Talleyrand au Congrès de Vienne

Albert Sorel

Première partie: Talleyrand diplomate
Deuxième partie: Talleyrand au Congrès de Vienne


2e partie

En 1814, lorsqu'ils entrèrent à Paris, les alliés, c'est-à-dire l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie, étaient absolument et formellement d'accord sur les conditions de paix à imposer à la France. Ces conditions, c'était le retour à l'état antérieur à la guerre qui durait depuis vingt-deux ans, c'est-à-dire à la frontière de 1792. L'Angleterre depuis 1793 avait déclaré que sans cela il n'y avait point de paix durable; l'Autriche le soutenait depuis le traité de Lunéville. C'était la pensée constante de Metternich. C'était celle de l'empereur de Russie. La Prusse, qui aurait voulu démembrer l'ancienne France et lui enlever au moins l'Alsace et la Lorraine, avait été ramenée aux vues de ses alliés. Ils entendaient de plus que la France resterait étrangère aux délibérations auxquelles donnerait lieu le partage de ses dépouilles. Pour Napoléon, l'exclusion était absolue. Pour les Bourbons, on l'avait atténuée par une concession de forme. En signant la paix, la France consentait d'avance aux principales conditions de la reconstruction de l'Europe; sous cette réserve, on l'admettait au Congrès qui réglerait la paix générale. L'Espagne, le Portugal et la Suède, qui avaient signé la paix de Paris, y seraient admis de la même façon. Par égard pour la monarchie avec laquelle on voulait une paix durable, on ne l'excluait pas du Congrès, mais on ne l'y laissait entrer que les mains liées. On ne l'appelait à souscrire qu'à des faits accomplis.

C'est que les chefs de la coalition, les alliés de Chaumont, les quatre, comme on les appelait, s'étaient bien accordés pour écraser la France; mais ils n'étaient nullement d'accord sur le sort futur de l'Europe. Décidés à maintenir leur alliance contre la France aussi longtemps qu'ils ne seraient pas rassurés sur la stabilité de la monarchie restaurée et sur les intentions pacifiques de la nation française, ils ne voulaient pas que la France soupçonnât leurs divisions secrètes et qu'elle en profitât pour s'insinuer entre eux, peser sur leurs délibérations, reprendre une influence en Europe et petit-être même rompre leur coalition.

Ils avaient pris entre eux, lorsque cette coalition s'était formée, en 1813, des engagements qu'il s'agissait maintenant d'exécuter. Le principal — au moins pour le sujet qui nous occupe — c'était le rétablissement de la Prusse dans l'état de puissance où elle était avant 1806. À cette époque, la Prusse possédait des territoires polonais qui lui donnaient Varsovie et étendaient même ses frontières sur la rive droite de la Vistule. Napoléon les avait pris pour en former le duché de Varsovie. Il eut été simple de les rendre à la Prusse. Mais ce n'était point le dessein de l'empereur Alexandre. Avec ce mélange de générosité mystique et de calculs ambitieux qui était le fond de son caractère et dont sa politique savait merveilleusement concilier les apparentes contradictions, Alexandre rêvait de reconstituer la Pologne et de la prendre, de réparer l'iniquité des partakes et de porter la puissance russe au cœur de l'Europe. Il entendait rassembler les lambeaux dispersés de la Pologne, s'en faire le souverain et s'attacher les Polonais régénérés en leur donnant, avec une existence nationale qu'ils avaient perdue, des institutions libérales dans lesquelles la plupart d'entre eux voyaient le salut de leur patrie. Pour cela, il fallait compenser à la Prusse les territoires polonais qu'on ne lui rendrait pas. La compensation était toute trouvée: c'était la Saxe. Le roi de Saxe était resté fidèle à la France, il était prisonnier, ses États étaient conquis: la Prusse les prendrait. Cette solution était fort du goût des Prussiens, car, d'une puissance à demi slave qu'ils étaient avant 1806, cet échange ferait d'eux la première et la plus allemande des puissances de l'Allemagne. Il y avait sur ce point entente formelle entre le Tsar et le roi de Prusse. Ils étaient d'ailleurs unis par la plus étroite amitié, et leurs intérêts étaient solidaires.

Ces intérêts étaient opposés à ceux de leurs alliés. L'Autriche ne pouvait sans se compromettre dangereusement constituer à ses portes une Russie dominant les Slaves et une Prusse dominant les Allemands. L'Angleterre consentait sans peine à laisser la Saxe à la Prusse, mais elle ne voulait à aucun prix livrer toute la Pologne à la Russie. Or le Tsar y tenait absolument; il déclarait qu'il ne céderait jamais sur ce point-là. L'accord semblait donc impossible: la Prusse ne voulait livrer Varsovie aux Russes que si on lui donnait Dresde; la Russie ne voulait donner Dresde que si on lui livrait Varsovie. L'Angleterre concédait Dresde aux Prussiens, mais refusait Varsovie aux Russes; l'Autriche refusait Dresde et Varsovie. Il y avait ainsi trois partis entre ces quatre alliés: la Prusse et la Russie, qui s'entendaient pour prendre, l'une, la Saxe; l'autre, la Pologne; l'Angleterre et l'Autriche, qui s'entendaient pour refuser la Pologne aux Russes, mais qui ne s'accordaient plus pour refuser la Saxe aux Prussiens. Le Tsar ne voulait pas renoncer à ses prétentions sur la Pologne, l'Angleterre ne voulait pas renoncer à les combattre: tout restait en suspens. L'été de 1814 se passa en vaines négociations, et le Congrès fut ajourné à l'automne.

