Lewis Mumford, un maître pour notre temps

Jacques Dufresne

 

 La Grèce du 5ème siècle avant Jésus-Christ a été unie par une pensée commune aux philosophes, aux écrivains et aux artistes. Le Moyen Âge européen également. Le monde actuel est uni non par une pensée commune mais par des techniques : de recherche, de fabrication, d’administration, de transport de communication. La seule pensée commune est celle du libre choix des biens de consommation et des opinions, deux univers aussi éclaté l’un que l’autre. Le premier devoir des intellectuels d’aujourd’hui est de susciter l’émergence et la prééminence des auteurs les plus aptes à unir leurs contemporains. Lewis Mumford est l’un d’eux. Thomas Berry, lui-même paléontologue réputé et éminent généraliste, a reconnu en lui le plus grand cultural historian du 20ème siècle. René Dubos, l’auteur de L’homme et l’adaptation, pensait aussi le plus grand bien de Mumford. Technicien devenu historien des cultures, généraliste aussi rigoureux qu’un spécialiste, aussi à l’aise dans l’évocation de la vie que dans l’analyse des phénomènes, penseur solitaire et indépendant, à l’abri des coteries, il sort triomphant de l’épreuve de la critique. On vient tout juste (2019) de publier en France une nouvelle traduction de sa grande synthèse : Le Mythe de la machine, technique et développement humain, aux ÉDITIONS DE L’ENCYCLOPÉDIE DES NUISANCES. Nous tirons de ce livre, sur le thème du travail, des passages d'une portée universelle.

Au début du livre, une note de l’éditeur situe bien le propos de Mumford :

«Dans sa magistrale synthèse de l'histoire du développement humain, Lewis Mumford, face à l'énigme de l'asservissement de l’homme moderne au système technique qu'il s'est créé, est amené à repenser de fond en comble le processus de l'humanisation. Il commence par battre en brèche l'idée d'un homme essentiellement fabricant et utilisateur d'outils ; il démontre ensuite que la culture humaine s'est développée, tout autant sinon davantage, grâce au rêve, à la création de symboles, de rites et de jeux. L'évolution du langage serait donc bien plus déterminante pour le développement ultérieur de l'homme « que s'il avait taillé des montagnes de bifaces. »(1)La traductrice du livre, Annie Gouilleux, présente Mumford sur le site Pièces et main d’œuvre.

Dans tout ce qui nous semble primitif et méprisable pour cette raison, Mumford met en relief des faits dont nous pouvons nous inspirer dans notre recherche du bonheur.

Mumford : «Il y a plus d'un siècle, Thomas Carlyle définissait l'homme comme un « animal utilisateur d'outils », comme si c'était là tout ce qui le hissait au-dessus du reste de la création animale. Une telle surestimation des outils, armes, instruments et machines a obscurci le regard porté sur le développement de l'humanité. Définir l'homme comme un animal utilisateur d'outils, même si on entend par là qu'il est un fabricant d'outils, voilà qui aurait paru étrange à Platon pour lequel si l'homme a échappé à sa condition primitive, il en est autant redevable aux créateurs de la musique - Marsyas et Orphée - qu'à Prométhée le voleur du feu ou à Héphaïstos le dieu forgeron, au demeurant la seule figure de travailleur manuel du panthéon olympien. »(18)

Platon n’était pas la source principale de Mumford. Ce dernier s’appuyait sur un large éventail de découvertes en paléontologie. Sa conclusion :

