Pour saluer Jacques Dufresne

Giovanni Calabrese

Dans son premier numéro, paru le magazine Philosophie & Compagnie présente Jacques Dufresne comme l'intellectuel le plus marquant de sa génération. Voici l'article que le directeur de la publication a consacré à Jacques Dufresne.

 

Je voudrais saluer ici un important animateur de la vie intellectuelle du Québec, qu’il a nourrie de son dynamisme au cours des quarante dernières années, qui s’est dépensé pour la faire vivre à bonne hauteur, par ses thèmes aussi bien que par le registre où il voulait qu’on les aborde. Je l’ai connu au début de mes études au collège Ahuntsic où il occupait un poste dans l’administration. Je ne suis pas sûr qu’il enseignait, à cette époque, mais il avait enseigné la philosophie. Pourtant, cette année-là, il avait dû remplacer au pied levé, je crois, le professeur indisponible d’un cours de poésie. Il nous avait donc entretenus de littérature. Non pas enseigné la poésie mais parlé d’elle ou, encore mieux, il l’avait laissée nous atteindre. Car c’est de cela que je me souviens, sa façon à la fois personnelle et profonde de parler des œuvres, et surtout de ceci qu’il récitait les textes par cœur. Étonnamment, ce n’est que récemment que j’ai lu son «Éloge du par cœur» où il dit entre autres que, «compris dans une perspective organique et non dans une perspective mécanique», il nous rapproche du réel, ce qui est pour lui la fin de toute entreprise de connaissance du monde et, à vrai dire, de toute vie digne de ce nom. Je dirais pour ma part que le par cœur, notamment lorsqu’il s’agit de poésie (mais cela vaut aussi pour les chansons et la musique), nous permet de disposer d’un vocabulaire (parfois un mot, sinon un vers, et parfois tout un poème) grâce auquel on arrive à nommer des expériences, des événements, des émotions qui autrement resteraient passivement éprouvés sinon étrangères. Mais peu importe. Cette introduction à la poésie avait été pour moi une pièce importante de ma formation.

Je sais bien sûr que Jacques Dufresne n’a pas que des amis — parlez-en à Guy Laflèche, professeur de littérature à l’université de Montréal. Il aurait été surprenant que sa nature de bâtisseur, sa personnalité vive et les multiples lieux où il est intervenu n’aient pas donné prise à des erreurs, à des malentendus, à des déclarations malvenues et à des frictions. Mais sa présence constante et fidèle sur le terrain, au carrefour de l’activité spéculative proprement dite, des institutions du savoir et des entreprises culturelles en font un représentant privilégié de la vie intellectuelle québécoise et un spécimen rare d’engagement philosophique. Ses réalisations en tout cas attestent d’un sens têtu de la continuité pour lequel on doit commencer par avoir du respect. Des observateurs plus compétents que moi pourront ensuite inscrire son action et sa réflexion dans l’histoire pour en apprécier la contribution. Je voudrais en évoquer quelques aspects.

À plus de soixante-dix ans (il est né en 1941), Jacques Dufresne s’apprête donc à lancer un nouveau projet. Car s’il est philosophe, homme de plume et de parole, il est aussi homme d’action, d’organisation, qui n’a jamais oublié que l’élaboration, le commerce et la confrontation des idées doivent pouvoir compter sur des conditions matérielles de possibilité, qu’il n’a donc pas hésité à mettre en place. Et il aurait sans doute souhaité que les autres en fassent autant. À en juger par le nombre de suggestions, de conseils, de plans, d’hypothèses à vérifier, de choses à faire — fussent-ils simplement pratico-pratiques ou généraux et théoriques — qu’il a disséminés dans ses conférences, ses causeries, ses publications et ses interventions devant diverses instances publiques il n’a manifestement jamais souffert ni de manque d’imagination ni d’asthénie, au point peut-être d’épuiser ses interlocuteurs et de se désespérer de ne pouvoir mener soi-même à bien tout le programme qu’il entrevoyait. Il émane en tout cas de lui et de ses textes une sorte d’énergie inépuisable, qu’il ne réussit, semble-t-il, à contenir, quand il s’adresse aux autres du moins, que par maîtrise intellectuelle et sens de la civilité. Mais il en est lui-même constamment animé et irrépressiblement porté à passer aux actes. Il a, dit-il, une horreur absolue de l’ennui.

Le projet s’appelle cette fois Homo Vivens — «une association pour la défense de l’humain en tant qu’être vivant, incarné, mortel, imparfait, limité», que notre civilisation a tendance à vouloir remplacer «par un nouvel être, fabriqué par la techno-science, qu'on appelle cyborg ou posthumain, selon que l'on veut souligner le fait qu'il est un homme augmenté (de prothèses, de molécules) ou qu'il constitue une nouvelle espèce supérieure à l'ancienne. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit d'un hybride, dont le pôle de chair et d'âme perd de l'importance au profit du pôle mécanique. Ce dernier occupe toute la place dans l'androïde, automate d'apparence humaine, et dans le robot, automate qui remplit des fonctions jadis réservées aux humains, mais sans toujours leur ressembler.» Tels sont les mots du document qui annonce la nouvelle association dont l’objectif, de concert avec «l'encyclopédie de l'Agora et la lettre de l'Agora», est de former «un haut lieu de la pensée et de l'action sur le sort de l'humain parmi les avatars qui prétendent à sa succession».