La France en profita pour reconstituer son armée et se faire un plan de politique. Il y avait un intérêt primordial pour elle, c'était de dissoudre la coalition et de sortir de l'isolement où on l'avait reléguée. C'était pour refréner sa force d'expansion que la coalition s'était formée. La crainte de la puissance francaise en était l'objet et le lien. Fournir un nouveau prétexte à ces inquiétudes et aux soupçons que les Prussiens entretenaient constamment, c'était rapprocher les alliés. Il n'y avait qu'une chance de les diviser, c'était de les rassurer. .lis avaient imposé à la France le désintéressement; c'est dans cette condition même par laquelle on avait cru l'enchainer, qu'elle allait trouver le moyen de s'affranchir d'abord et bientôt de reprendre en Europe la part d'influence qu'on avait prétendu lui enlever. Les alliés avaient organisé un système savant de précautions contre son ambition et contre sa duplicité: ils n'avaient prévu ni le cas où elle renoncerait à être ambitieuse, ni celui ou elle se montrerait sincère. Ils lui avaient interdit la politique d'expédients; ils lui dictèrent en quelque sorte la politique de principes. Louis XVIII et Talleyrand le comprirent, et leur art consista à tirer des nécessités qu'ils subissaient leurs ressources et leur instrument d'action, à faire sortir des obligations qu'on leur avait imposées des droits que l'Europe ne pouvait contester, car elle en avait établi elle-même le fondement dans ses traités avec la France. C'est au nom du droit public de l'Europe que la coalition avait combattu la France et l'avait contrainte de signer la paix de Paris; c'est en vertu de ce droit public que la France devait intervenir au Congrès, réclamant pour tous l'application des règles qu'on lui avait appliquées, prouvant son respect des engagements contractés par l'énergie même qu'elle apporterait à en faire partout prévaloir le principe.

III


«La France, écrivait quelque temps après Talleyrand dans un manifeste célèbre, la France n'avait à porter au Congrès aucune vue d'ambition ou d'intérêt personnel. Replacée dans ses antiques limites, elle ne songeait plus à les étendre, semblable à la mer qui ne franchit ses rivages que quand elle a été soulevée par les tempêtes; mais il lui restait à désirer que l'œuvre de la restitution s'accomplit pour toute l'Europe connue pour elle. Ce désir de la France doit être celui de tout État européen qui ne s'aveugle pas lui-même 3.» — «Les derniers temps, concluaient les instructions de Louis XVIII, ont laissé des impressions qu'il importe d'effacer. La France est un État si puissant que les autres peuples ne peuvent être rassurés que par l'idée de sa modération, idée qu'ils prendront d'autant plus facilement qu'elle leur en aura donné une plus grande de sa justice.»

Ces idées étaient commandées au gouvernement de Louis XVIII par son principe même, par les circonstances dans lesquelles il avait été rétabli, par les engagements qu'il avait contractés; elles étaient l'expression de sa raison d'être en Europe; enfin, elles résultaient d'un dessein depuis très-longtemps arrêté dans l'esprit de Louis XVIII et dans l'esprit de Talleyrand. Renoncer pour soi-même aux grandes conquêtes parce qu'elles ne se pouvaient accomplir sans les grands partages; empêcher les forts de devenir trop puissants; défendre les faibles contre les invasions des forts; maintenir entre tous un équilibre de puissance qui, tout en garantissant la paix, assurerait à la France une influence d'autant plus efficace qu'elle serait plus inodératrice, cette politique avait été celle de la France pendant les meilleures années de l'ancien régime. En la restaurant sous Louis XVI, Vergennes avait relevé un instant la monarchie de l'état d'abaissement où Louis XV l'avait fait déchoir en Europe. Le comte de Provence était pénétré de cette politique. Comme la plupart des princes de son temps, il connaissait infiniment mieux les affaires de l'Europe que celles de son pays. L'exil, qui n'avait fait que fortifier ses préjugés au sujet de la France, avait au contraire, développé, affermi, précisé les notions exactes d'ailleurs qu'il possédait sur l'Europe. Il avait souvent médité sur le problème qui se posait à lui en 1814, il s'était défini avec beaucoup de fermeté les conditions dans lesquelles la monarchie, si elle était restaurée, pourrait reprendre rang, considération et influence en Etarope. Lord Macartney, qui avait été chargé d'une mission près de la petite cour de Vérone, écrivait à lord Grenville en 1795 4: Dans l'état de relâchement, de désordre et de bouleversement où est l'Europe, le Roi pense que pour rétablir la stabilité, il faudrait le temps et les efforts qu'ont coûté les traités de Westphalie. Son seul désir serait d'y parvenir, sans chercher pour lui-même d'autre avantage que son rétablissement; ni comme homme d'État, ni comme homme de bien, il ne pourrait approuver la politique qui pousse certains princes à conspirer entre eux, sans autre raison, provocation ni motifs que leurs intérêts respectifs et leurs convenances, la spoliation d'un voisin sans défense et le partage de ses dépouilles. J'espère que les puissances trouveront plus sage, plus honorable de suivre une autre ligne de conduite, et que l'équilibre de l'Europe deviendra le principe directeur des souverains.
Les mêmes idées, presque dans les mêmes termes, forment le fond des instructions que Louis XVIII adressait en 1800 au comte de Saint-Priest. Elles se retrouvent dans celles qu'il donna à Talleyrand en 1814 et dans les lettres qu'il lui écrivit pendant le Congrès.

