David Jacques-Louis

1748-1825
« Est-ce tout cette fois? Pas encore. Cette antiquité, dont le triomphe s'annonce maintenant irrésistible, une auréole nouvelle va la parer et pour ainsi dire la sacrer, de telle sorte qu'elle aura ses oracles, ses lévites et ses pontifes. Un dernier culte est né, celui de la Beauté. « L'esthétique », science nouvelle, épelée par Winckelmann, syllabe après syllabe, sur les marbres du Vatican, s'anime aux feux naissants du génie germanique. Une éloquence, une philosophie, une critique en sortent, presque aussitôt armées de pied en cap. Lessing fait chez l'artiste l'éducation du raisonnement; Mengs, dissertant le pinceau en main, élève le peintre à des considérations platoniciennes; Sulzer, théoricien de l'allégorie ancienne, renchérit sur son maître Winckelmann et voit du mythique ou du mystique un peu partout; un Italien enfin, Canova, proclame la découverte du style de Phidias et enseigne une sculpture conforme au vrai canon grec, jusqu'alors insoupçonné. Les têtes se montent; la contagion passe d'Italie en France. Nos artistes, déjà frémissants de passions démocratiques mal couvées, se jettent à leur tour tête baissée dans une passion nouvelle, l'enthousiasme. L'enthousiasme esthétique, soutenu d'une grande volonté, enivré de grandes phrases, qui vont dicter de grandes oeuvres, voilà où en est l'art à la veille de la Révolution. Il est temps pour un David de paraître. Au fait il a déjà paru : le Serment des Horaces est de 1784, et le Brutus rentrant dans ses foyers après avoir condamné ses fils (tableau commandé par Louis XVI comme le précédent) est de 1789.


David et la Révolution

Nature fruste, mais forte; vigoureux tempérament de peintre, qui ne savait pas tout de la peinture, mais possédait à fond le dessin, la composition, et une certaine mimique théâtrale d'un effet sûr; artiste d'un goût borné, praticien d'une conscience scrupuleuse, et même excessive; volonté indomptable, cœur froid et tête exaltée, ne trouvant jamais de sujets assez hauts pour satisfaire une hautaine ambition; esprit énergique, étroit, têtu, où l'idée ne pénétrait qu'avec peine, mais, une fois entrée, enfonçait toujours; caractère insatiable d'autorité; allure de chef, épris d'affirmation, ivre d'action, auquel il fallait toujours un ennemi qu'il pût charger de toute sa vigueur; peintre-né du héros, et si simpliste, - ou si artiste, qui sait? - dans sa conception de l'héroïsme, qu'il aligna dans la même perspective Brutus, Marat, Bonaparte et Léonidas, peignant comme le taureau fonce devant lui, sans s'apercevoir d'une substitution de personnes, tête baissée : tel fut Louis David, non pas le plus grand peintre, ni surtout l'artiste le plus complet, mais l'esprit le plus dominateur, l'autorité la plus despotique de l'école française, le promoteur d'une réforme salutaire peut-être en son principe, néfaste par son développement et ses longues conséquences; tel fut l'ex-académicien qui renversa d'un coup d'épaule la « bastille académique » pour la réincarner, autrement intolérante, en sa personne, et pour régner sur l'art à la façon de ses héros, en Robespierre, en Napoléon.

