Léonard de Vinci

Andrée Mathieu

 

Parmi les conditions de la réussite de la conférence de Paris, ( du 30 nov. 2015 au 11 déc. 2015) il y a la connaissance des auteurs qui, depuis un siècle, ont sonné l’alarme à propos de divers aspects de la crise que traverse l'humanité. Nous avons regroupé ces pionniers en trois catégories: critique du progrès, écologie, pensée systémique.

PROJET 50 PIONNIERS : ENC. LAUDATO SI', CONFÉRENCE DE PARIS
SECTIONS : CRITIQUE DU PROGRÈS, ÉCOLOGIE, PENSÉE SYSTÉMIQUE

Léonard de Vinci (1452-1519), PENSÉE SYSTÉMIQUE

Contexte

À l'époque de Léonard de Vinci, la vision du monde était encore empreinte de la pensée médiévale et la science dans le sens moderne du mot n'existait pas. Durant la période précédant la Renaissance, il existait une relation permanente entre la religion et la spéculation philosophique, ce qui a fait dire à Léonard:

"Celui qui se réclame de l'autorité ne met pas en œuvre l'intelligence mais plutôt la mémoire." (evolution-101.com)

Véritable génie de la Renaissance, Léonard de Vinci possédait un esprit universel. Poussé par une curiosité insatiable, il a remis les connaissances conventionnelles en question. Alors que ses contemporains ne fondaient leurs opinions que sur les croyances médiévales et la lecture des textes anciens, Léonard s'appuya sur l'observation de la nature. Ses travaux, ont contribué à éradiquer la superstition en faveur d'une approche scientifique du monde.

"Détourne-toi des préceptes de ceux qui spéculent sur le monde, mais dont les raisons ne sont pas confirmées par l'expérience." (evolution-101.com)

Léonard s'est intéressé à la botanique, la biologie, la mécanique et, surtout, l'anatomie. Sa vie entière a été consacrée à tenter de comprendre la nature du vivant. L'utilisation optimale des sens dans ses observations, la mise à profit de son immense talent d'artiste dans l'étude des formes naturelles et la mise à l'épreuve répétée de ses hypothèses par l'expérimentation ont contribué à faire de lui le véritable pionnier de la science moderne en même temps qu'un des plus grands artistes de tous les temps.

Léonard de Vinci notait tout dans des carnets: ses réflexions, le dessin d'une plante ou d'une aile d'oiseau, le croquis d'un bâtiment ou les plans d'une machine et même sa liste d'épicerie. On estime son œuvre à plus de 6000 pages de notes et 100 000 dessins. Les feuillets sont parfois rassemblés par thèmes, découpés et collés sur de grandes feuilles cousues ensemble et reliées pour former ce qu'on appelle un codex. Malheureusement, ses manuscrits ont connu un sort pitoyable après sa mort. Ils furent enfouis dans un impénétrable fouillis de paperasses et furent dispersés, laissant ses idées et ses solutions audacieuses dans l'ombre jusqu'au XIXème siècle. Si Léonard avait publié ses notes de son vivant, il aurait pu avoir une immense influence sur la science de la Renaissance.

Fusion art et science


L'approche scientifique de Léonard de Vinci était visuelle, l'approche d'un peintre. Sa science ne peut pas être comprise sans son art, et son art sans sa science. Il possédait une exceptionnelle capacité à relier la représentation artistique des formes naturelles et la compréhension intellectuelle de leur nature profonde et des principes qui les sous-tendent.

Aujourd'hui, nous disposons des outils mathématiques de la dynamique non linéaire pour formuler nos modèles conceptuels. Ces mathématiques n'existaient pas à l'époque de Léonard. Le dessin était donc le véhicule parfait pour décrire les patterns qu'il observait dans la nature et illustrer sa compréhension des fonctions organiques.