Si singulier que cela paraisse au premier abord, après toutes les complaisances que Talleyrand montra pour le Directoire et pour Napoléon, ses vues étaient, et depuis très-longtemps, les mêmes.

Talleyrand avait été le ministre de deux gouvernemenis belliqueux et conquérants: il avait dirigé, en leur nom et sous leur autorité, plusieurs des grandes curées qui avaient bouleversé l'Europe depuis 1795: le traité de Campo-Formio, le congrès de Rastadt, le recez de 1803, les traités de 1805 et de 1807. Mais, en servant la politique des excès, il n'avait jamais cessé de la blâmer en secret. Il en voyait les dangers, il s'efforçait de les atténuer. Dans les vastes assises de l'Europe où il menait de son pied boiteux la justice diplomatique, il avait rendu d'implacables arrêts de spoliation et d'expropriation; dans la chambre du conseil, en arrière et en confidence, il n'avait cessé de prêcher la modération, jugeant et condamnant ces grands juges de la terre parmi lesquels il siégeait avec l'impénétrable ironie de son sourire. Le caractère en lui avait eu bien des défaillances, le bon sens n'en avait presque jamais eu. Sa prévoyance était sa revanche contre les autres et contre lui-même.

Tout jeune, il avait considéré le partage de la Pologne comme une flétrissure pour la politique française et un immense danger pour l'Europe. Dans les premières années de la Révolution, il s'entendait avec Mirabeau pour prêcher la politique de modération et de paix. Il la conseillait à la monarchie déclinante, comme le seul moyen de reprendre de la consistance en Europe; il la conseillait à la République naissante, comme le seul moyen de s'y faire admettre et de s'y maintenir. Conquête et liberté lui semblaient deux termes inconciliables. Il écrivait de Londres, au mois de novembre 1792, dans un Mémoire dont il lui fut fait plus tard grand honneur 5, que la France devait dorénavant renoncer aux anciennes idées de primatie et de prépondérance; que «la richesse réelle consistait non à envahir les domaines d'autrui, mais bien à faire valoir les siens»; que le territoire de la France suffisait à sa grandeur; qu'il ne pourrait être étendu sans danger pour le bonheur des Français, que des conquêtes contrarieraient «sans honneur et sans profit» des renonciations solennelles. «La France, concluait-il, doit rester circonscrite dans ses propres limites; elle le doit à sa gloire, à sa justice, à sa raison, à son intérêt et à celui des peuples qui seront libres par elle.» Ce qu'il pensait en 1792, au début de la guerre et dans sa quasi-émigration de Londres, il le pensait en 1797, au ministère et au milieu du triomphe de la République. Je lis dans un rapport qu'il adressait au Directoire ce passage significatif: Dans la situation où se trouve une république qui s'est élevée nouvellement en Europe, en dépit De toutes les monarchies et sur les débris de plusieurs d'entre elles, et qui y domine par la terreur de ses principes et de ses armes, ne peut-on pas dire que le traité de Campo-Formio est, que tous les autres traités que nous avons conclus ne sont que des capitulations militaires plus ou moins belles? La querelle momentanément assoupie par l'étonnement et la consternation du vaincu n'est point de nature à être définitivement terminée par les armes, qui sont journalières, tandis que la haine subsiste. Les ennemis ne regardent, à cause de la trop grande hétérogénéité des deux parties contractantes, les traités qu'ils signent avec nous que comme des trêves semblables à celles que les musulmans se bornent à conclure avec les ennemis, de leur foi sans jamais prendre des engagements pour une paix définitive. En effet, qu'est-ce qu'une capitulation militaire? C'est un contrat temporaire entre deux parties qui restent ennemies. Qu'est-ce qu'un traité de paix? C'est celui qui, en réglant l'universalité des objets en contestation, fait succéder non-seulement l'état de paix à l'état de guerre, mais l'amitié à la haine. Or, toutes les puissances avec lesquelles nous avons des traités continuent non-seulement d'être nos ennemis secrets, mais demeurent dans un état de coalition contre nous.
Ce qu'il disait du traité de Campo-Formio, il put le dire de tous ceux qui suivirent. Tous portaient en eux le germe d'une guerre nouvelle, et l'Europe en était venue à craindre la paix plus que la guerre. C'est la situation où Talleyrand retrouva les affaires en 1814. L'expérience avait confirmé toutes ses prévisions. Je rencontre dans un écrit composé cette année-là, évidemment sous son inspiration et peut-être sous sa dictée, un passage qui achèvera d'éclairer les lecteurs sur les motifs qui gouvernèrent la politique française au Congrès de Vienne. Après avoir rappelé les fautes successives qui ruinèrent la puissance du Directoire et de Napoléon, l'auteur ajoute: Il est donc vrai que l'expérience la plus récente ne peut sauver des mêmes fautes les gouvernements