En lui, en ce petit-neveu de Boucher, qui est en même temps le filleul de Sedaine, toutes les forces latentes de l'art nouveau se condensent, puis éclatent. Né en 1748, il a d'abord travaillé sous Boucher, puis aux côtés de Fragonard, très « ancien régime » l'un et l'autre. Mais il ne respire pas impunément l'air de son temps; Rome l'entête, et, quand il part enfin pour Rome en 1775, c'est en compagnie du nouveau directeur de l'École, de son maître Vien, l'ancien disciple de Caylus. Il passe cinq années à Rome, travaillant comme lui seul savait travailler. Il en rapporte un Bélisaire, oeuvre médiocrement davidienne encore, et pourtant assez significative de l'esthétique nouvelle pour que la foule le porte en triomphe devant son tableau. Tel est déjà le public, telles ses passions en 1780. Avec les toiles républicaines qui suivirent, les Horaces, le Brutus, David jetait dans la foule l'étincelle galvanique. C'était désormais entre elle et lui un courant électrique continu. Le Serment des Horaces, d'une crudité si romaine, se trouvant suspendu au-dessus du Marie-Antoinette et ses enfants de Mme Vigée-Lebrun (antithèse dangereuse et maladroite), faisait huer la reine par les spectateurs au Salon de 1785. La Mort de Socrate, le Brutus, ne produisaient pas une sensation moindre parmi les artistes. On crut retrouver la pensée de Poussin et son style avec une exactitude d'archéologie, une sobriété, que le Poussin n'avait pas. A peiné s'avisa-t-on que les figures féminines de David, et même les autres, dans l'Andromaque pleurant Hector, dans le Pâris et Hélène, étaient d'une afféterie de pose, d'un léché et d'un précieux de couleur aussi éloignés du grand style que la facture noble des académiciens contre laquelle David s'insurgeait. Le mot d'antique aveugla tout le monde. La fameuse conception du « beau idéal », partout prôné, autorisa ce mariage hétéroclite du fond dramatique avec une forme vernissée, qui fait songer à une pensée de Lucain revêtue des couleurs de la porcelaine. Dès lors David faisait école, et non pas seulement dans son art. C'est à foison que le catalogue du Salon de 1789 compte les sujets antiques et en peinture et en sculpture : Mort de Sénèque; Darès et Entellus; Ulysse et Pénélope; Mort d'Agis; Mort d'Antoine; etc. Jusqu'à Carle Vernet (celui-là devait se corriger) qui expose un Triomphe de Paul-Émile, de quatorze pieds de large sur cinq pieds de haut! Le théâtre, se piquant d'émulation, réforme aussitôt ses costumes; Talma paraît en scène sans poudre, drapé dans la toge, jambes et bras nus. Les amateurs copient les meubles, les escabeaux antiques qui emplissent l'atelier du peintre des Horaces. On connaît l'histoire du souper pseudo-antique qui fut servi un soir par Mm Vigée-Lebrun à ses invités, et que l'aimable femme raconte dans ses Mémoires. Après le théâtre et la mode, les mœurs : lorsque la vie mondaine se réveillera au lendemain des années terribles, sous le Directoire, les femmes, rassurées, demanderont au modèle antique l'art de nouer plus mollement leur ceinture. L'on sait jusqu'où fut poussé l'amour du grec chez Mme Tallien. David triomphait là encore, et sans doute plus qu'il n'eût voulu.

Quel ne devait pas être, à plus forte raison, son succès dans une assemblée révolutionnaire? Député de Paris, membre de la Convention, du comité d'Instruction publique et du comité de Sûreté générale, un instant président de la Convention, David est le grand prêtre et le grand maître de l'art jacobin. A lui seul il est un instant tout l'art révolutionnaire, avec ses haines, ses enthousiasmes, ses ostracismes, sa solennité oraculaire et son enfantillage sentimental. A son exemple, tous les artistes, même les « ci-devant », un Greuze, un Moreau le Jeune, un Pajou, un Clodion, mettent une cocarde à leur chapeau et un casque à leurs personnages. Cela leur réussit d'ailleurs comme les grandes pensées à Bernardin de Saint-Pierre. Les immortels principes transportés par David dans les arts lui suggèrent des conceptions analogues à celles des orateurs de club. Ce qui se peint, ce qui se sculpte, ce qui s'ébauche alors de monuments ou de « fêtes » patriotiques, a le mouvement, le tour, l'emphase des orateurs révolutionnaires, voire des écrivains académiques qui tâchent, eux aussi, de se mettre au ton. Même style partout, mêmes images, traduites par des moyens analogues. Entre une tirade de Joseph Chénier, une scène de Fabre, un discours de Danton, et les créations artistiques de David, organisateur de cortèges symboliques, l'identité est saisissante. Quand David, ex-membre de l'Académie de peinture, ex-premier peintre du roi, demandait à la Convention de détruire cette institution « féodale », il n'en usait pas d'autre sorte que Chamfort, de l'Académie française, quand il dénonçait cette compagnie à l'Assemblée nationale, comme « inutile, ridicule, méprisée, dégradée jusqu'au plus coupable avilissement, créée pour la servitude, école de flatterie, de servilité, d'abjection, prolongeant les espérances insensées du despotisme ?... » Quand David proposait l'érection d'une statue gigantesque au peuple, et qu'il lui donnait pour piédestal « les effigies des rois et les débris de leurs vils attributs », quand il voulait que les traits d'héroïsme, de vertus civiques, offerts à la nation, vinssent, grâce aux oeuvres de l'art, « électriser son âme et faire germer toutes les passions de la gloire, de dévouement pour la patrie », il ne faisait que sculpter des métaphores et peindre des lieux communs de littérature révolutionnaire. Faut-il toucher du doigt ce que l'art de David emprunte au Contrat social, à l'Émile, aux Incas, et à l'indigeste fatras des gazettes, il suffira d'un échantillon, le « projet » rédigé par David pour « la fête de l'unité et de l'indivisibilité (1) ». On y verra les Français « levés avant l'aurore » et la « scène touchante de leur réunion éclairée par les premiers rayons de soleil ». On trouvera, au lieu du rassemblement, une fontaine de la Régénération représentée par la Nature, « qui, pressant de la main ses fécondes mamelles », fera jaillir avec abondance « une eau pure et salutaire ». Dans le cortège, on rencontrera les commissaires des 86 départements « unis les uns aux autres par le lien léger et indissoluble de l'unité et de l'indivisibilité que doit former un cordon tricolore. » Plus loin, on remarquera le juge, avec « son chapeau à plume », auprès du tisserand et du cordonnier; « le noir Africain, qui ne diffère que par la couleur », précédera de peu les « intéressants élèves de l'Institution des aveugles, traînés sur un plateau roulant », symbole du « malheur honoré ». Après les infirmes, les citoyens au maillot : « Vous y serez aussi, tendres nourrissons de la maison des Enfants-Trouvés, portés dans de blanches barcelonnettes; vous commencerez à jouir de vos droits civils trop justement recouvrés! » Enfin, le Cléobis et Biton du Selectae fournira cette dernière scène : « un char vraiment triomphal que formera une simple charrue, sur laquelle seront assis un vieillard et sa vieille épouse, traînés par leurs propres enfants, exemple touchant de la piété filiale et de vénération pour la vieillesse (2). » Le David qui respire en cette page est celui que nous représente un dessin de son élève Gros : David, tête nue, redingote sévère, culotte collante, bottes à revers, debout, l’œil au ciel, la main droite levée et armée d'un crayon; il écoute l'inspiration, tandis qu'à sa gauche un buste antique dressé sur un haut socle porte l'inscription mot grec, et au-dessous : Bélisaire, les Horaces, Socrate, Brutus, les Sabines, Léonidas.

