Voeux aux hommes et aux femmes

Jacques Dufresne

À propos des identités particulières: lgtbq+...

Pour protéger notre bonheur, dont nous savons la fragilité, nous accueillons d’abord par le déni les aspects sombres de la condition humaine. C’est ainsi que la pauvreté, les maladies mentales, les maladies infantiles incurables existent à peine à nos yeux. Quant à certaines souffrances psychologiques, comme celles de l’inadaptation à son sexe, nous avons mis bien du temps à admettre qu’elles sont réelles.

Il paraît incontestable que le passage du déni à la lucidité dans tous ces cas est le signe d’un progrès moral et social, mais faut-il substituer cette compassion pour les défavorisés du destin à l’admiration pour ceux, à l’autre extrémité du spectre, que l’on considère depuis toujours comme des modèles?

C’est le piège dans lequel une partie de l’humanité risque de tomber en ce moment, sous l’influence d’Occidentaux qui, pour éradiquer le mal, ont entrepris de déconstruire tout ce qui avait été institué pour en limiter les effets. Parmi ces fondements, il y a, au premier plan, la polarité homme femme.

Le Canada, guidé par Justin Trudeau, un Premier ministre doué de l’hypersensibilité des comédiens, ouvre la voie dans cette direction, comme le montre le premier paragraphe du récent rapport sur la maltraitance des femmes autochtones1.

« À titre de commissaires, nous tenons à reconnaître et à honorer la mémoire de toutes les femmes et les filles autochtones, soit les personnes bispirituelles, lesbiennes, gaies, hétérosexuelles, bisexuelles, transgenres, allosexuelles, non binaires et celles ayant un handicap ou des besoins spéciaux, qui ont disparu ou ont perdu la vie à cause de la violence. »

Le mot femme n’aurait-il pas suffi?  Ne correspond-il pas à une idée générale (aussi appelée concept), chose universellement admise pour désigner l’ensemble d’un groupe à la fois homogène et divers? Ce mot, il est vrai, est aussi  associé à un modèle, la femme idéale, accomplie, laquelle aurait, selon la nouvelle doxa, le défaut, n’en déplaise à Sappho, d’être le plus souvent hétérosexuelle, et par suite évoquée généralement dans son rapport avec l’homme. Ce modèle s’incarne dans l’Antigone de Sophocle, la Cornelia romaine (la mère des Gracques), la Cordélia de Shakespeare, la Dulcinée de Cervantés, en un mot la femme éternelle de Goethe. Tourner le dos à ces modèles, comme on nous invite à le faire, c’est priver l’humanité de sa fécondité biologique aussi bien que spirituelle et intellectuelle. Dans le même processus, il faut, au passage, abattre Ulysse, Thomas More, Goethe, Victor Hugo…

L’éclatement des concepts de femme et d'homme en leurs diverses composantes n’est pas un innocent caprice langagier, c’est un glissement vers le nominalisme, une faute de logique provoquant une catastrophe anthropologique. En plus de priver femmes et hommes d’un idéal bien nécessaire, cette faute prive l’humanité d’un moyen de créer de l’ordre, aussi bien dans la réalité que dans la pensée. Ne reste plus sur ce terrain de la polarité devenu un champ de bataille que les identités particulières, parmi lesquelles toute hiérarchie est interdite, ce qui conduit en pratique à immoler l’admiration pour les modèles sur l’autel de la compassion pour les discriminés d’hier.

Il faut relire Karl Stern, l’un des plus grands montréalais d’adoption. Dans le Refus de la femme, il écrit : « Toutes les théories des rôles dévolus aux deux sexes dérivent essentiellement de l'un ou l'autre de deux postulats possibles : ou bien on suppose une dualité foncière qui reste immuable à travers toutes les diversités de culture ; ou alors on considère l'immutabilité de la dualité comme un mythe, en estimant que le seul fait incontestable en ce domaine est celui de la diversité des cultures. »

La thèse de Stern correspond à la première branche de l’alternative, celle d’une dualité foncière immuable. Stern encore : « La dualité, l'accouplement des deux sexes traduisent une antithèse inhérente au fond même des choses, antithèse constamment, perpétuellement tendue vers la synthèse, dans un geste d'anticipation et de rétablissement de l'unité. Cette tradition est si généralement répandue, si nombreuse dans ses variantes qu'on ne saurait ici en exposer tous les détails. Son caractère le plus remarquable peut être que des religions et des philosophies fort éloignées dans le temps et l'espace l'expriment. Nous en retrouvons le principe clairement exprimé dans le taoïsme et le Zohar, dans les Upanishads et le christianisme. »2

Le plus inquiétant dans tout cela c’est que l’admiration et la compassion authentiques sont dans un rapport polaire. La femme la plus accomplie sera souvent celle qui éprouvera la compassion la plus vive. En séparant ces deux sentiments, plus précisément en discréditant l’admiration au profit de la compassion, on s’inscrit dans une tendance forte consistant à préférer l’image de soi, rassurante, au modèle, exigeant, ce qui conduit au plus noir et au plus froid des sentiments : l’indifférence.

Notes

1 RAPPORT PROVISOIRE L’ENQUÊTE NATIONALE SUR LES FEMMES ET LES FILLES AUTOCHTONES DISPARUES ET ASSASSINÉES. Nos femmes et nos filles son sacrées.
http://www.mmiwg-ffada.ca/files/interim-report-french-final.pdf

2 Karl Stern, Refus de la femme, Éditions HMH, Montréal, 1968, p. 15.

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