Nous de Zamiatine

Eugène Zamiatine

«On nous attacha sur des tables pour nous faire subir la Grande Opération. Le lendemain, je me rendis chez le Bienfaiteur et lui racontai tout ce que je savais sur les ennemis du bonheur. Je ne comprends pas pourquoi cela m'avait paru si difficile auparavant. Ce ne peut être qu'à cause de ma maladie, à cause de mon âme. " Ainsi parle D-503, le héros du roman. Il a pris note de cet avertissement : « je vous ai dit qu’il fallait leur extirper l’imagination, à tous sans exception. Il n’y a que la chirurgie qui peut aider dans ces cas… »

En dépit de ses lourdes responsabilités, D-503 en tant qu'ingénieur, constructeur de l'Intégral, le vaisseau de l'avenir, il n'est qu'un numéro, et comme il pratique la grande vertu du régime, la transparence, il se résigne, comme tous les personnages du roman,  à ce qu'un numéro lui tienne lieu de nom.

Transparence ai-je dit! Tous ces numéros vivent dans des maisons de verre. Ils ne peuvent tirer les rideaux qu'aux heures sexuelles.

«Après avoir vaincu la Faim (ce qui, algébriquement, nous assure la totalité des biens physiques), l’État Unique mena une campagne contre l’autre souverain du monde, contre l’Amour. Cet élément fut enfin vaincu, c’est-à-dire qu’il fut organisé, mathématisé, et, il y a environ neuf cents ans, notre « Lex Sexualis » fut proclamée : « N’importe quel numéro a le droit d’utiliser n’importe quel autre numéro à des fins sexuelles. 


Le reste n’est plus qu’une question de technique. Chacun est soigneusement examiné dans les laboratoires du Bureau Sexuel. On détermine avec précision le nombre des hormones de votre sang et on établit pour vous un tableau de jours sexuels. Vous faites ensuite une demande, dans laquelle vous déclarez vouloir utiliser tel numéro, ou tels numéros. On vous délivre un petit carnet rose à souches et c’est tout.


Il est évident que les raisons d’envier le prochain ont disparu. Le dénominateur de la fraction du bonheur a été annulé et la fraction est devenu infinie. Ce qui, pour les anciens, était une source inépuisable de tragédies ineptes, a été transformé par nous en une fonction harmonieuse et agréablement utile à l’organisme. Il en est de même pour le sommeil, le travail physique, l’alimentation, etc. Vous voyez combien la grande force de la raison purifie tout ce qu’elle touche. Oh ! lecteurs inconnus, si vous pouviez connaître cette force divine, si vous appreniez à la suivre jusqu’au bout !…»

On devine déjà l'influence qu'aura ce livre sur Aldous Huxley et George Orwell. Dans le Meilleur des mondes, il y a de nombreux rendez-vous comme celui-ci. : «La chère O devait arriver une heure après. Je sentis un doux émoi me pénétrer. Arrivé à la maison, je courus au guichet, montrai au gardien mon ticket rose et reçus en échange la permission d’utiliser les rideaux. Nous n’avons ce droit qu’aux jours sexuels. D’habitude, dans nos murs transparents et comme tissés de l’air étincelant, nous vivons toujours ouvertement, lavés de lumière, car nous n’avons rien à cacher, et ce mode de vie allège la tâche pénible du Bienfaiteur. Autrement, on ne sait ce qui pourrait arriver. Il se peut que les demeures opaques des anciens aient engendré chez eux leur misérable psychologie cellulaire. « Ma (sic) maison est ma forteresse. » Ils auraient pourtant pu réfléchir davantage.


À vingt-deux heures, je baissai les rideaux et, au même instant, la souriante O entra, un peu essoufflée. Elle me tendit sa petite bouche rose et son billet de même couleur. Je déchirai le talon du billet et ne pus m’arracher de la bouche rose jusqu’au dernier moment : vingt-deux heures quinze.


Je lui montrai ensuite mon journal et lui parlai, fort bien je crois, de la beauté du carré, du cube, de la droite. Elle écoutait d’un air rose, charmant, et une larme, puis une autre, puis une troisième, tombèrent sur la page ouverte (c’était la page 7). Les lettres se brouillèrent et je fus obligé de recopier le passage.»

D-503 après avoir participé activement à l'expansion de cette organisation à l'échelle interplanétaire en arrive à l'autocritique, à la dénonciation, au rééquilibrage psychique. Il pressent que dans son empire, la dissidence sera un jour considérée comme une maladie mentale. Il ne sera pas le dernier à demander qu'on lui pardonne d'avoir une âme.

Voici son dialogue avec les médecins du régime:

«Ils étaient deux, l’un courtaud, aux pieds comme des colonnes et avec des yeux qui semblaient être montés sur des cornes et l’autre, très sec, aux lèvres comme des ciseaux, au nez comme une lame… C’était bien lui.
Je me précipitai vers lui comme vers un parent, droit sur la lame de son nez, et lui parlai de mon insomnie, de mes rêves, des ombres, de la mer jaune. Ses lèvres en ciseaux scintillèrent et sourirent…


« Ça va mal. Il s’est formé une âme en vous. »
Une âme ? Quel mot étrange et depuis longtemps oublié !