passionnés, et que les conseils les plus sages des hommes d'État les plus illustres ne peuvent leur épargner ces erreurs. En vain M. de Talleyrand s'opposa-t-il à ces accès d'ambition qui, à mesure que sa sagesse élevait notre système politique, venaient en renverser l'édifice. L'orgueil et l'avidité l'emportèrent sur sa prévoyance. À la première époque — le Directoire — il blâma les révolutions d'Italie et ne tarda pas, pour prix de son opposition, à quitter un ministère ou la difficulté des temps et le besoin de ses lumières le firent bientôt rappeler. À la seconde époque — le Consulat — il vit décroître son influence sur l'esprit du premier consul, parce qu'il avait essayé d'arrêter son imprudente ambition, en lui faisant considérer qu'elle donnerait aux Anglais Malte et le cap de Bonne-Espérance. À la troisième époque — l'Empire — il perdit noblement avec son ministère toute la confiance de l'usurpateur de l'Espagne, et cette dernière disgrâce devint son plus beau titre de gloire. — La France espère enfin qu'appelé à la plus honorable mission par la confiance du Roi, il va faire prévaloir ses lumières dans la délibération et fixera par ses négociations le haut rang destiné à cette monarchie. La France fut autrefois la protectrice des faibles; il lui a déjà rendu ce noble rôle. Son ancienne puissance était un bienfait pour l'Europe; il en devient le conservateur. Elle lui remet ses intérêts comme à celui dont l'estime publique a reconnu les lumières et qu'elle n'a pas cessé d'entourer de sa faveur.
Je fais, en ce jugement, la part de la flatterie et de l'apologie; je n'y veux rechercher qu'un témoignage sur les vues personnelles de Talleyrand et un trait qui réunisse, après tant et de si singulières brisures, la pensée de 1792 à celle de 1814. Le lien est évident. C'est affaire aux biographes de Talleyrand de le suivre dans toutes les sinuosités de sa carrière et de montrer l'homme subsistant, toujours le même, sous tant de costumes, de masques et de fards. Je me borne ici à faire voir comment il était préparé au rôle qu'il joua au congrès de Vienne, comment l'accord se fit si aisément et sur les principes même entre le Roi et le ministre, comment Louis XVIII, à travers les perpétuelles protestations de son exil, et Talleyrand, après ses continuelles et fructueuses complaisances envers la fortune, en étaient arrivés à la même conclusion, partant le premier d'un principe, le second d'un calcul, guidés et éclairés tous deux par l'expérience des faits, le sentiment de la force des choses et l'instinct des intérêts de la France en Europe.

Les instructions qu'ils arrêtèrent en commun ne sont que le résumé et l'application de ces vues. Elles sont publiées depuis longtemps. J'y renvoie le lecteur: elles forment la préface indispensable de la correspondance publiée par M. Pallain.

La politique classique de la France, celle que l'on appelait la politique traditionnelle, n'a été nulle part exposée avec plus d'ampleur dans son ensemble, motivée avec plus de force dans ses données générales, adaptée avec plus de sagacité aux nécessités présentes, rattachée avec plus de grandeur aux intérêts généraux de la société européenne. Ces instructions qui résumaient l'expérience du passé ont été pendant une partie de ce siècle le code de notre politique et la règle de notre diplomatie. C'est que les hommes d'État qui avaient conçu ce large dessein prétendaient travailler pour l'avenir. Ils considéraient moins les résultats immédiats que les conséquences futures. Leur prévoyance doublait leur pénétration. L'une et l'autre n'étaient que le bon sens appliqué de très-haut aux choses européennes. Aujourd'hui que ces propositions n'ont plus qu'un intérêt historique, que pour les avoir méconnues, oubliées et abandonnées, la France a vu en partie, hélas! par l'impéritie, l'infirmité et l'aberration de plusieurs de ses gouvernants, dévier et s'anéantir, en quelque sorte sous sa main, cette œuvre de modération et de sagesse, on ne peut sans mélancolie et sans amertume relire ces lignes, où se résumait toute la politique de Talleyrand: En Italie, c'est l'Autriche qu'il faut empêcher de dominer en opposant à son influence des influences contraires; en Allemagne; c'est la Prusse. La constitution physique de sa monarchie lui fait de l'ambition une sorte de nécessité. Tout prétexte lui est bon. Nul scrupule ne l'arrête. La convenance est son droit. Ses émissaires et ses partisans agitent l'Allemagne, lui peignent la France comme prête à l'envahir encore, la Prusse comme seule en état de la défendre et demandant qu'on la lui livre pour la préserver. Les alliés ont, dit-on, pris l'engagement de la replacer dans l'état de puissance où elle était avant sa chute, c'est-à-dire avec dix millions de sujets. Qu'on la laissât, bientôt elle en aurait vingt, et l'Allemagne lui serait soumise. Il est donc nécessaire de mettre un frein à son ambition...

