Massenet Jules

12 mai 1842-13 août 1912
«Je n'en dirai pas autant de Jules Massenet, mélange singulier de puérilisme, de science, d'énervement sexuel et de comédie. On le voyait arriver la mine au vent, l'air inquiet, les cheveux plats, rejetés en arrière, les mains dans les poches de son veston. mâchonnant toujours quelque chose qui finissait en compliment excessif. Incapable d'observation, n'ayant pas le temps de faire un choix, il partait de ce principe que les humains aiment les douceurs et qu'il faut les gaver de sucre jusqu'à l’écœurement. Il n'y manquait point. Quand il avait félicité sur leurs mines et sur leurs travaux toutes les personnes présentes, il se jetait dans un fauteuil et contrefaisait le petit enfant qui a soif et veut du lolo, ou le chien-chien à sa mémère qui désirerait un gâteau sec. On lui versait le lait et le thé, on lui donnait le gâteau. Il marmottait en jetant des miettes et buvotait, riant, contant des fariboles inachevées, inachevables et toujours louangeant. Les vieilles dames musicophiles accouraient minaudières, empressées, montrant ces architectures dévastées ou branlantes que l'on appelle euphémiquement de beaux restes. Massenet les traitait comme si elles avaient eu vingt ans, les couvrait de fleurs et de couronnes. Néanmoins son œil agile, franchissant le cercle de ces portraits de famille, cherchait la jolie et la jeune pour de bon, modestement demeurée en arrière. Quand il l'avait trouvée, il bondissait vers elle, se jetait à quatre pattes, dansait la pyrrhique, bref se signalait par mille folies, à la stupeur amusée ou hérissée de celle qui devenait aussitôt son point de mire, sa Dulcinée. Le sincère de la chose était une sensualité inflammable d'oiseau-lyre ou de paon qui fait la roue. Ses yeux pâmés et frivoles criaient, imploraient: “Là, tout de suite!” Mais comme il y a des convenances mondaines et aussi des incompatibilités, comme les maris sont quelquefois là, comme l'existence est faite de traverses, il cherchait, vite résigné, une dérivation dans la musique et contait sa peine au piano. Là il était incomparable.

Ainsi était-il mieux qu'un virtuose. Ainsi a-t-il donné à sa musique cet accent d'un désir fulgurant et bref, souvent contrarié, qu'on prit pour de la sentimentalité et qui fait le charme durable de Manon. Mélange de Don Juan et de Leporello, toujours enfant gâté, parfois enfant gâteux, il était porteur d'une frénésie voluptueuse plus forte que ses simulations et que lui-même. En outre raconteur d'histoires fausses et de blagues, où il jouait bien entendu un rôle délicieux. Il avait imaginé tout un récit de fleurs apportées par lui du Midi à mon père, quelques heures avant sa mort, déposées sur la table de la salle à manger et au milieu desquelles aurait, selon lui, expiré Alphonse Daudet. Je dus démentir cette fable ridicule, que Massenet avait confiée à un millier de personnes et qui courait les journaux.

Ses cartes de visite, de dimensions insolites, larges et luisantes comme le bassin d'un barbier, portaient en gros caractères MONSIEUR MASSENET. Il détestait son prénom de Jules. Quand on lui envoyait un roman, il vous remerciait avec des hyperboles chinoises, vous assurait de sa vénération parfaite, de son admiration sans bornes. Il employait aussi la formule: J’ouvre votre livre tremblant de joie, et le classique: Pour vous lire, je n'ai pas fermé l’œil de la nuit.

Un jour qu'une de ses trop belles cantatrices, accompagnée de sa maman, vieille dame presque trop respectable, avait chanté une de ses œuvres, lui assis et se trémoussant au piano comme un chat en folie, je me trouvais dans l'antichambre au moment du départ. Massenet feignait de chercher son chapeau, et poussait, pour changer, des aboiements de petit chien. La nymphe en manteau rose, jeté sur les plus rondes épaules du monde, se retourna vers madame sa mère et gémit avec une intonation que je n'ai jamais oubliée: “Ce qu'il m'embête, mon Dieu, ce qu'il m'embête!” Prenant la plaisanterie au sérieux, elle lança au cher maître son petit sac, comme un os à un roquet, et il le baisait ainsi qu'une relique, toujours en agitant ses lèvres à la façon du bébé qui tète.

Il passait, quoique gagnant infiniment d'argent, pour un avare déterminé. Nul n'a jamais connu le goût ou la couleur de son pot-au-feu. Il faut croire d'ailleurs que sa confiance dans l'efficacité de la flatterie énorme et assénée était légitime, car il a laissé une réputation de charmeur et d'enjôleur. Je n'ai jamais pu démêler s'il était bête ou intelligent. Aucune des personnes par moi consultées là-dessus n'a pu me donner la moindre lueur. Mais quelle courbature que d'avoir ainsi joué le rôle de monsieur gosse jusque dans un âge avancé, que d'avoir distribué à la ronde tant de verres de guimauve et de coquelicot!»

Léon Daudet, Souvenirs et polémiques, Paris, Robert Laffont, collection «Bouquins», 1992, p. 28-29.

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