Leroi-Gourhan André
Mot : André Leroi-Gourhan
Titre : La conservation de l'espèce humaine
Auteur : Catherine Reinaud, Bruxelles.
1972
La conservation de l'espèce humaine selon le paléontologue André Leroi‑Gourhan
Préhistorien, docteur es‑sciences et es‑lettres, André Leroi-Gourhan a étudié le développement de l'Homme dans une perspective à la fois humaniste, biologique et paléontologique.
Les témoignages et les conclusions qu'il apporte sur l'évolution humaine vont à contre‑courant du mythe du Progrès et confirment les cris d'alarme contemporains concernant notre avenir, en se basant sur des arguments peu ou mal connus. En même temps, la réflexion de Leroi‑Gourhan nous permet, par le biais des déductions scientifiques les plus récentes, de rejoindre paradoxalement les grands courants de la Pensée traditionnelle. Ses thèses, magistralement démontrées, sur la situation biologique et zoologique de l'homme, nous apparaissent comme l'écho ‑ au plan physique ‑ et le complément des intuitions métaphysiques les plus profondes et des grands mythes de l'humanité.
C'est pourquoi, il a paru intéressant de donner ici une synthèse de son ouvrage le Geste et la Parole dont la conclusion pose le problème de la survie humaine. De ces ouvrages se dégagent deux idées essentielles, qui inclinent le préhistorien à penser que l'homme risque à l'heure actuelle l'échec suprême, la disparition de son espèce : d'une part la régression de la main ‑ à laquelle sont liés le développement du cerveau et la parole ‑, d'autre part la réduction de l'aventure physique en aventure passive ‑ par la séparation de l'homme d'avec lui‑même et par la perte de la tradition “ biologiquement nécessaire ” ‑
LA RÉGRESSION DE LA MAIN
En s'appuyant sur les plus récentes découvertes de la Paléontologie, il est maintenant possible d'affirmer que le développement du cerveau et l'action de la main sont liés. L'Homo-Sapiens ne serait pas sapiens s'il n'avait pas libéré sa main (de la marche), laquelle est humaine “ non par ce qu'elle est mais par ce qui s'en détache ”. Schématiquement, on pourrait dire que la main et le geste qui l'anime sont à l'origine du prodigieux développement du cerveau humain. D'où l'inquiétude du Paléontologue devant le phénomène, qui va s’accélérant, de la régression de la main, privée de plus en plus du geste qui crée, et réduite à presser sur des boutons, conduisant l'homme à une véritable “ déculturation ” technique :
Il serait de peu d'importance que diminue cet organe de fortune qu’est la main, si tout ne montrait pas que son activité est étroitement solidaire de l'équilibre des territoires cérébraux qui l'intéressent ... Ne pas avoir à penser avec ses dix doigts équivaut à manquer d'une partie normalement, philogéniquement humaine.
La Main et le Cerveau
“ L'homme a commencé par les pieds ” ‑ et non par le cerveau ‑ dès que la bipédie eut libéré sa main, et cette main ainsi libérée n'est pas restée vide : elle a, en quelque sorte, secrété l'outil. Le développement du cerveau quant à lui est “ corrélatif ‑ et non pas primordial ‑ de la station verticale ”et de sa conséquence, la libération de la main. C'est pourquoi pour les paléontologues les critères fondamentaux de l'humanité sont: la station verticale, la main libre pendant la marche et la possession d'outils.
Ceci est prouvé par l'étude des fossiles, et en particulier par l'étude du fossile le plus ancien, le “ Zinjanthrope ”, découvert dans les années 50 sur le continent africain, qui taillait déjà des outils dans le silex aux confins de l'ère tertiaire. Cette découverte jette définitivement à bas la légende de l'homme‑singe au gros cerveau, longtemps au centre de la paléontologie, et demeurée vivace dans la tradition populaire ainsi exprimée par R. Queneau “ le singe sans effort, le singe devint l'Homme, lequel un peu plus tard désintégra l'atome ”.