«Toute définition de la technique devrait reconnaître que bon nombre d’insectes, d’oiseaux et de mammifères avaient innové de manière bien plus radicale en matière de contenants que ne l'avaient fait nos lointains ancêtres dans la fabrication d'outils avant l'apparition d'Homo sapiens : qu'on songe seulement à la complexité de certains nids ou gîtes, aux alvéoles géométriques de la ruche, au caractère urbanoïde des fourmilières et des termitières, aux huttes des castors. Bref, si la seule compétence technique suffit à définir et à accroître l'intelligence, alors l'homme fut longtemps à la traîne des autres espèces. On doit en tirer une autre conclusion : il n'y a, à proprement parler, rien d'exclusivement humain dans la fabrication d'outils jusqu'à ce que celle-ci soit affectée par les symboles du langage, les intentions esthétiques et la transmission sociale des connaissances. De sorte que c'est bien le cerveau de l'homme, et non sa seule main, qui a su faire la différence ; et il est impossible que ce cerveau résulte du seul travail de la main puisqu'il était déjà bien développé chez des quadrupèdes comme le rat qui ne dispose pas de pouce aux pattes antérieures. »(18)

Primum vivere, dit l’adage, mais vivre, nous rappelle Mumford, ce n’est pas seulement  chasser ou travailler pour pouvoir manger, c’est aussi, et cela sans attendre l’abondance, s’adonner à des activités gratuites pour célébrer la terre et se nourrir de symboles.

  «Grâce à son cerveau surdimensionné et toujours en éveil, l'homme disposait de trop d'énergie mentale pour se contenter de survivre comme un animal ; il lui fallait orienter cette énergie non plus seulement vers la quête de nourriture et la reproduction sexuelle, mais vers des modes de vie susceptibles de le conduire à des formes culturelles élaborées - c'est-à-dire symboliques. Ce n'est qu'en inventant ces exutoires culturels qu'il put pleinement contrôler et tirer profit de sa propre nature.

  Inévitablement, le « travail » culturel prit le pas sur le travail manuel. Ces nouvelles activités requéraient bien d'autres ressorts que la discipline de la main, de l'œil et des muscles nécessaires à la fabrication et à l'utilisation des outils, même si ceux-ci lui étaient d'un grand secours : elles exigeaient que l'homme maîtrise toutes ses fonctions naturelles, de ses excrétions à ses accès d'émotions, de la promiscuité sexuelle à ses rêves et ses cauchemars. (20) 

  Le paléolithique est l’une des grandes périodes de la préhistoire. Il commence il y a 3 millions d'années lorsque les premiers Hommes, des chasseurs-cueilleurs, apparaissent et travaillent des pierres pour en faire des outils tout en s’adonnant à des activités artistiques et religieuses. Il se termine il y a 12 ou 10 000 ans. On entre alors dans le néolithique, caractérisé par  l’agriculture, les villages, la céramique. On situe le commencement de l’histoire à -3300 Elle d’abord marquée par l’invention de l’écriture et par l’usage des métaux, le bronze -2200, le fer -800.

  On est enclin à penser que tout progresse au fil de la préhistoire et de l’histoire. Ce n’est pas le cas, nous rappelle Mumford. L’art du paléolithique, celui des grottes, était bien supérieur à celui du néolithique. Quant aux chasseurs d’aujourd’hui, ils seront heureux d’apprendre que leurs ancêtres du paléolithique étaient plus heureux que les travailleurs du néolithique. 

  « On ne saurait concevoir la civilisation ultérieure sans ce considérable apport néolithique, car seules des communautés relativement importantes pouvaient accomplir ces tâches d'une ampleur inédite. Alors que l'artiste paléolithique, tout à son art, se contentait des parois irrégulières de ses grottes, on débitait à présent le bois en planches, on broyait et on polissait la pierre, on se servait d’argile et de plâtre pour enduire les murs des maisons et pour Iisser les surfaces à peindre.

  Force est d'admettre que, jusqu'au seuil de la vie urbaine, l'art mésolithique ou néolithique n'a rien donné d'esthétiquement comparable aux premières représentations gravées ou sculptées découvertes dans les grottes, sans parler des peintures d'Altamira et de Lascaux. Avec la culture néolithique, c'est une nouvelle manière d'être qui fit son apparition : une nature « industrieuse », une aptitude à se consacrer assidûment à une tâche unique, parfois pendant plusieurs générations successives. (176) 

Un certain sort des femmes au paléolithique 

  «Si l'on en juge d'après les peuples de chasseurs qui subsistent aujourd'hui, les hommes paléolithiques éprouvaient un mépris aristocratique pour le travail sous toutes ses formes ; ils laissaient ce genre de corvées aux femmes. Rien d'étonnant donc que ce soient les femmes, avec leur patience inébranlable, qui prirent la direction des opérations quand les peuples néolithiques se convertirent au travail.