IV


Le 8 octobre 1814, les ambassadeurs des grandes puissances étaient réunis chez Metternich. Il s'agissait d'annoncer à l'Europe l'ouverture du Congrès. On délibérait sur une déclaration portant qu'elle aurait lieu le 1er novembre. Talleyrand demanda qu'on y ajoutât ces mots: Elle sera faite conformément aux principes du droit public. Cette proposition souleva une tempête.

«Non, monsieur! disait Hardenberg, debout, les poings fermés, presque menaçant. Non, monsieur! Le droit public, c'est inutile.» M. de Humboldt criait: «Que fait ici le droit public? — Il fait que vous y êtes», répliqua Talleyrand. Les deux envoyés prussiens se calmèrent. Tout le monde parut décontenancé. «Pourquoi dire que nous agirons selon le droit public? fit observer Hardenberg. Cela va sans dire. — Si cela va bien sans le dire, répondit encore Talleyrand, cela ira encore mieux en le disant.» On décida qu'on le dirait, car il était impossible d'expliquer pourquoi l'on s'était d'abord refusé à le dire. Quelques jours après, rendant compte de cette scène, Talleyrand écrivait: «On prétend que nous avons remporté une victoire pour avoir fait introduire l'expression droit public. Cette opinion doit vous donner la mesure de l'esprit qui anime le Congrès.»

C'est l'esprit du Congrès; c'est bien aussi l'esprit de Talleyrand. Cette escarmouche donne le ton de la bataille. Mais on ne produit de tels effets de surprise, on ne déconcerte les gens par ces mouvements imprévus et ces ripostes soudaines, que quand le terrain se prête aux manœuvres et que l'adversaire mal éclairé, mal commandé, désorienté et désorganisé, est réduit, faute de plan et de direction, à la guerre de contenance. Il faut, pour qu'un mot porte aussi loin et qu'une réplique heureuse entraine de telles conséquences, qu'ils répondent à un sentiment dont tout le monde est pénétré, que chacun s'efforce de refouler en soi, et qui s'impose par cela seul qu'on ose le déclarer. Ce fut le cas de Talleyrand quand il parla du droit public aux diplomates réunis chez Metternich. Ils étaient tous au fond très-sceptiques sur l'article du droit; ils en faisaient bon marché dans le secret de leurs délibérations intimes; mais ils ne pouvaient le déclarer en public, et c'est par là que Talleyrand les saisit. L'homme qui les a le mieux connus, Gentz, l'a dit en termes clairs: Les grandes phrases de reconstruction de l'ordre moral, de régénération du système politique de l'Europe, de paix durable fondée sur une juste répartition des forces, etc., etc.. se débitaient pour tranquilliser les peuples et pour donner à cette réunion solennelle un.air de dignité et de grandeur; mais le véritable but du Congrès était le partage entre les vainqueurs des dépouilles enlevées au vaincu.
Les diplomates ne prenaient point au sérieux les phrases dont ils s'étaient servis pour soulever les peuples et les lancer à l'assaut de l'empire napoléonien; mais les peuples qui s'étaient battus, qui avaient compté leurs morts et leurs blessés, croyaient à la réalité des promesses et soupiraient après cet âge d'or d'indépendance, de liberté, de paix, qui devait, selon les prophètes de la coalition, succéder à l'âge de fer et de sang dont l'Europe avait tant souffert. «L'attente publique, écrivait Gentz, n'a peut-être jamais été excitée au point où elle l'était avant l'ouverture de cette assemblée.» Les peuples s'en remettaient volontiers à leurs chefs du soin de régler leurs relations. Les conflits d'intérêt entre les États les préoccupaient peu, et ils les entendaient mal. Ce qu'ils avaient le plus à cœur, c'était précisément ce dont les chefs se souciaient le moins: le principe qui réglerait le droit européen et le système général qui en serait l'application. Un contemporain, de Pradt 6, a très-bien rendu ce sentiment: Les Européens n'interrogeaient;point le. Congrès sur l'emploi qu'il entendait faire de telle fraction de souveraineté; mais ils lui demandaient si, après tant d'agitation, il y aurait enfin du repos; si après tant de changements, il y aurait enfin de la stabilité; si après tant de spoliations, il y aurait enfin sûreté pour la propriété; si, après tant d'inquiétudes sur l'emploi de la vie, il y aurait enfin des positions assurées... Ils ne demandaient pas seulement sous quelles dominations, dans quel ordre social ils vivraient, mais s'il y aurait des dominations certaines et un ordre social sous lequel il leur serait donné de vivre.
Depuis 1792, les alliés avaient armé l'Europe contre la France en vertu d'un principe auquel ils ne croyaient pas et qu'ils n'avaient cessé de violer. Dix-sept ans avant la Révolution française, ils avaient montré, par le partage de la Pologne, le cas qu'ils faisaient du droit public, le respect qu'ils portaient aux traités et la considération qu'ils avaient pour les souverainetés légitimes. .En devenant conquérante, la Révolution française n'avait fait que suivre leur exemple et s'inspirer de leurs maximes. Ils l'avaient condamnée tant qu'ils avaient cru pouvoir vaincre la France et partager ses dépouilles; ils avaient pactisé avec la Révolution toutes les fois qu'après les avoir vaincus, elle les avaient conviés à la curée. Depuis la Prusse qui avait en 1795 abandonné la rive gauche du Rhin à la République, jusqu'à l'Autriche qui avait en 1810 donné une archiduchesse à l'Empereur, tous avaient tour à tour sacrifié leurs principes à leurs intérêts. Maintenant que l'armée de Napoléon était anéantie et que son héritage était vacant, ils n'avaient qu'une pensée et qu'un dessein: continuer l'œuvre de l'Empereur en la retournant contre la France, imiter l'Empire après l'avoir abattu. Cependant, il leur fallait justifier leur conduite devant l'Europe. À la rigueur, la Russie, l'Autriche et la Prusse pouvaient traiter l'Europe en déshérence comme elles avaient traité la Pologne en anarchie; se dire: L'Europe, c'est nous! se disputer en secret sur les évaluations et sur les lots; puis, les enchères terminées et le marché consommé, répondre aux curieux malavisés et aux questionneurs impertinents ce que le tsar Alexandre répondait à Talleyrand: «Les convenances de l'Europe sont le droit.» Mais il y avait un des alliés qui était obligé de parler en public et ne pouvait se payer des sophismes cyniques qui prévalaient dans les conciliabules. C'était précisément celui auquel la persistance de sa politique, la constance de ses desseins, la fermeté de ses vues, avaient assuré une place prépondérante dans l'alliance, l'Angleterre, qui avait noué toutes les coalitions et payé tous les coalisés. Son représentant à Vienne, Castlereagh, était aussi indifférent que ses collègues aux principes et au droit public; mais le parlement anglais ne l'était pas. C'était en Angleterre surtout que se manifestaient les sentiments si vivement exprimés par Gentz et de Pradt, et ils ne se manifestaient point, comme dans le reste de l'Europe, timidement et dans l'ombre; ils éclataient dans les journaux, ils se déclaraient à la tribune. Par cela seul qu'il y avait en Angleterre une tribune libre, où la politique anglaise serait traduite et discutée, les secrètes transactions de Vienne avaient nécessairement une sanction publique, le Congrès était responsable devant l'opinion de l'Europe et ne pouvait se soustraire à cette responsabilité. C'est ce que Talleyrand avait très-bien senti, et c'est ce qui fit la puissance de ces fameuses notes de principes qu'il rédigeait moins pour être méditées par les diplomates de Vienne que pour être publiées à Londres et livrées aux débats du Parlement.