L'image de l'ancêtre doté d'un corps de gorille aux longs bras traînant à terre, mais pourvu d'un cerveau assez semblable au nôtre dont la pensée aurait guidé l'évolution, ne correspond plus à la réalité. On a maintenant la preuve que le vénérable ancêtre marchait debout, que ses membres avaient les proportions que nous connaissons à l'homme, mais que son cerveau ‑ différent radicalement de celui du singe ‑ avait une taille minuscule. Donc, dès le départ, tout l'appareil ostéo‑musculaire est définitivement constitué et tout se passe ensuite “ comme s'il se rajoutait cerveau sur cerveau ” pour atteindre la dimension actuelle vers 40.000 avant notre ère avec le Néanderthalien. Depuis cette époque rien n'a plus changé dans l'homme, et nos besoins élémentaires demeurent les mêmes; morphologiquement, nous avons donc 40.000 ans environ, ce qui, vu sous l'angle de l'évolution et de la dérive des espèces, est assez jeune. L'expansion du cerveau vers les territoires frontaux et pré‑frontaux se fait ainsi synchroniquement avec l'acquisition infiniment lente d'une série de gestes supplémentaires vérifiables dans la taille des outils.
La Main et la Parole
À l'intérieur même de ce processus de liaison entre main et cerveau, on connaît également à l'heure actuelle l'interdépendance de la main et de la parole, du geste et de la parole. En effet, l'étude du cerveau humain montre la contiguïté et la solidarité à l'intérieur du cortex‑moyen des zones de la motricité et du langage.
Le langage est donc étroitement lié à la main et “ ce caractère inséparable de l'activité verbale et de l'activité motrice représente un phénomène mental unique démontré par les expériences neuro‑chirurgicales. Celles‑ci montrent en effet que les zones d'association enrobant le cortex‑moyen de la face et de la main participent conjointement à l'élaboration des symboles phonétiques et graphiques ... Les lésions affectant les aires motrices de la main enlèvent la capacité intellectuelle d'exprimer et d'appréhender les symboles vocaux et graphiques. ” Aussi, comment ne pas partager l'inquiétude du savant devant l'absence de gestes créateurs qui, de plus en plus, caractérise l'homme contemporain; la moindre blanchisseuse du siècle dernier avait plus de gestes que l'individu moyen actuel. Et il est assez significatif qu'au niveau du développement individuel se répète le processus de l'intelligence venue de la main : l'enfant confié à l'école maternelle est aussitôt plongé dans des “ activités gestuelles ”, des “expériences sensorielles ”, faute de pouvoir trouver dans son milieu familial et social la possibilité de voir et d'apprendre des gestes qui auraient la saveur irremplaçable de la vie. Car
le geste n'est pas simplement un mouvement, c'est avant tout le contact réfléchi avec la matière, avec tout ce que cela implique de connaissance intime et de distance.
LA RÉDUCTION DE L'AVENTURE PHYSIQUE EN AVENTURE PASSIVE
À l'inquiétude soulevée par la régression de la main, s'ajoute chez A. Leroi‑Gourhan l'inquiétude devant ce qu'il appelle “ la réduction de l'aventure physique en aventure passive ”, sous le double effet de la séparation de l'homme d'avec lui‑même et de la perte de la Tradition indispensable à sa survie.
La Séparation de l'homme d'avec lui‑même
Paul Valéry notait que “ l'homme est animal enfermé ‑ à l'extérieur de sa cage, il s'agite hors de soi ”. Or cette définition s'applique parfaitement à l'évolution de l'activité humaine.
Toute l'histoire de l'évolution humaine pourrait en effet se résumer en une succession “d'extériorisations ” d'ailleurs biologiquement nécessaires pour éviter à l'homme la spécialisation anatomique de l'animal. C'est pourquoi, note Leroi‑Gourhan, l'homme court moins vite que le cheval, ronge moins bien que le rat, grimpe moins bien que le singe, etc., mais il peut faire toutes ces actions, alors que le cheval, le rat et le singe ne peuvent pas sortir de leur spécialisation. Ce phénomène d'extériorisation tend donc à placer hors de l'homme, ce qui, dans le reste du monde animal, répond à l'activité spécifique et “ les Paléontologues ont remarqué depuis longtemps que ce sont les espèces les moins spécialisées qui possèdent les formes cérébralement les plus avancées ”.
