Notre cerveau n'est pas un ordinateur

Alexandre Poulin

Résumé d'un article de Robert Epstein dans AEON

            Le 18 mai dernier, Robert Epstein, l’ancien rédacteur en chef de la revue américaine Psychology Today et psychologue-chercheur à l’Institut américain de recherche comportementale et technologique en Californie, publiait un texte important, au titre provocateur («The empty brain») et dont la thèse, avant que je ne l’explique dans le détail, est la suivante : les cerveaux humains ne sont pas des ordinateurs. Je tenterai de résumer le plus fidèlement possible la pensée de l’auteur.

            Peu importent les efforts que feront les psychologues de l’école cognitive, ils ne pourront jamais trouver dans le cerveau ni des mots, ni des photographies, ni des règles grammaticales. Le cerveau est-il vide pour autant ? C’est qu’il ne contient pas ce que le commun des mortels croit qu’il contient… pas même de mémoire. La mauvaise compréhension que l’on a du cerveau est un phénomène qui a des racines historiques profondes, mais ce qui l’a embrouillée encore davantage c’est l’invention, dans les années 1940, des ordinateurs. Depuis lors, les psychologues, les linguistes et les neuroscientifiques qui traitent du comportement humain ont soutenu que le cerveau humain fonctionne à la manière d’un ordinateur. C’est la thèse que Robert Epstein combat.

              L’être humain, tout juste sorti du ventre de sa mère, naît avec des sens, des réflexes et des mécanismes d’apprentissage. Nous sommes faits pour avoir des relations sociales. C’est considérable, croit Epstein, car si nous n’avions pas l’une ou l’autre de ces caractéristiques à la naissance, nous aurions du mal à survivre. Nous naissons dépourvus de données, de programmes, d’images, d’encodeurs, de décodeurs. L’auteur est clair :

           « Les ordinateurs opèrent sur des représentations symboliques du monde. Ils entreposent et  ils extraient. […] Ils ont une mémoire physique. Ils sont vraiment guidés par des algorithmes dans tout ce qu’ils font. Toutefois tel n’est pas le cas des humains, ne l’a          jamais été et ne le sera jamais. Compte tenu de cette réalité, pourquoi plusieurs  scientifiques parlent-ils du cerveau humain comme si nous étions des ordinateurs? »  (traduction libre)

L’ordinateur est une métaphore. Epstein nous rappelle que l’expert en intelligence artificielle George Zarkadakis, dans son livre In Our Own Image (2015), montre que depuis 2000 ans les humains ont utilisé six métaphores différentes pour tenter de comprendre l’intelligence humaine. De la Bible, qui postulait que les humains sont nés de la glaise; à l’invention de l’hydraulique, qui a handicapé la pratique médicale pendant 1600 ans ; à Descartes qui croyait que les humains étaient des machines complexes ; à Hobbes qui suggérait que la pensée naissait de petits mouvements mécaniques dans le cerveau ; à von Helholtz, au milieu du XIXe siècle, qui comparait le cerveau à un télégraphe : il est important de comprendre que chaque métaphore reflétait l’ère qui l’avait engendrée. Comme par hasard, après l’invention des ordinateurs dans les années 1940, le cerveau a commencé à leur être comparé dans son fonctionnement. George Miller, dans son livre Language and Communication (1951), postulait qu’il était possible d’étudier l’univers mental à partir de concepts de la théorie de l’information et de la linguistique. Ce type de pensée a culminé, en 1958, dans le livre The Computer and the Brain, du mathématicien John von Neumann ; bien qu’il ait reconnu que la connaissance était peu avancée relativement au rôle du cerveau dans le raisonnement humain, il a imaginé des parallèles entre les composantes des ordinateurs et celles du cerveau humain.