Il fallait donc, il fallait absolument que le Congrès, quels que fussent ses actes, trouvât moyen d'établir qu'ils étaient conformes au principe de la coalition et à l'intérêt général de l'Europe.

C'est ici que les difficultés commençaient. Si grande que fût la dextérité des publicistes de la coalition, elle ne pouvait faire passer pour un principe d'ordre européen les convoitises de la Prusse sur la Saxe et de la Russie sur la Pologne. La coalition avait invoqué deux principes: le droit des dynasties aux héritages traditionnels, le droit des nations à l'indépendance. Le Congrès réprouvait le second et désavouait le premier. Il les violait tous les deux en donnant aux Prussiens la Saxe malgré les protestations du peuple saxon qui réclamait son indépendance, et malgré les protestations du roi de Saxe qui réclamait sa couronne.

Faute de principes, il leur restait l'intérêt; mais ce mobile, le seul qui les dirigeât, était inavouable, et, en les dirigeant, il les divisait. Ils étaient ainsi doublement vulnérables. «Leur embarras, disait très-bien Talleyrand, part de l'illusion dans laquelle ils se soutenaient en croyant pouvoir régler les affaires de l'Europe sur des bases qu'ils nous avaient annoncées arrêtées et qui ne le sont pas.»

L'art le plus subtil ne pouvait dissimuler longtemps des oppositions aussi violentes et un trouble aussi profond. Les coalisés y apportaient fort peu d'art et beaucoup de passion. Talleyrand mettait toute son habileté à les démasquer. Il y parvint, parce qu'il était étranger à leurs dissensions et qu'aucune convoitise n'ébranlait son sang-froid. Il était maître de lui, jugeait du dehors et de haut. C'était une supériorité, il en usa. «Le Congrès, dit un témoin 7, était une masse informe, composée d'éléments incompatibles qui se heurtaient et s'entravaient partout. Dans un pareil état de choses, la force seule devait constituer le droit.» C'était l'aveu humiliant et désespérant auquel aboutissaient les observateurs qui connaissaient le fond des choses et voyaient de près les hommes. «Quoi que l'on fasse, dit un Autrichien, tout cela finira par une rupture complète entre les puissances.» De Maistre écrivait dès le mois d'août 8: «I1 ne faut pas compter sur le Congrès. Probablement tout se brouillera de nouveau.» Gagern arrive à Vienne le 15 septembre: dès le 21, il constate que l'on parlait déjà de guerre: «On n'était, dit-il, d'accord que contre les Français; cette situation finit par tourner à l'avantage de leurs plénipotentiaires 9.»