  L'humanité a beaucoup gagné à ce passage d'une économie de chasse à une économie agricole, mais y a aussi perdu quelque chose. Le contraste entre ces deux civilisations sous-tend en grande partie l'histoire humaine et il est encore perceptible de nos jours dans les communautés les plus primitives. En Afrique, un observateur pourtant étranger à mes préoccupations a pu noter la différence entre la « simplicité joviale » des chasseurs Batwas et le « comportement plutôt renfrogné du Bantou moyen ». Est-il possible, se demanda-t-il, que la vie dure et sans contrainte du chasseur lui procure une liberté d'esprit que les cultivateurs sédentaires auraient perdue ? Rien qu'à voir les arts et les artefacts qui sont parvenus jusqu'à nous, c'est fort probable en effet, et pour des raisons que nous allons bientôt découvrir.» (177) 

 Mumford ne tarde pas à réhabiliter la femme, en soulignant l’analogie entre les formes féminines et les récipients et en précisant que les processus féminins statiques sont aussi importants que les processus masculins dynamiques

  « Avec la culture des céréales s'instaura un train-train quotidien semblable à celui du rituel : il serait plus exact de dire que le caractère régulier et répétitif du rituel, qui avait appris à l'homme préhistorique à contenir les débordements néfastes de son inconscient fut ainsi transféré dans la sphère du travail, au service d'une vie quotidienne plus concrète, et s'appliqua aux tâches quotidiennes au jardin et aux champs.

  Ce qui m'amène à un sujet trop peu évoqué par les technologues obnubilés par la machine, et qui n'ont d'yeux que pour les éléments dynamiques de la technologie. Les inventions néolithiques fondamentales sont apparues dans le domaine des récipients : le fastidieux processus du meulage fut en effet en partie surmonté par la première des grandes matières plastiques : l'argile. Cette matière est non seulement plus facile à mettre en forme que la pierre, mail elle est aussi plus légère et plus commode à transporter. Et si l'argile cuite est plus fragile que la pierre, elle est également beaucoup plus simple à remplacer. Ce matériau sain et étanche permit la création de récipients pour conserver les céréales, l'huile, le vin et la bière, condition essentielle pour toute l'économie « néolithique », ainsi que l'a souligné Edwin Loeb.

  La plupart des savants admettent volontiers que les outils imitent mécaniquement les muscles et les membres du corps masculin - le marteau est un poing, la lance un bras tendu, les pinces des doigts humains -, mais ils semblent tétanisés dès qu'il s'agit d'extrapoler de la même manière à propos du corps féminin. Nos érudits reculent devant l'idée que l'utérus soit un récipient protecteur ou le sein une cruche de lait, c'est pourquoi ils n'accordent pas tout son sens à l'apparition d'une grande variété de récipients, au moment même où la femme a commencé à jouer un rôle majeur dans la responsabilité des tâches quotidiennes. L'outil et l'ustensile ont comme les sexes des fonctions complémentaires. L'un est mobile, manipule, attaque ; l'autre reste en place, protège et conserve. (192) 

  Les processus masculins et féminins 

  «Dans l'ensemble, les processus mobiles et dynamiques sont d'origine masculine : ils surmontent la résistance de la matière, ils poussent, ils déchirent, pénètrent, entaillent, macèrent, remuent, transportent et détruisent. Tandis que les processus statiques sont féminins et reflètent l'anabolisme prédominant de la physiologie féminine : ils agissent de l'intérieur, comme dans toute transformation chimique, restent en place, passant de la viande crue à la viande bouillie, du grain qui fermente à la bière, de la graine plantée à la plante à graines. Considérer que les états stables sont inférieurs aux états dynamiques est une aberration moderne. Nos savants, si condescendants envers les Anciens qui affirmaient que le cercle est une forme plus parfaite que l'ellipse, privilégient non moins naïvement l'état dynamique à l’état statique alors que tous deux jouent un rôle à part entière dans la nature. » (193)