Léonard a acquis la plupart de ses connaissances anatomiques grâce à la dissection d'êtres humains et d'animaux, activité plutôt révolutionnaire pour l'époque. Malheureusement, il a abandonné l'anatomie lorsqu'il s'est installé à Rome, car l'Église interdisait la dissection. Pourtant, Léonard avait un profond respect pour toutes les formes de vie et une compassion spéciale pour les animaux, il était même végétarien. Il disait:

"Le jour viendra où les gens comme moi regarderont le meurtre des animaux comme ils regardent aujourd'hui le meurtre des êtres humains". (evolution-101.com)

Les études anatomiques de Léonard de Vinci constituent la base de l'illustration scientifique moderne. Il a analysé chaque recoin du corps humain et en a tiré des centaines de dessins qui révèlent une véritable harmonie entre l'art et la technique.

Comme Pythagore, qui cherchait dans les nombres la source de toute chose, Léonard a appliqué les principes physiques, mathématiques et mécaniques au corps humain dans sa recherche de la proportion parfaite. L'un de ses plus célèbres dessins, l'Homme de Vitruve, est inspiré de De Architectura, traité rédigé par l'architecte romain Marcus Vitruvius Pollio, dit Vitruve, au cours du premier siècle av. J.-C. Vitruve était convaincu que la proportion d'un temple devait correspondre à la proportion parfaite d'un homme dont le corps est inscrit à la fois dans un cercle et dans un carré. Léonard a redécouvert la divine proportion des parties par rapport au tout, aussi appelée nombre d'or, à partir de ses observations et de ses expériences. Il a ensuite poussé cette notion plus loin en l'appliquant à d'autres patterns de la nature. L'Homme de Vitruve incarne son intention de lier le fonctionnement de l'être humain avec celui de l'univers.

Léonard faisait souvent une analogie entre l'anatomie humaine et la structure de la Terre, comme dans ce passage du codex Leicester, que Bill Gates a racheté en 1994 pour la rondelette somme de $30,8 millions:

"Nous pouvons dire que la Terre possède un principe vital de croissance et que sa chair est le sol, ses os sont les strates successives de roches qui forment les montagnes, ses cartilages sont le roc poreux, son sang, les veines de l'eau. Le lac de sang qui entoure le cœur est l'océan. Sa respiration est la croissance et la décroissance du sang dans le pouls, comme l'est sur la Terre le flux et le reflux de la mer." (Capra, p. 4)

Le codex Leicester est une synthèse de la façon dont Léonard voyait la peinture et représentait celle-ci à l'arrière-plan de ses peintures. Quand Léonard a commencé à dessiner des paysages dans ses tableaux, l'illustration botanique était peu développée. Léonard dessinait la flore en observant directement les espèces naturelles, alors que ses contemporains se contentaient généralement de copier des reproductions. Ses dessins de plantes et de fleurs montrent un grand souci du détail et une unité générale qui font défaut dans les tableaux des autres peintres italiens. Même lorsqu'il les avait choisies pour leur signification symbolique, Léonard plaçait les fleurs dans leur contexte naturel. Ses dessins constituaient une véritable étude botanique.

On a reproché à Léonard de Vinci une certaine incapacité à aller au bout de ses projets, il finissait rarement ses peintures. On a lié ce fait à son perfectionnisme inné, mais il existe peut-être une autre explication. Comme tout bon scientifique moderne, Léonard réévaluait constamment ses théories et ses modèles au fil de ses nouvelles observations. Voilà sans doute pourquoi il semblait plus intéressé par son processus d'exploration que par le travail complété. Ce qui l'intéressait vraiment, c'était sa démarche scientifique et non le résultat final.

Méthode scientifique


Un siècle avant Galilée et Bacon, Vinci a développé à lui seul une nouvelle méthode empirique qu'il décrivait ainsi:

"Premièrement, je réalise des expériences avant d'aller plus loin, parce que je veux citer d'abord une expérience puis, à l'aide de la raison, montrer pourquoi cette expérience devait se dérouler de cette manière. Et c'est la véritable façon dont ceux qui spéculent au sujet des effets naturels doivent procéder". (Capra, p. 161)

Sa façon de procéder – observation des phénomènes naturels, formulation d'hypothèses, expérimentation et élaboration des théories – portait déjà les principales caractéristiques la méthode scientifique moderne.