V


Déclarant hautement et démontrant par ses actes son entier désintéressement, la France était inattaquable. Son rôle était le plus simple et le plus bean de tous. Il y avait dans sa conduite une merveilleuse puissance de logique. Telle était la force de la position qu'elle avait prise, que, malgré l'inconsistance de son gouvernement, malgré les embarras de ses affaires intérieures, malgré surtout les antécédents et le caractère du personnage qui la représentait à Vienne, sa politique y devait prévaloir et y prévalut. C'est ici le trait le plus singulier du rôle de Talleyrand: il avait à imposer non-seulement ses idées, mais sa personne. Il fallait que les principes qu'il professait eussent une extraordinaire vertu d'évidence pour que l'Europe Oubliât qu'ils étaient professés par lui. L'Europe ne connaissait pas les restrictions mentales par lesquelles il avait atténué dans son for intérieur ses complaisances pour le Directoire et pour Napoléon. Il demeurait pour l'Europe l'exécuteur ou le complice des actes que l'Europe avait voulu venger et réparer. Mais qui, dans cette conférence de Vienne,, eût osé l'attaquer en face et lui reprocher son passé? Si ses actes étaient coupables, tous y avaient participé avec lui ou comme lui. Il eût répondu à la Prusse par le Hanovre, à l'Autriche par Venise, à la Russie par Tilsitt. Un seul peut-être aurait pu le prendre de haut, c'était l'Anglais; mais l'Anglais avait pour instruction de ne le point faire. Les autres se turent. Tous s'accordèrent pour jeter un voile sur leur passé. Par une sorte de convention tacite, ces libertins endurcis de la conquête se transformèrent les uns pour les autres en néophytes du droit et revêtirent la toge de lin. Dans cette régénération spontanée, l'ancien évêque d'Autun se trouva sortir le plus pur et le plus immaculé des eaux du baptême. Il affirma très-haut ce que les autres ne pouvaient nier que tout bas. Nul d'entre eux n'eut l'impertinence de le chicaner sur sa conversion, car les principes qu'il proclamait avec tant de force, aucun d'eux ne pouvait ni les contester publiquement ni les désavouer.

De là vint que, dès la première rencontre, il les déconcerta si fort. «L'intervention de Talleyrand a furieusement dérangé nos plans, écrivait Gentz le 30 septembre 10». Le prince de Metternich ne sent pas comme moi tout ce qu'il y a d'embarrassant et même d'affreux dans notre situation.» Metternich et Castlereagh se refusèrent à le sentir aussi longtemps qu'ils le purent. Ils essayèrent de tous les moyens pour séparer la Prusse de la Russie: tous les moyens échouèrent, et, de guerre lasse, il leur fallut bien recourir à Talleyrand. Ce fut son triomphe et son chef-d'œuvre. Je n'essayerai pas de montrer ici comment il l'exécuta; comment il sortit peu à peu de l'isolement dans lequel, lors de son arrivée, on l'avait séquestré; comment il dissipa les préventions et les soupçons; comment il convainquit les plus récalcitrants du désintéressement et de la loyauté de la France; comment il les persuada tous, sauf les Prussiens et les Russes, que la France, ainsi qu'il le disait à Gagern, devait donner de bons exemples après tant de mauvais, qu'il fallait être bon Européen, modérés, et ne chercher qu'un juste équilibre; comment il amena enfin l'Angleterre et l'Autriche à signer avec lui le traité secret du 3 janvier 1815, qui consommait le grand objet de sa politique: dissoudre la coalition, assurer des alliés à la France et faire prévaloir les intérêts qu'elle jugeait être à la fois les siens et ceux de l'Europe. «Maintenant, écrivait-il à Louis XVIII, le 4 janvier 1815, la coalition est dissoute, et elle l'est pour toujours. Non seulement la France n'est plus isolée en Europe, mais Votre Majesté a déjà un système fédératif tel que cinquante ans de négociations ne semblaient pas pouvoir parvenir à le lui donner. Elle marche de concert avec deux des plus grandes puissances... Elle sera véritablement le chef et l'âme de cette union, formée pour la défense des principes qu'elle a été la première à proclamer.»

Talleyrand comptait sans le retour de l'île d'Elbe.

L'événement le surprit, bouleversa ses plans, anéantit ses combinaisons. Le grand intérêt de la correspondance s'arrête là. Ce qui suit est pénible à lire. De toutes les considérations qui dirigèrent sa conduite à Vienne pendant les Cent-Jours, Talleyrand n'en allègue qu'une seule, et c'est à coup sûr la moins faite pour atténuer ce que cette conduite a de blessant pour le sentiment français: l'intérêt dynastique. Ses lettres adressées à Gand sont le contraire d'une apologie. Ceux qui les avaient lues en avaient porté, comme M. Mignet, un jugement très-sévère. Talleyrand n'a rien omis de ce qu'il fallait pour le motiver. Il ne s'explique ni ne s'excuse, il se vante au contraire et semble presque se glorifier. D'ailleurs, toute la dialectique du monde ne pouvait prévaloir contre ce fait: c'étaient les armées françaises qui se préparaient à combattre à Waterloo. Non-seulement il l'oublie, mais il ne parait même pas en avoir conscience.