Mumford appelle mégamachine les grands appareils administratifs centralisés mis en place par des monarques puissants pour réaliser des projets pharaoniques comme les pyramides d’Égypte ou la muraille de Chine. De tels appareils, précise-t-il, ont existé à toutes les époques de l’histoire. Sans doute assimilerait-il la multinationale Amazon de Jeff Bezos à ces mégamachines. Sans sous-estimer les réalisations que ces dernières ont rendu possibles, Mumford pense que l’esclavage qui en fut le prix a éloigné les hommes d’une bonne vie dont les paysans et les artisans, dans leurs villages, s’étaient davantage rapproché, d’où sa conception de la démocratie : elle est caractérisée à ses yeux par le travail à la fois autonome, décentralisé et en lien étroit avec la communauté et le cosmos.

Du néolithique à la Russie de Tolstoï

 « Aussi fastidieuse qu'ait pu être la routine à laquelle ils étaient astreints, les villageois ressentaient la  joie d'être en accord avec eux-mêmes et avec le monde, à l'instar des paysans de Tolstoï dans Anna Karénine : rien de commun avec la masse croissante de nos contemporains aliénés par leur environnement stérile, par leur train-train sordide, par les sollicitations et les passe-temps frelatés de la grande ville moderne.

Comme l'écrit Tolstoï : « Le joyeux travail en commun avait effacé tout mauvais souvenir. Dieu leur avait donné et la lumière et la force de leurs bras ; l'une et l'autre avait été consacrées au labeur et ce labeur trouvait en lui-même sa récompense. » Ils ne se sentaient pas « étrangers et effrayés » dans un monde qu'ils n'avaient pas créé. Leurs ancêtres avaient façonné le monde à leur intention, un monde qu'ils préservaient, renouvelé et parfois enrichi, et transmettaient à leurs enfants. » (218)

Contraste entre l’asservissement à la mégamachine et le travail autonome.

«Dans la chasse et l'agriculture, le travail avait une fonction sacrée, on coopérait avec les forces de la nature et on invoquait les dieux de la fertilité et de l'abondance pour qu'ils soutiennent l'effort de la communauté humaine ; l'exaltation religieuse et l'émerveillement devant les puissances cosmiques se mêlaient aussi bien à l'exercice physique qu'au respect scrupuleux du rituel. Mais pour les conscrits de la mégamachine, le travail devint une malédiction ; il perdit tout caractère sacré et n'offrit plus la moindre satisfaction ni dans les gestes accomplis ni dans le résultat produit. (315)

Un sommet : quand la récompense du travail est le travail lui-même.

Partout où les outils et la force musculaire étaient employés librement, sous la direction des travailleurs eux-mêmes, le travail était varié et exécuté en rythme à la manière d'un rituel. La maîtrise d'un savoir-faire apportait une satisfaction immédiate, confortée par le produit fini. La récompense principale de l'artisan pour sa journée de travail, ce n'était pas le revenu qu'il en tirait mais le travail lui-même, accompli dans un contexte social qui lui donnait tout son sens. Au sein de cette économie archaïque, il y avait un temps pour travailler et un temps pour se reposer ; un temps pour jeûner et un temps pour festoyer ; un temps pour la discipline de l'effort et un temps pour le jeu gratuit. En s'identifiant à son travail et en cherchant à le perfectionner, le travailleur modelait sa propre personnalité.