Cette extériorisation commence dès le début de l'humanité lorsque la bipédie libère la main, qui aussitôt s'extériorise en se prolongeant dans l'outil. Et elle se poursuit tout au long de l'histoire humaine par le rejet hors de l'homme de tout son appareil physique. Jusqu'à la fin du 18e siècle, l'essor des techniques est assez lent pour que le phénomène d'extériorisation n'atteigne que la main libérée par l'outil qui la prolonge, mais qui la suit.
À partir du machinisme le processus s'accélère considérablement, et depuis une vingtaine d'années d'une manière aussi foudroyante qu'inquiétante. Tout est déversé, transposé et “ le mimétisme de l'artificiel sur le vivant a atteint le degré le plus élevé. ” Si bien que l'homme actuel en vient à vivre abstraitement sa propre aventure : extériorisation de la force musculaire dans les moteurs, du système nerveux dans les machines qui transmettent des ordres et s'auto‑contrôlent, du langage dans le disque et le magnétophone, de la mémoire et des facultés de jugement dans les ordinateurs (qui d'ores et déjà posent des diagnostics médicaux), extériorisation des désirs dans la publicité, de la reproduction dans l'insémination artificielle, de l'imagination dans les moyens audio‑visuels. Comment ne pas remarquer à ce propos que les moyens audio‑visuels mettent l'individu devant une situation radicalement nouvelle, à la fois totalement subie et totalement vécue : la passivité agitée érigée en mode de participation collective.
Au sujet de l'imagination A. Leroi‑Gourhan note qu'on assiste à “ la séparation de plus en plus nette entre une petite élite, organe de digestion intellectuelle, et des masses, organe de pure assimilation. ”
Cette extériorisation, cette projection de l'homme hors de lui‑même ne profite d'ailleurs en fin de compte qu'à la Société, laquelle a tout intérêt à s'appuyer sur des masses amorphes composées d'individus étroitement spécialisés. Si bien qu'on arrive à ce paradoxe : l'homme devient superflu, encombré par ce corps adapté aux temps où il chassait les mammouths mais parfaitement dépassé à l'heure actuelle. L'Homme est un “ fossile vivant ”dans la société qu'il a lui‑même créée, dont la fonction, pourrait‑on dire, était de le prolonger et non de rompre toutes ses racines zoologiques. Il ne lui reste plus, dit Leroi‑Gourhan, qu'à construire des machines qui teinteraient leurs jugements d'affectivité, qui auraient le sens du Beau, du Bien, du Vrai, pour que le cycle soit bouclé.
Ainsi est éclatante la contradiction fondamentale de l'Homme, qui le pousse, pour survivre biologiquement et affronter la réalité d'une façon différente de celle du monde animal, à placer hors de lui‑même tout ce qui le constitue. Alors que, dans le même temps, la séparation d'avec lui‑même lui ôte et le sentiment de la réalité et la possession de lui‑même; ce qu'illustre bien le langage courant dans l'expression “ être hors de soi ”, c'est‑à‑dire perdre tout lien avec soi‑même. On ne peut s'empêcher de voir dans cette contradiction l'écho ‑ sur le plan biologique ‑ de la contradiction spirituelle qui lie le Bien au Mal, qui fait que l'homme ne peut pas atteindre sans les dégrader les seuls biens qui vaillent d'être désirés. L'écho aussi de tous les grands mythes et de toutes les religions de l'humanité qui de façons les plus diverses ont illustré depuis le fonds des âges l'idée de la chute originelle, l'idée que l'homme en naissent se sépare d'une partie de lui‑même: d'Osiris coupé en morceaux en passant par Adam exilé du Paradis terrestre, du mythe Platonicien, de la Caverne aux théories manichéennes, toujours, au centre de la destinée humaine, l'intuition profonde de la séparation spirituelle de l'homme d'avec lui‑même. Ainsi, l'homme, séparé de lui‑même sur le plan physique, séparé de lui‑même sur le plan spirituel, est en proie d'une façon absolue à la contradiction, dans laquelle Simone Weil voyait “ l'épreuve de la Nécessité ”, Dans le même temps, “ l'ère des loisirs ” nous offre toutes les, possibilités de fuir notre âme au lieu d'affronter la contradiction de notre destinée de l'intérieur : “ Oh hommes errants, vagabonds, déserteurs de votre âme, fugitifs de vous‑mêmes ”, disait déjà Bossuet ...