Le rôle qu'il s'était composé à Vienne et le personnage qu'il y avait joué étaient absolument artificiels. Sa grande force était la force des choses; sa supériorité avait consisté à la comprendre et à s'en servir. Lorsque ce soutien lui fit défaut, le masque tomba. Il ne resta plus qu'un homme d'un aplomb extraordinaire, d'une dextérité consommée, mais démenti par les faits et dérouté dans ses calculs. «Talleyrand fait ici le ministre de Louis XIV», disait le Tsar au mois d'octobre. Au mois d'avril, il n'était plus que le ministre de Jacques II. De moins imperturbables auraient perdu le sang-froid. Talleyrand eut grand'peine à garder le sien. On sent dans sa correspondance je ne sais quoi d'âpre et d'affecté qui trahit l'agitation intérieure. Il se force, il se guinde, il s'acharne. L'équivoque de sa situation perce dans son style. Froissé dans son amour-propre, inquiété dans son ambition, ses préoccupations personnelles, ses rancunes, ses haines se mêlent aux craintes trop légitimes qu'il conçoit pour la France. Sa prévoyance en est comme exaspérée. Il continue de juger juste, mais il apporte dans ses jugements une aigreur irritée. Comme son maître et patron Voltaire lorsqu'il flagornait Frédéric pendant la guerre de Sept ans, ou Catherine pendant la guerre de Pologne, Talleyrand, jeté par la passion hors du bon sens, perd le sentiment de la mesure et de la nuance. Pour parodier un de ses mots les plus fameux et le condamner par sa propre critique, on petit dire qu'il y a dans les lettres de cette période quelque chose qui à ses yeux était pire que de mauvaises pensées, il y a du mauvais goût.

M. Pallain n'a pas voulu nous laisser sous cette fâcheuse impression. Il a placé à la fin du recueil une pièce qui en résume merveilleusement l'esprit et en rappelle les meilleures pages. C'est le rapport composé au mois de juin par Talleyrand sur l'ensemble des travaux du Congrès et sur la situation de la France. Ce mémoire, qui ne comprend pas moins de quarante-huit pages, forme la conclusion naturelle de la Correspondance, comme les instructions de septembre 1814 en sont la préface nécessaire. Il se placera dans l'œuvre littéraire de Talleyrand à côté et peut-être au-dessus du célèbre Éloge de Reinhard: le sujet est plus élevé et la forme est moins concertée. C'est une apologie sans doute, mais une apologie composée de très-haut, où les vues d'ensemble priment les vues personnelles, où le diplomate devient historien. L'homme d'État s'y montre digne du diplomate. Toute la partie du Mémoire consacrée à l'étude des causes qui ont amené la chute de la première Restauration, la critique des fautes commises, l'indication des moyens propres à les réparer, font le plus grand honneur à Talleyrand. Après avoir montre qu'en lui le plénipotentiaire de Vienne, en 1814, s'inspirait des vues de l'observateur de Londres, en 1792, on aime à retrouver dans le conseiller de Louis XVIII le député aux États généraux. On aime à voir le même homme proposant, pour rétablir la monarchie, les mêmes moyens qu'il proposait vingt-cinq ans auparavant pour en prévenir la chute. Il resta toujours en tous ces constituants de 1789 un fond de libéralisme qui survécut à toutes les défaillances du caractère. Il resta aussi au fond de l'âme de Talleyrand, malgré son scepticisme de roué politique, un fond sincère d'amour de la France. C'est ce qu'il ne faut pas oublier, même sous le coup des froissements les plus légitimes. On doit lui pardonner beaucoup; ces deux vertus-là, encore qu'intermittentes chez lui et trop souvent voilées, rachètent bien des vices. Tout compte fait, et quelles que fussent les arrière-pensées personnelles qui se mêlaient à ses calculs, c'était avant tout la France qu'il servait à Vienne pendant les grandes négociations du Congrès, et il l'a bien servie.


Notes
3. Lettre à Metternich, 19 décembre 1814.
4. Voir l'étude intitulée s l'Angleterre et l'Émigration.
5. M. Pallain cite (pages 21.2 et 438) des extraits intéressants de ce Mémoire. On regrette qu'il ne l'ait pas publié en entier, car il y a une sorte de légende autour de ce document. Michaud le croyait perdu, d'autres en avaient nié l'existence. Le fait est qu'il n'était même pas égaré. Il en existe plusieurs copies aux affaires étrangères. L'original était classé dans les volumes de la corres pondante de Londres, et mentionné dans les répertoires.
6. Du Congrès de Vienne, 1815.
7. Gentz, Dépêches aux hospodars de Valachie.
8. Correspondance politique, Paris.
9. Mein Antheil an der Politik, Leipzig, 1875

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