la démolition pour faire place à des projets « plus rentables ». La prière semble appartenir à une culture étrangère tout comme les rites liturgiques. Les jeunes ne connaissent pas les passages célèbres ni la vie des personnages bibliques. Face à l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris, en 2019, plusieurs en appelaient à détourner les fonds destinés à la restauration de l’édifice vers des causes écologiques. Devons-nous donc déclarer forfait? Entrons-nous dans une période de décadence où les valeurs et la morale s’effondrent? Non, répond la philosophe Chantal Delsol, dans La fin de la chrétienté, paru l’automne dernier. Poursuivant sa méditation des vingt dernières années sur l’esprit qui anime la modernité tardive, elle est sans illusions : le combat pour la sauvegarde de la chrétienté a échoué. La chrétienté, c’est le christianisme fait civilisation, telle qu’elle s’est incarnée un peu partout en Occident pendant seize siècles. En 2011, Delsol observait déjà que depuis la Renaissance, notre civilisation renonçait progressivement[1] à la tradition chrétienne, ce qu’elle avait appelé « l’âge du renoncement ». Dans cet ouvrage incontournable, elle soulignait un certain nombre de conséquences relatives à notre conception du temps, de l’humanisme, de la démocratie, de la vérité et des mythes. Avec une pointe d’optimisme, elle notait tout de même que la morale chrétienne réussissait à garder une part de son emprise, par la simple habitude des Occidentaux, qui transmettent des leçons chrétiennes à leur progéniture sans toujours s’en rendre compte.

Mais la simple habitude ne suffit pas, la morale traditionnelle s’effritant avec le temps au profit de nouvelles visions qui gagnent en popularité. C’est ce constat qui mènera Delsol à dire que nous sombrons dans une inversion normative, c’est-à-dire un changement complet des normes morales qui nous transcendent collectivement, au même titre que l’ont vécu les païens d’autrefois face à la montée du christianisme. Elle note :

L’inversion normative avance lentement, mais d’un pas inexorable, vers sa réalisation totale et définitive – la croyance qui fondait les principes ayant disparu, il n’y a aucune raison de conserver les vestiges des anciennes mœurs. Ce que manifeste l’expression « lois sociétales » : le processus de remplacement des paradigmes, qui devra aller jusqu’à une adéquation totale entre les mœurs et les nouvelles croyances. (p. 75)

Comble du hasard, après avoir lu ce livre, je me rendais à un événement dans une librairie à Montréal où un lecteur curieux, ignorant tout du livre et de l’auteur,  me faisait exactement la même remarque. Féru d’histoire, il voyait naturellement un parallèle entre le basculement du paganisme vers la chrétienté et ce que nous vivons à l’heure actuelle. Dans ce cas, que se passe-t-il, lorsqu’une civilisation connaît une telle transformation?

Delsol pense que la chrétienté est à l’agonie, car comme toute civilisation, elle meurt lentement, en tentant vainement de retrouver sa vigueur par des soubresauts (le personnalisme), des crispations (Maurras, le traditionalisme) ou encore par des excès de grandeur (le fascisme). Delsol constate : « La Chrétienté se bat depuis deux siècles pour ne pas mourir, et en cela consiste cette agonie émouvante et héroïque[2]. » Mais son combat a assez duré et ne saurait s’éterniser. Comme le paganisme préchrétien, la chrétienté est appelée à laisser place à un nouvel ordre des choses, qui, comme le prédit l’auteur, s’inspirera de la chrétienté elle-même. L’avènement d’une nouvelle civilisation, note-t-elle, ne signifie jamais la mort définitive de celle qui précède. Au contraire, les messagers du nouvel ordre s’inspirent toujours de la croyance précédente, les civilisations s’écrivent sur des palimpsestes : le nouveau texte s’écrit sur la même page que le monde déchu, laissant les traces des anciens mots. Nous ne sombrons donc pas dans une décadence complète de notre civilisation comme veulent nous le faire croire les tempéraments crépusculaires :

Les chrétiens voient dans cette chute la mort des valeurs intrinsèques, sans lesquelles il n’y aurait simplement pas de civilisation du tout – ce provincialisme de la pensée, qui consiste à se croire le seul vecteur de civilisation, aura pour principale conséquence de les décrédibiliser. (p.22)

Le lecteur non averti croit peut-être déjà voir clair dans le jeu de l’aeteur : voilà une autre athée qui annonce le triomphe de la Raison sur l’obscurantisme religieux! Elle est plutôt une chrétienne qui a simplement le courage de faire un constat lucide, à la manière d’un Tocqueville nostalgique, marchant sur les ruines de l’ancien monde, observant la montée en force de la démocratie. Sagesse de l’œil conservateur : il apprend à départager ce qui est réalisable de ce qui relève de l’utopie, et accepte l’avènement d’un monde dans lequel il ne se reconnaît plus[3]. Dans un article mémorable, Mathieu Bock-Côté citait les dernières lignes des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand :

On dirait que l’ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d’une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu’à m’asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l’éternité.