Selon le physicien Fritjof Capra, qui lui a consacré deux ouvrages, Léonard de Vinci est aussi le pionnier de la pensée systémique. Il parlait avec dédain des réductionnistes de son temps qu'il appelait les "abréviateurs":

"Les abréviateurs font du tort à la connaissance et à l'amour... Quelle est la valeur de celui qui, pour abréger les parties de ces choses desquelles il prétend donner une connaissance complète, laisse de côté la plus grande partie des choses qui composent le tout?... Oh la stupidité humaine!... Vous ne voyez donc pas que vous tombez dans la même erreur que quelqu'un qui dépouille un arbre de sa parure de branches pleines de feuilles, entremêlées de fleurs odorantes et de fruits, dans le but de montrer que l'arbre est utile pour fabriquer des planches". (Capra, p. 12)

Ce n'est pas pour rien que l'on considère Léonard comme l'incarnation de la Renaissance.


Contributions scientifiques

Léonard était tellement en avance sur son temps qu'il lui aurait fallu attendre la Révolution industrielle pour pouvoir mettre ses inventions en pratique. Il ne s'est peut-être pas fait remarquer de son vivant pour ses inventions mécaniques et ses recherches scientifiques, mais lorsque celles-ci ont été redécouvertes, le monde entier a compris qu'il avait été le pionnier et le précurseur du monde moderne.

Longtemps avant les avancées technologiques qui ont permis de construire des hélicoptères, des avions, des équipements de plongée, des clepsydres (horloges à eau) ou des bicyclettes, Léonard de Vinci avait imaginé ces machines du futur. Il a conçu des instruments pour mesurer la vitesse du vent et des machines pour fileter une vis, fabriquer des ressorts, des roues dentées et des poulies.

Léonard n'étudiait pas la science et l'ingénierie dans le but de dominer la nature, comme Francis Bacon le ferait un siècle plus tard. Il s'intéressait à la nature comme modèle et mentor pour ses inventions. Plusieurs idées pour ses inventions lui sont venues en examinant comment la nature créait les structures des oiseaux, des insectes et des animaux. Il ne cessait de s'émerveiller devant la diversité et la complexité des formes, des couleurs, des motifs et des processus naturels. Il voulait les imiter car il ne pensait pas qu'il était possible de faire mieux:

"Même si le génie humain utilise des instruments différents pour arriver au même résultat que la nature, jamais il ne produira une invention plus belle, plus simple et plus économique, parce que dans les créations naturelles rien ne manque et rien n'est superflu". (Biomimétisme, p. 11)

Cette façon de considérer la nature comme un modèle et un mentor est une caractéristique de la nouvelle discipline qui consiste à imiter le génie de la nature, d'où le nom de biomimétisme (bio: vie; mimétisme: imitation). De tout temps les humains ont imité la nature, mais ce qu'il y a de réellement nouveau avec le biomimétisme, c'est qu'il a fait de cette recherche de solutions dans la nature une méthode systématique et délibérée dans le but de créer de nouveaux produits, de nouveaux procédés industrielles ou même de nouvelles formes d'organisation compatibles avec l'évolution du vivant. Les éco-designers étudient les patterns et les flux dans la nature et tentent de les incorporer dans leurs propres designs.

Mais le biomimétisme ne se contente pas de transposer les solutions élaborées par les êtres vivants. Il se distingue par sa profonde conviction que l’humanité fait partie et dépend de l'entière communauté de la vie. Il nous invite à nous reconnecter avec notre besoin inné de vivre en harmonie avec la nature.

Léonard possédait cette attitude d'appréciation et de respect à l'égard de la nature. Il voyait les patterns et les processus dans le microcosme (le corps humain) comme étant similaires à ceux du macrocosme (la Terre). Ses études scientifiques et ses inventions montrent le lien qu'il faisait entre le microcosme et le macrocosme dans tous les domaines. Il cherchait toujours des relations, des interconnexions. Il avait une profonde admiration et un grand émerveillement devant la complexité et l'abondance de la nature. La synthèse de la science et de l'art chez Léonard est empreinte de sa conscience écologique profonde.