Toutefois, il serait profondément injuste de ne voir en David, ou dans la Révolution envisagée comme source d'art, que préjugés antiques, contrefaçon des républiques anciennes, et transcription caricaturale de figures littéraires. Ni David n'est tout entier, heureusement pour lui, dans les Sabines; ni l'art révolutionnaire n'est tout entier dans des fêtes qu'il fallut improviser. Cet art lui-même n'eut pas le temps de se former. Les promesses qu'il pouvait donner, comment les aurait-il tenues? Et pourtant de grandes oeuvres furent alors projetées. On aimerait à juger, autrement que par les programmes, d'une statue de Rousseau, d'un projet de bas-relief pour le fronton du Panthéon, mis alors au concours. C'est sur des essais hâtifs, parfois monstrueux, qu'on juge volontiers de l'influence de la Révolution sur les arts. Or il s'en faut que tout se réduise à des processions ridicules menées sur des ruines de monuments et des débris de chefs-d’œuvre. L'accès d'iconoclastie fut terrible, il est vrai, mais il fut relativement court (3). Ce que la Révolution a conservé, ce qu'elle a créé en art doit être mis en regard de ce qui s'est détruit, souvent en dépit de ses principes. Car s'il y eut chez elle proscription, il y eut aussi protection; nulle part le pouvoir, maître et responsable de ses actes, ne se montra vandale. Bien au contraire, dans la conservation des oeuvres d'art anciennes, la Révolution fut autrement libérale que ne l'avait été la monarchie. Si bien que son influence dans l'art, au total, peut se caractériser par cette antithèse : un rétrécissement de l'art dans les oeuvres actuelles, dû à une doctrine farouchement jacobine, et un élargissement dans l'intelligence de l'art en général, joint à une puissante diffusion de l'instruction artistique, source première et profonde de notre art moderne. Ici, comme ailleurs, il faut distinguer entre la doctrine ou la pédagogie de la Révolution, et la nature intime de la Révolution : l'une jalouse, mesquine, tyrannique, n'ayant guère fait que du mal; l'autre généreuse, conquérante, prodigue de ses trésors, par laquelle s'est accompli tant de bien. »

Notes
1. Fête de la Réunion, ou de la Fraternité, célébrée le 10 août 1792.
2. Le texte autographié de cette très curieuse pièce a été donné par M. Ch. Normand dans L'Art du 15 avril 1894.
3. Voir ce qu'en dit excellemment M. André Michel, Histoire générale publiée sous la direction de E. Lavisse et A. Rambaud, t. VIII, p. 596 et suiv.


SAMUEL ROCHEBLAVE, « Chapitre XV : L’art français au XVIIIe siècle dans ses rapports avec la littérature », dans Louis Petit de Julleville (dir.). Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900. Tome VI. Dix-huitième siècle, Paris, Librairie Armand Colin, 1898 (reproduit à partir du sixième tirage, 1925,, p. 810-816) – domaine public

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