Ces méditations à la fois magnifiques et tragiques n’empêchent pas pour autant Chantal Delsol de continuer sa réflexion et ses mises en garde sur les dangers des mutations de la civilisation contemporaine. Elle constate par exemple que la chute du dogme chrétien ne signifie pas la fin de la morale, mais exactement le contraire : « L’expérience de chaque jour nous confirme que la morale n’a pas disparu avec la chute de la Chrétienté, et même que la morale envahit tout – cela est une autre histoire. » (p.35) La naïveté contemporaine veut croire que la chute du dogme signifie le règne de la liberté absolue, alors que le désir de contraindre ne désertera jamais le cœur de l’homme. L’Église avait comme vertu d’instituer la morale et de la codifier, de telle sorte que les excès s’en trouvaient limités par une autorité établie : la morale « est désormais seule au monde (…) La modernité tardive reprend l’Évangile et même au sens littéral, mais en le débarrassant de toute transcendance[4]. » Au détour des pages, Delsol observe aussi que le mouvement écologique contemporain constitue une nouvelle croyance, en faisant des observations similaires à celles déjà faites quelques années plus tôt[5] dans Les Pierres d’angle.

 (...) Mais surtout, et c’est là le signe patent d’une croyance vigoureuse et certainement pas d’une science rationnelle : la passion pour la nature fait accepter tout ce qui était récusé par l’individualisme tout-puissant – la responsabilité personnelle, la dette imposée envers les descendants, les devoirs envers la communauté. C’est donc au nom de cette religion immanente et païenne, que nous réintégrons toutes les dimensions indispensables de l’existence, qui auparavant étaient prises en compte et cultivées par le christianisme. (p.104)

L’écologisme pourrait ainsi être une porte de salut pour la sensibilité conservatrice, qui trouverait là un « palimpseste » fidèle à certains principes fondamentaux de la chrétienté. Mais comme le note Delsol, les mouvements conservateurs ne doivent pas s’attendre à gagner sur toute la ligne, encore moins à vaincre l’esprit de l’époque à long terme. En commentant le combat, en France, de la Manif pour tous (opposée à la procréation médicalement assistée (PMA) et à la gestation par autrui (GPA), notamment), l’auteur note que leurs luttes « n’aboutissent à rien et d’ailleurs n’ont aucune chance d’aboutir » car « la croyance et l’adhésion aux principes, précède l’acceptation des lois[6] ». Or, la foi chrétienne étant en déclin, les conséquences logiques de cette croyance ne peuvent s’appliquer à la société contemporaine, qui croit progressivement à d’autres conceptions normatives. C’est pourquoi, en dernière partie de ce livre, Chantal Delsol médite sur la condition chrétienne après la chute de la chrétienté. Que peuvent les chrétiens? Se soumettre entièrement au nouveau monde, ou encore le rejeter totalement? En parlant du sort de l’Église, la philosophe affirme qu’elle

(…) pourrait devenir, comme le dit W. Cavanaugh à la suite du pape, un hôpital de campagne : un campement sans confort, qui soigne les blessures de la vie dans la permanente précarité. Mais surtout : loin de vouloir conquérir le monde, dorénavant, comme les juifs, nous allons nous préoccuper de vivre et de survivre – et ce sera déjà bien assez. (p.156)

Démissionnaire, donc? Il vient peut-être des moments où il n’est tout simplement plus possible de défendre une cause. Lucidité serait probablement le mot plus juste pour caractériser l’esprit de l’ensemble de l’ouvrage, dernier témoignage pénétrant d’un monde qui se replie dans ses derniers retranchements. La Fin de la chrétienté est un livre qu’il faut lire, commenter, et dont il faut débattre pour savoir ce qui provoque les mutations profondes de la société contemporaine.

 

Philippe Lorange

Étudiant à la maîtrise en sociologie (UQÀM)

 


[1] Chantal Delsol, L’âge du renoncement, Cerf, collection La nuit surveillée : Paris, 2011, 304p.

[2] Chantal Delsol, La Fin de la chrétienté, Paris : Cerf, 2021, p. 9.

[3][3] Mathieu Bock-Côté, « Je ne me reconnais pas dans le monde qui vient », Le Journal de Montréal, 29 juillet 2021.

[4] Delsol, La Fin de la chrétienté, p. 127.

[5] Chantal Delsol, Les Pierres d’angle : À quoi tenons-nous?, Paris : Cerf, 2014, 264p.

[6] Delsol, La Fin de la chrétienté, p. 154.

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