Les hommages innombrables rendus à la fabrication des outils et à leur utilisation, s'ils sont injustifiés quant au développement de l'homme préhistorique, sont en revanche légitimes dès l'ère néolithique et devraient même être soulignés pour les réalisations tardives de l'artisanat. L'artisan et sa production s'influençaient réciproquement. Jusqu'aux Temps modernes, hormis le savoir ésotérique des prêtres, des philosophes et des astronomes, l'essentiel de la pensée et de l'imagination des hommes s'exprimait par les mains.» (316)

Travail et démocratie

« Dans le cadre de la technique démocratique, la seule activité! digne d'occuper toute une vie, c'était de devenir pleinement homme, de s'acquitter de son rôle biologique en contribuant à la vie sociale de la communauté par la maîtrise et la transmission de la tradition, d'élever à un haut degré de perfection esthétique l'ensemble de ses activités, depuis les cérémonies jusqu'aux cultures vivrières, en passant par la fabrication des idoles et l'ornementation des ustensiles ; Le travail était au service de la vie. Cette vision archaïque du travail était fort répandue et, malgré tous les efforts de l'homme occidental depuis le 16ème siècle pour corrompre et détruire cette culture fondamentale, elle subsista dans les communautés paysannes et dans certaines tribus encore intactes au début de notre siècle. Chez les peuples prétendument primitifs étudiés par Franz Boas, comme chez les « jardiniers de corail » quasi néolithiques de Malinowskl, l'artisanat était tenu en haute estime. (316)

La mégamachine au service de la vitesse et de l’uniformité

«La culture de la machine, quant à elle, ne visait nullement à enrichir la vie, elle ne s'intéressait qu'au produit, au système de production et aux gains matériels ou pécuniaires qui en découlaient. Sous le fouet du contremaître comme sur la chaîne de montage actuelle, les processus dérivés de la mégamachine ont toujours servi la vitesse, l'uniformité, la standardisation et la quantité, sans que ne soient pris en considération leurs effets sur le travailleur et sur le peu de vie qui lui restait à la fin de sa journée de labeur. Les contraintes engendrées par ce système autoritaire étaient plus Insidieuses que l'esclavage classique mais, comme l'esclavage, elles finirent par avilir aussi bien les maîtres que les travailleurs. » (317)

À mi-chemin entre le village et la mégamachine, à mi-chemin aussi entre l’anarchie du haut Moyen Age et l’État moderne, les monastères, nous dit Mumford, ont fait une juste part aux diverses aspirations des hommes, créant ainsi un modèle qui conserve toute sa pertinence, ajoute-t-il, en dépit d’un renoncement à la sexualité qui constitue une lacune à ses yeux. 

  Le monastère, préfiguration de l’État providence 

  « À l'abri de ses murs, le monastère bénédictin avait donc repris à son compte l'ordre et la discipline de la grande machine collective source autrefois du pouvoir temporel. Un ordre qui fut rationalisé et humanisé grâce à sa taille modeste - il suffisait de douze membres pour fonder un monastère - et à l'abandon du carcan de fer qui caractérisait alors le système : division extrême du travail, exploitation, ségrégation, contrainte de masse et esclavage, assignation à un rôle unique tout au long de la vie et contrôle centralisé. 

  Tous les membres valides du monastère étaient astreints à la même part de travail. Chacun recevait une part égale des fruits de ce travail, bien que le surplus fût affecté principalement aux offices et à l'équipement. Les communautés de l'Antiquité s'étaient rarement illustrées par une telle équité, alors qu'elle était répandue dans les cultures primitives ou archaïques. Chaque membre du monastère recevait sa part égale de biens et de nourriture, de soins médicaux, auxquels s'ajoutaient des privilèges spéciaux, comme un régime carné pour les plus âgés. Le monastère fut ainsi une préfiguration de l'« Etat providence ». (350) 

  En diversifiant les occupations au cours d'une même journée, ce modèle triomphait d'un des maux consubstantiels à la civilisation classique : l'assignation à vie à un travail unique auquel était sacrifiée la journée entière jusqu'à épuisement. Un tel esprit de modération, une telle volonté de répartir l'effort en misant sur la variété n'avaient été possibles autrefois qu'au sein de petites communautés traditionnelles dénuées d'ambition, qui avaient renoncé à toute possibilité de développement intellectuel ou spirituel. Ce modèle d’effort collectif œuvrait désormais sur le plan culturel le plus élevé. (350) 