            Tout cela, et bien davantage, amène Epstein à soutenir que ce qu’il appelle la métaphore de l’IP (the information processing metaphor), pour comprendre le cerveau humain, est celle qui domine la pensée humaine, tant dans la vie de tous les jours que dans les sciences. Sa validité est tenue pour acquise. Pourtant, elle n’est qu’une métaphore, « une histoire que l’on raconte pour donner un sens à quelque chose qu’on ne comprend pas vraiment ». Elle sera remplacée soit par une autre métaphore, soit par une connaissance plus juste et plus actuelle du cerveau.

            Mais pourquoi la métaphore de l’IP est-elle inadéquate, bien qu’elle soit si répandue ? Epstein croit qu’elle est fondée sur un syllogisme dont les deux prémisses sont raisonnables, mais la conclusion fausse. D’abord, tous les ordinateurs sont susceptibles d’êtres intelligents, puis ils sont tous des processeurs d’information (information processors). Soit. Mais voici la conclusion fautive : tous les êtres ou les entités dotés d’une intelligence sont des processeurs d’information. L’idée que le cerveau des humains est un processeur d’information simplement parce que les ordinateurs fonctionnent ainsi est une métaphore absurde qui finira par être abandonnée comme toutes les autres. La métaphore de l’IP est une « branche qui bloque le chemin » et « une piètre béquille intellectuelle ». Quel prix devrons-nous payer, s’interroge Epstein, pour toutes les recherches menées dans cette perspective ?

            Epstein a tenté de démontrer la fausseté de cette métaphore dans l’une de ses classes. Sa méthode consistait à demander à un étudiant de dessiner un billet d’un dollar sur un tableau. Une fois le dessin terminé, Epstein le cachait à l’aide d’une feuille de papier, retirait un billet d’un dollar de son portefeuille, le collait au tableau. Puis il demandait à l’étudiant de dessiner à nouveau le billet. La différence entre les deux dessins était énorme. Le premier n’était pas représentatif d’un billet d’un dollar, bien que l’étudiante Jinny ait vu ce billet maintes fois dans sa vie. Le deuxième dessin, qu’elle a fait en présence du billet collé au tableau, était réussi. C’est qu’on ne peut pas extraire de représentation du cerveau humain. Que s’est-il passé lors de cette expérience ? Si Jinny n’avait jamais vu un seul billet d’un dollar, il n’y aurait eu aucune ressemblance entre les dessins. Elle a été changée en quelque sorte parce qu’elle en a vu plusieurs fois. Son cerveau a dès lors été capable de visualiser un billet d’un dollar, d’en faire l’expérience à nouveau. Aucune image n’a été extraite de son cerveau, aucune image n’y avait été emmagasinée.

            En définitive, plusieurs scientifiques, pensons à Anthony Chemero, l’auteur du livre Radical Embodied Cognitive Science (2009), rejettent désormais l’assertion selon laquelle le cerveau fonctionne comme un ordinateur ; Chemero entend l’intelligence comportementale comme « […] une interaction directe entre les organismes et leur monde ». Malgré la prédiction faite par certains, par exemple le physicien Stephen Hawking et le neuroscientifique Randal Koene, qu’il sera bientôt possible de télécharger des cerveaux humains à partir d’un ordinateur et d’atteindre l’immortalité, Epstein ne s’inquiète guère. L’immortalité ne sera pas rendue possible, le cerveau humain ne sera jamais en libre circulation dans le cyberespace. Les changements qui s’opèrent dans le cerveau sont le résultat d’expériences ; chacun en est le fruit, et d’une façon différente. Ils reposent sur une structure neurologique unique, propre à chacun selon les expériences qu’il a accumulées. Les ordinateurs ont des copies exactes de données, même lorsqu’ils sont fermés ; mais le cerveau humain maintient l’intelligence aussi longtemps qu’il demeure en vie. Nous sommes des organismes et non des ordinateurs, voilà tout, et, selon Robert Epstein, il faut construire le cadre d’une théorie de l’intelligence sans métaphore ; il faut, quant à celle de l’IP, appuyer sur la touche « supprimer ».

 

Pour lire le texte en anglais : https://aeon.co/essays/your-brain-does-not-process-information-and-it-is-not-a-computer.

 

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