La Perte de la Tradition biologiquement nécessaire
Avec A. Leroi‑Gourhan, les biologistes affirment que “ la tradition est biologiquement aussi indispensable à l'espèce humaine que le conditionnement génétique l'est aux Sociétés Animales”.
En effet, l'homme vient au monde avec un cerveau quasiment vide, à l'inverse de l'animal qui, lui, naît avec un maximum de prédétermination génétique correspondant à ce que l'on nomme “ l'instinct ”. L'instinct permet à l'animal d'adapter son comportement au milieu extérieur, dans une série d'actions parfaitement déterminées.
Pour l'homme, la Tradition fait la liaison entre ses aptitudes génétiques, les sollicitations du milieu extérieur, et ses facultés d'abstraction. Elle est le fondement de son comportement individuel, ce qui se substitue à l'instinct dans le quotidien, elle lui permet de se libérer pour procéder à des opérations intellectuelles de confrontations et de jugements. Or, la tradition est liée à la mémoire, qui est elle‑même soumise au langage, lequel est lui-même entièrement tributaire de la société ‑ pas de société, pas de langage (l’expérience faite par Frédéric II de confier des nouveau-nés à des nourrices muettes donne une preuve que le langage dépend de la société : ces malheureux, loin de réinventer un langage, ne purent jamais parler et tous d'ailleurs moururent en bas âge).
Le langage assume donc dans la communauté humaine la transmission de la tradition. De la sorte, la possibilité pour l'individu de se reférer à la tradition repose sur une mémoire dont le contenu (le langage) appartient à la société.
Or, comment ne pas remarquer qu'à l'heure actuelle nous assistons d'une part au rejet violent de la tradition sous toutes ses formes, d'autre part à la falsification du langage par les idéologies. À cela d'ailleurs, s'ajoute la perte des modèles qui créaient un lien puissant et personnel avec la tradition et qui se sont dégradés de nos jours dans les stéréotypes de la psychanalyse. En se privant de la tradition, indispensable à sa survie biologique, l'homme contemporain se prive d'ailleurs également de l'avenir, dans la mesure où le passé enracine l'existence individuelle dans l'éternité. Ainsi, jamais époque ne s'est vue plus cruellement privée de liens; nous sommes en train de détruire tous les intermédiaires, tous les intercesseurs, tous les ponts qui reliaient l'homme soit à sa destinée humaine, soit à sa destinée divine: l'écroulement des religions réduites à faire du social pour s'attirer des adeptes illustre l'abandon de l'idée de grâce et de prière comme lien entre l'homme et son dieu.
C'est pourquoi, on peut conclure avec A. Leroi‑Gourhan :
L'Homo‑Sapiens de la zoologie est probablement à la fin de sa carrière. Physiquement c'est une espèce qui dispose d'un certain avenir: au rythme où il a évolué depuis 30,000 ans il semble avoir au moins autant de perspective devant lui, quoique la paléontologie nous renseigne sur ce point assez mal : les espèces ne vieillissent pas, elles se transforment ou disparaissent ( ... ) À moins que l'homme ne soit dans un avenir proche déterminé par une prise de conscience, dans la volonté de demeurer Sapiens.