Un autre projet — réalisé depuis longtemps, celui-là — auquel son nom est associé (mais celui de sa femme aussi, Hélène Laberge, qui, certes discrète, n’en est pas moins une moitié du tandem) c’est, on vient d’y faire allusion, celui de l’Agora, qui est aujourd’hui une créature complexe dont les membres sont nés à différentes époques, d’abord boîte de recherches et de communications, ensuite périodique, puis encyclopédie virtuelle — «sans doute la première encyclopédie virtuelle et participative de langue française, lancée en 1998, bien avant Wikipedia, née en 2001» (Libération, 25 mai 2007). Dans «Le Québec et les inforoutes», un texte au ton énergique, conquérant, qui annonçait en 1997 la mise sur pied de cette «encyclopédie nationale multimédia et interactive», Jacques Dufresne décrivait cette «aventure mobilisatrice, enthousiasmante» comme une chance unique pour le Québec de s’inscrire dans le monde au travers de son activité intellectuelle et de dépasser le repli sur soi. «Sur internet, on est de calibre et d’intérêt internationaux ou on n’est pas», disait-il. Malheureusement, plus de dix ans plus tard, l’encyclopédie de l’Agora s’est «retrouvé[e] écrasé[e] par de jeunes mastodontes sans vergogne» (Libération), «déclassée», dira le journaliste Stéphane Baillargeon, par Wikipedia, dont Dufresne ne cesse de dénoncer les limites et les méfaits. Ce n’est pas par ressentiment, dit-il. «J'apprécie beaucoup de choses dans Wikipedia et j'ai rêvé d'en faire un bon nombre moi-même. Seulement, il y a un enjeu philosophique capital dans ce combat qui mène au triomphe du savoir éclaté. Chacun peut y collaborer, avec parfois d'excellents résultats. Mais au total, on se retrouve avec une vision du monde incohérente» (Le Devoir, 7 février 2009).

L’homme mécanique, morcelé, chosifié, tout autant que la connaissance éclatée, dispersée, non intégrée, sont, pour Jacques Dufresne, deux versions de la même erreur, celle de perdre de vue l’unité de sens et l’unité de vie qui peuvent seules assurer notre bonheur. Il n’y a pratiquement aucun texte de lui, peu importe l’échelle à laquelle il se situe, qui ne revienne sur la nécessité de tenir compte dans nos pratiques quotidiennes comme dans notre attitude intellectuelle de l’ensemble de ce que nous sommes et de ce qu’est la réalité. Bien entendu ce sont les Grecs qui, au travers notamment de la notion de cosmos, sont à ce égard ses maîtres, mais aussi les grandes figures humanistes, celles de la Renaissance comme d’autres plus récentes, à commencer par Simone Weil, sur qui il a fait sa thèse.

C’est également le souci d’intégration des connaissances qui était au principe de ce qui est sans doute le premier projet connu et concrétisé de Jacques Dufresne. Je parle de la revue Critère naturellement, qui, de 1970 à 1983 (il la dirigera jusqu’en 1979), a été le lieu d’une activité intellectuelle soutenue à laquelle ont participé des collaborateurs réputés, nationaux aussi bien qu’étrangers, que Dufresne réussissait à attirer au Québec. Revue «interdisciplinaire» née justement en opposition aux périodiques spécialisés, elle réunissait, dans des textes encore lisibles, choisis par un comité d’esprits autorisés, des éclairages différents sur un thème donné de manière à en faire apparaître l’économie d’ensemble. La revue a d’ailleurs traité avant beaucoup d’autres des questions qui occuperont l’actualité des décennies à venir, la santé, l’environnement, la technique, etc. Elle avait en outre cette caractéristique de se prolonger souvent en rencontres réelles lors de colloques qui en poursuivaient la réflexion. «Chaque numéro, explique Dufresne, devint l'occasion d'une grande aventure où chacun pouvait s'initier simultanément à tous les aspects d'une question. L'aventure durait assez longtemps et prenait des formes assez diverses pour nous donner la conviction que nous avions trouvé la meilleure façon de parfaire notre culture. Nous avons pu dès les débuts publier deux numéros de deux cent cinquante pages chacun sur un sujet, la santé par exemple, servant de fer de lance à un grand colloque, également interdisciplinaire, auquel participaient les conférenciers les plus réputés. Suivait un troisième numéro contenant les actes du colloque. L'ensemble de l'opération durait un an.»

L’encyclopédie de l’Agora
était en somme déjà dans Critère, non seulement par son orientation justement «encyclopédique», mais également par sa stratégie de conquête de l’espace socio-intellectuel. Car occuper la scène pendant un an, c’est y être... tout le temps, et en être, en quelque sorte, le meneur de jeu. De même, dans «Le Québec et les inforoutes», on peut lire que, pour réussir le projet d’encyclopédie nationale virtuelle, il faut procéder à la «conquête intellectuelle du monde». Bien sûr, Dufresne entend par là: connaître le monde, le conquérir par l’intelligence qu’on en a, se l’approprier. Du moins dans un premier temps, car il est clair que la conquête serait normalement ensuite bien réelle, par la consommation, à l’étranger, de cette intelligence exportée.

On mesure ainsi l’ambition de Jacques Dufresne, ambition démesurée peut-être mais tout à fait compréhensible et admirable, requise de toute façon par la nature même du faire. On aurait tort, cela dit, d’en faire une ambition personnelle. Son effort a en effet toujours été commandé par le désir de comprendre la réalité et de célébrer la vie, de faire se rencontrer «l’action et le rêve», comme disait Baudelaire, de faire connaître ce qui est le plus à même de nourrir l’esprit. Désir, également, qu’il a mis au service de son pays — ce qu’il ne faudrait pas oublier. A-t-il réussi dans cette entreprise? Quelle est la contribution de son travail et de son dynamisme à la vie intellectuelle du Québec? Que restera-t-il dans vingt ans de sa propre fécondité? Difficile de répondre à ces questions. Je sais au moins qu’il a semé un peu en quelques-uns d’entre nous.




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