Bauman Zygmunt

Vive le Québec…solide !

Jacques Dufresne

En marge des élections québécoises du 3 octobre 2022. Une invitation à faire de la liquéfaction et de la liquidation de la société un enjeu électoral. Article d'abord paru dans Le Devoir le 26 août 2022.

 

 Imaginons, sur je ne sais quel mémorable balcon de la nation, non pas un général français droit comme une tige d’acier, mais un vénérable savant, tremblant devant ce qu’il observait au début du présent siècle : la liquéfaction de la société. Ce savant, c’est le sociologue britanno-polonais Zygmunt  Bauman,(1925-2017), auteur de La vie liquide, livre déjà oublié, je le crains, puisqu’il a paru en 2006. Un extrait :.«La société  moderne liquide est celle où les conditions dans lesquelles ses membres agissent changent en moins de temps qu’il n’en faut aux modes d’action pour se figer en habitudes et routines»

Dans cette société, faire le bien c’est opérer un changement;  tout change à un rythme accéléré, à la manière des objets de consommation et dans leur sillage. Les souricières elles-mêmes s’inscrivent dans cette tendance : les plus récentes, en plastique, sont pré-appâtées et jetables. Ce marché capitaliste, où chaque piège en rend un autre nécessaire, donne le ton à la vie entière, une vie en miettes. Autres thèmes chers à Bauman : la liberté, l’amour, l’art, le travail liquides. Quelques mots clés : fugacité, déchet, précariat, identités multiples, homo eligens.

C’est l’image d’un torrent qui vient à l’esprit et non celle d’un lac aux eaux calmes. Narcisse peut se voir lui-même dans un tel miroir, dans le torrent, il cherche en vain son identité. Dans de nombreux pays, ce phénomène inquiétant nourrit la réflexion des conservateurs de droite et de gauche. Les partisans de la décroissance sont des conservateurs de gauche. Dans le Québec festivalier, le torrent ne semble susciter que de l’euphorie, c’est tout juste si on fait écho aux doléances des vacanciers en quête de moments et de lieux pour le lâcher-prise, nom que les psychologues ont donné à la vraie liberté, consistant à s’extirper du torrent pour se retirer dans une galerie déserte.

Tout indique que l’élection du début d’octobre sera le dernier festival de la saison 2022, que les questions sérieuses de la conservation et du ralentissement en seront exclues. Bauman mettant d’abord en cause le consumérisme et donc le libéralisme, on voit mal comment le parti libéral pourrait s’engager dans cette voie. Le parti de Gabriel Nadeau-Dubois a beau se dire solidaire, il est plus liquide que solide. Le parti d’Éric Duhaime est plus libertarien que conservateur et donc un liquéfiant de droite. Au milieu du torrent, le parti au pouvoir, la CAC, s’accroche à une saillie du rocher, la langue française, mais il finance à Québec des festivals où l’anglais a la vedette et l’on voit mal comment une langue isolée des conditions de sa vitalité peut demeurer longtemps un appui solide.

Un Québec solide

Reste le parti québécois. S’il avait le courage de sa souveraineté, il pourrait, réparant des erreurs passées, renforcer le solage de la nation.  Ce solage a été refait par la révolution tranquille, mais avec du béton liquide, désarmé, il faut le réarmer. Inutile de rêver. Les divers facteurs de liquéfaction, dont la nouvelle doxa issue des universités américaines  ont  gagné l’ensemble de l’Occident. Homo eligens ! Non pas celui qui est éligible, mais celui qui choisit. C’est ainsi que Bauman définit la liberté quand il la met en balance avec la sécurité, en rappelant l’obligation de viser l’équilibre entre les deux. Un excès de sécurité engendre le totalitarisme, un excès de liberté produit la société liquide…et bientôt évaporée. Nous sommes dans cet excès, guidés par le Canada. Et déjà aux États-Unis et ailleurs en Occident, le vent, vitesse oblige, tourne dans le sens contraire. Par quelle solidité souple le Québec pourra-t-il éviter les extrêmes?

Pour les individus comme pour les collectivités, la souveraineté consiste à résister aux vents dans quelque direction qu’ils soufflent. «Être dans le vent, philosophie de feuille morte. » (Thibon) Voici pour le parti québécois, qui doit renoncer au pouvoir dans l’immédiat, une belle occasion à saisir pour préparer lentement un avenir lointain mais solide. En vrac, quelques questions cruciales à poser et quelques débats de fond à lancer.

Enseignement supérieur
Duplessis avait refusé les subventions d’Ottawa aux universités québécoises. Aujourd’hui, elles en tirent gloire, aux conditions politiques et éthiques du liquéfiant pourvoyeur.

Culture
La plupart des éditeurs québécois vivent de subventions, majoritairement du fédéral, et donnent souvent l’impression de se soucier plus d’encaisser les chèques vitaux que de vendre leurs livres. N’est-ce pas là pour Ottawa un moyen élégant et somme toute peu coûteux d’obtenir des intellectuels un consentement à ses normes ?

Politique
Tout par l’État et donc tout pour l’État, sans appel à la vie intérieure des citoyens et de la société civile, n’est-ce pas une excellente méthode pour désapprendre à résister ?

Économie
Où en serions-nous sans Desjardins et les autres coopératives ? Et qui était Alphonse Desjardins ? Quelles étaient ses sources d’inspiration ?

Religion
La religion qui nous a faits, au-delà de ce que nous voulons bien admettre, a-t-elle démérité au point que nous la laissions dépérir sans nous souvenir de ses figures de proue, sans même conserver ses plus belles églises et ses cimetières ? « Parle tout bas, si c'est d'amour,   Au bord des tombes. » (P.J. Toulet, En Arles)

Nourritures

Les Québécois s’enthousiasment pour les marchés publics et donc pour la nourriture la plus vivante, comme pour les rapports humains les plus authentiques avec les paysans. La qualité l’emporte ici sur la quantité. Puisse ce souci du bien manger servir de modèle à la recherche des nourritures intellectuelles et spirituelles, et puissent les lieux de débat, les agoras, ressembler aux marchés publics.

 

 

Extrait

C’est l’image d’un torrent qui vient à l’esprit et non celle d’un lac aux eaux calmes.

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