  De l’organisation monosexuée à la mécanisation et à l’insémination artificielle 

  « Ce fut donc par sa constance et son efficacité que le monastère posa les premiers jalons d'une organisation capitaliste et d'uni mécanisation plus poussée. Plus significativement, il assigna une valeur morale au travail dans son ensemble, indépendamment de ses gratifications éventuelles. Le monachisme obtint toutefois ce résultat au prix d'une simplification outrancière de la réalité humaine, en ne tenant notamment aucun compte de la forme la plus élémentaire de coopération humaine, la relation entre les sexes. Car il était impossible à des hommes et à des femmes naturellement soumis aux appétits de la chair et à l'instinct de reproduction de tirer pleinement parti du modèle monastique. D'autres communautés spirituelles, dont les réussites économiques et techniques furent également remarquables - comme les shakers aux États-Unis seront sur le même écueil.

  Ironie du sort, cette organisation monastique monosexuée apporta sa contribution à la mécanisation ; en effet, au cours de ses évolutions ultérieures, la séparation entre l'usine et le bureau d'une part, et le foyer d'autre part, devint aussi marquée que celle qui existait autrefois entre les armées d'hommes formés à la guerre ou au travail et les communautés agricoles familiales dont ils étaient issus. De plus en plus, on imposait aux communautés humaines une logique de fourmilière en considérant que le travail spécialisé convenait mieux aux êtres asexués, et la machine elle-même devint peu à peu une instance d'émasculation et de déféminisation. Le capitalisme comme la technique portent l'empreinte de cette orientation antisexuelle qui se traduit aujourd'hui dans les projets d'insémination et de gestation artificielles. Des pulsions similaires allaient bientôt ébranler l'ordre monastique : la luxure du pouvoir comme le pouvoir de la luxure n'ont épargné personne.» (351)

  Des monastères aux guildes médiévales et aux premiers excès du corporatisme 

  «Les guildes médiévales ont parachevé ce que le monastère avait initié. Elles ne se contentèrent pas de recomposer les bases de l'association artisanale et commerciale, elles rétablirent aussi les valeurs esthétiques et morales du travail selon des préceptes religieux qui gouvernaient toute leur existence. Elles furent elles aussi des corps constitués autonomes qui ont instauré une discipline commune pour l'exécution du travail et la réglementation des salaires et des prix, Avec le recul du servage et de l'esclavage, et la pénurie de main-d'œuvre due à la peste noire, la condition du travailleur s'était améliorée au 14ème siècle au même rythme que la production de machines, La restauration de la productivité européenne en l'espace d'un siècle, malgré la perte d'un gros tiers de la population totale, témoigne de la disponibilité d'une abondante énergie mécanique et humaine.

   Ce bouleversement fut sans précédent. Inutile, dès lors, d'insister. L'harmonisation du travail et des règles morales, de l'expression artistique et de la protection sociale ne fut jamais tout à fait achevée ni dans les guildes ni dans les monastères. A mesure que la richesse s'accumulait, notamment dans le commerce de gros, dans les entreprises minières et dans les transports, le fossé entre les corporations riches et pauvres alla en s'élargissant. Par crainte de Ia concurrence extérieure et parce qu'elles songeaient avant tout à préserver leurs revenus familiaux, les différentes corporations limitèrent le nombre de leurs membres et tournèrent trop souvent le dos aux progrès techniques qui existaient hors de la réglementation protectrice des centres urbains. Comme les syndicats aujourd'hui, les guildes n'ont tenu aucun compte du nombre croissant de travailleurs précaires en proie à la pauvreté et à l'absence de formation. Jusqu'au tournant du 16ème siècle, les gains de productivité et de créativité furent donc apparemment assez inégaux, même s'ils demeurent dans l'ensemble spectaculaires. (358)

 

 

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