« C’est… très grave ? balbutiai-je.

– Incurable, tranchèrent les ciseaux.

– Mais, en somme, en quoi cela consiste-t-il ? Je ne me rends pas bien compte…

– Comment vous expliquer… vous êtes mathématicien ?

 Oui.


– Supposez une surface plane, ce miroir par exemple. Nous clignons des yeux pour éviter le soleil qui s’y réfléchit. Vous y apercevez également la lumière d’un tube électrique ; tenez, l’ombre d’un avion vient d’y passer. Tout cela ne reste qu’une seconde dans le miroir. Maintenant, supposez que par le feu on amollisse cette surface impénétrable et que les choses ne glissent plus, mais s’incrustent profondément dans ce miroir, derrière lequel, étant enfants, nous cherchions si souvent avec curiosité ce qu’il pouvait y avoir. Cette surface aurait engendré un volume, un corps, un monde. Nous avons en nous un miroir sur lequel glissent le soleil, le tourbillon de l’avion, vos lèvres tremblantes et les lèvres d’un autre aussi… Ce miroir froid réfléchit, renvoie, tandis que le vôtre, maintenant, garde trace de tout et à jamais. Vous avez vu un beau jour une légère ride sur la figure de quelqu’un – vous l’avez toujours en vous ; vous avez entendu quelque part une goutte d’eau tomber dans le silence, vous l’entendez encore maintenant…

– Oui, c’est justement ça », dis-je en le saisissant par la main. J’entendais dans le silence des gouttes d’eau tomber lentement du robinet sur le lavabo, et savais que ce serait pour toujours. « Mais pourquoi ai-je eu tout à coup une âme… Je n’en avais pas et puis, brusquement… Pourquoi personne n’en a-t-il, et moi… »

Je serrai sa main fine toujours plus fortement, j’avais peur de perdre cette ceinture de sauvetage.

« Pourquoi ? Pourquoi n’avons-nous pas de plumes, ni d’ailes, seulement des omoplates, qui servaient d’attaches aux ailes ? Parce que nous n’en avons plus besoin ; nous avons l’aéro, et les ailes ne seraient qu’une gêne. Des ailes, c’est pour voler, mais nous n’avons plus besoin de voler, nous sommes arrivés au but. Pas vrai ? »

Je hochai la tête d’un air perdu. Il me regarda et éclata d’un rire métallique. L’autre, aux pieds comme des colonnes, l’entendit et sortit lourdement de son cabinet. Il frappa le docteur, puis moi, de ses yeux montés sur cornes.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Quoi, une âme ? Vous dites bien, une âme ? Qu’en savez-vous ? Nous arriverons au choléra si ça continue. Je vous ai dit », il donna un coup de corne à son mince confrère, « je vous ai dit qu’il fallait leur extirper l’imagination, à tous sans exception. Il n’y a que la chirurgie qui peut aider dans ces cas… »

Il mit d’immenses lunettes Röntgen, tourna longtemps autour de moi et regarda à son aise à travers les os de mon crâne, dans mon cerveau, tout en prenant des notes sur un carnet.

« C’est extrêmement curieux. Écoutez », il me regarda lourdement dans les yeux, « vous ne consentiriez pas à vous laisser opérer ? Ce serait pour l’État Unique… Cela nous permettrait de prévenir une épidémie. Si vous n’avez pas de raisons spéciales… »
Il est probable qu’autrefois j’aurais dit : « Oui, je suis prêt », sans hésitation, cette fois je me tus. Je me cramponnai des yeux au profil mince de l’autre docteur, je le suppliais…

« C’est que, dit-il, le numéro D-503 est le constructeur de l’Intégral, et je suis sûr que cela gênerait…

– Ah », beugla l’autre, et il rentra dans son cabinet.

Nous restâmes seuls. Sa main de papier reposait légèrement sur la mienne, son profil se pencha vers moi et il dit à voix basse :
« Je vais vous dévoiler un secret : cela n’est pas arrivé qu’à vous. Mon collègue n’a pas tort de parler d’épidémie. Rappelez-vous, est-ce que vous-même vous n’avez pas remarqué quelque chose d’analogue chez quelqu’un d’autre ? » Il me regardait avec insistance. « À qui fait-il allusion ? À qui ? Est-ce que…

– Écoutez… » Je me levai de ma chaise.

Mais il se mit à parler d’autre chose, d’une grosse voix métallique :

« Pour l’insomnie et les rêves, je peux vous conseiller une chose : marchez le plus possible. Commencez demain et promenez-vous dès le matin… par exemple jusqu’à la Maison Antique. »

Il me perça encore du regard en souriant très finement. Je crus voir distinctement, enveloppé dans le mince tissu de ce sourire, cette lettre, ce seul nom… À moins que ce ne fût mon imagination. J’attendis qu’il me donnât un certificat de maladie pour aujourd’hui et demain, lui serrai fortement les doigts sans mot dire et me sauvai.

Mon cœur est léger et rapide comme un avion, il me transporte vers les hauteurs. Je sais que demain… Une joie m’attend. Laquelle ?

Texte intégral

 




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