Transmission

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Tradition

«Une tradition n'existe que pour être inconsciente et elle ne souffre pas d'être interrompue. Une insensible continuité est de son essence. "Reprendre, renouer avec la tradition" est une expression de simulation. [...] Aussitôt qu'une tradition se propose à l'esprit comme telle, elle n'est plus qu'une manière d'être ou d'agir qui se range parmi les autres, et qui est exposée à...

Enjeux

L'essayiste québécois Jean Larose dresse un constat sombre mais malheureusement justifié, de la rupture dans la transmission de la culture à notre époque :

«C'est un fait contre lequel aucun volontarisme culturel ne pourra rien que l'humanisme, cette tradition de lecture des textes de l'Antiquité que nous avons héritée de la Renaissance, est entré dans une crise, qui va maintenant bien au-delà de la crise, jusqu'à la perte irrémédiable. Ce mouvement ne va plus s'inverser.

Je lisais récemment l'article d'un spécialiste de la Renaissance, déplorant que ses étudiants soient absolument incapables, faute de maîtriser le latin de Cicéron et de Quintilien, de goûter, par rapport à la rigidité du latin scolastique, la fluidité ironique, métaphorique et dispersée de Marcile Ficin. Impossible en effet pour ces jeunes gens d'aujourd'hui, devant une écriture philosophique du 15e ou du 16e siècle, de reconnaître sa trame intertextuelle, tissée des motifs antiques qu'elle collectionne, reproduit, calque, reflète, adapte et modifie. Sans doute, cela est perdu. Mais cette incapacité de lire va maintenant jusqu'aux œuvres récentes. Proust pouvait encore parler «d'un beau style qui superpose des formes différentes et que fortifie une tradition cachée». Qui peut encore entendre sous le style de Proust les innombrables reprises et allusions à des œuvres qui faisaient partie du bagage ordinaire d'une personne cultivée au début du XXème siècle? Déjà Péguy se plaignait que l'éducation ne transmettait plus ce qu'il avait reçu dans sa jeunesse. Nous en sommes maintenant à plusieurs générations de déperdition successive. Nos étudiants sont les étudiants de maîtres qui ne peuvent que difficilement, quand ils s'y essaient encore, leur transmettre l'humanisme classique, parce qu'ils ont eux-mêmes eu comme maîtres des hommes qui ne l'avaient pas reçu. Nos étudiants, comme la plus grande partie de leurs professeurs, et je ne m'exclus pas de ce nombre, sont devenus incapables d'entendre les sources traditionnelles qui travaillent, pour prendre un exemple qui incarne la modernité, les poèmes de Rimbaud. Ils constatent bien une rupture par rapport à la poésie antérieure, mais ils ne sauraient en dresser le bilan: la rupture rimbaldienne semble avoir emporté le fond contre lequel – mais à l'intérieur duquel – elle s'est produite. Rimbaud avait été premier de sa classe en composition de vers latins. La culture littéraire d'un collégien de province comme lui ne peut aujourd'hui se comparer qu'à l'érudition rock'n'roll d'un «jeune» sensible dans un morceau à la fluidité métaphorique des motifs calqués, reflétés, adaptés d'autres pièces, devenues canoniques. Un siècle et quart après Rimbaud, Rimbaud ne serait plus possible. Toutes les lamentations, projets de retours à l'éducation classique ne changeront rien au fait que de plus en plus de textes anciens, d'ailleurs moins en moins vieux, de plus en plus récents, sont devenus des «statues aux yeux blancs» devant lesquelles nous défilons comme «un long cortège d'aveugles». Je dis nous, je ne dis pas eux. Nous ici, plus cultivés que la moyenne, même lorsque nous y sommes attachés et clamons (avec une énergie que nous réservions, il n'y a pas si longtemps, aux convictions politiques) notre attachement à l'humanisme classique, la vérité est que nous comprenons de moins en moins cet héritage, qu'il est en passe de devenir pour nous lettre morte.

Dans l'éducation générale, l'érosion va beaucoup plus loin, jusqu'à la géométrie par exemple. Gaëtan Daoust, pour critiquer le concept de «savoir utile», de savoir «répondant à un besoin», qui est tellement obnubilant chez les pédagogues actuels, rappelle que les Grecs ont inventé l'inutile géométrie, cette «structure logique parfaitement cohérente, régie par les seules nécessités théoriques de l'esprit, et qui allait devenir le modèle même de la pensée déductive et influencer plus que toute autre doctrine le développement de la raison occidentale. Au temps où les Hellènes y procédaient, les peuples voisins continuaient de développer des recettes pratiques d'arpentage ou de chercher d'utiles indications pour la conduite de la vie dans une astronomie purement empirique qui ne réussit jamais à se soustraire aux séductions astrologiques.»

Je connais justement un certain collège où l'on n'enseigne plus la géométrie, réputée trop abstraite, mais les solutions techniques particulières de problèmes techniques particuliers, de sorte que, confrontés à un problème imprévu, les étudiants sont incapables de le résoudre parce qu'ils ne peuvent le rapporter à une théorie générale. Daoust le dit bien: c'est le fondement de la pensée déductive et le modèle de la raison occidentale qui n'est plus transmis dès qu'on soumet l'idée d'éducation à celle d'utilité.»

Jean Larose, "Couper coller", 1999

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