Forme/pattern


Pour Léonard, reconnaître les nombreux patterns de relations dans la nature était la marque d'une science universelle:

"Pour celui qui sait s'y prendre, il est facile de devenir universel"
(Capra, p. 34)

La science des formes vivantes de Léonard est une science du flux, du mouvement et du développement. Pour lui, tous les patterns et toutes les formes ne sont que des stades dans un processus continuel de transformation, qu'ils appartiennent aux montagnes, aux rivières, aux plantes ou au corps humain.

Ses magnifiques dessins juxtaposent, souvent sur la même page, anatomie humaine et architecture, flux de la chevelure humaine et turbulences dans l'eau et dans l'air, patterns de croissance des végétaux et vortex (tourbillons). Chez de Vinci, l'étude systématique des formes vivantes et non vivantes équivalait à une science de la qualité et de la totalité, fondamentalement différente de la science mécaniste de Galilée et de Newton.

Connaissances générales


Léonard de Vinci était un incroyable polymathe. Il était contre la spécialisation:

" De même que tout royaume divisé est bientôt défait, toute intelligence qui se divise en plusieurs études différentes s'embrouille et s'affaiblit." (evolution-101.com)

Il était donc profondément conscient de la complémentarité des disciplines, de leur interconnexion et de l'importance d'intégrer les connaissances approfondies dans des domaines nombreux et variés. Il connaissait l'anatomie, l'astronomie, la botanique, la géologie, la paléontologie... Il a étudié l'hydraulique, la mécanique, l'astronomie et le génie. Ses explorations scientifiques ont porté sur la dynamique des fluides (flux dans l'eau et dans l'air), la nature de la lumière, le fonctionnement de l'œil et autres phénomènes naturels.

Les idées de Léonard concernant les étoiles et le ciel préfiguraient celles de Copernic et de Galilée. De même, ses études sur les fossiles et les conclusions qu'il en a tirées (par exemple, les fossiles sont des restes de créatures autrefois vivantes) annonçaient déjà les observations de Charles Darwin.

Conception systémique de la vie


Il devient de plus en plus apparent que les problèmes majeurs de notre époque – qu'ils soient économiques, environnementaux, technologiques, sociaux ou politiques – sont des problèmes systémiques. Léonard de Vinci possédait une pensée systémique. Pour lui, résoudre un problème signifiait de le connecter à d'autres problèmes.

Nous avons un urgent besoin d'une science qui honore et respecte l'unité de toute la vie, qui reconnaît l'interdépendance de tous les phénomènes naturels et qui nous reconnecte avec la Terre vivante. Une nouvelle conception systémique de la vie est en train d'émerger à l'avant-scène de la science, une compréhension en termes de processus métaboliques et de patterns d'organisation, et c'est précisément ce que Léonard de Vinci a exploré toute sa vie.

C'est seulement maintenant, alors que les faiblesses de la science newtonienne deviennent très apparentes et que la vision mécaniste et cartésienne du monde cède le pas à une conception organique et écologique semblable à celle de Léonard, que nous pouvons commencer à apprécier la puissance de sa science et sa grande pertinence pour notre monde moderne.

Léonard de Vinci aura pavé la voie à plusieurs des concepts qui constituent aujourd'hui la conception systémique de la vie:
 la génération mutuelle de toutes les parties d'un tout organique (l'autopoïèse)
 la recherche des patterns (les structures dissipatives)
 le concept de l'âme très près de ce que les cognitivistes appellent aujourd'hui la cognition (le processus du vivant)

Références

Le physicien d'origine autrichienne Fritjof Capra a écrit deux livres sur Léonard de Vinci:

The Science of Leonardo, Inside the Mind of the Great Genius of the Renaissance
Doubleday, New York, 2007, 329 pages

Learning from Leonardo, Decoding the Notebooks of a Genius
Berrett-Koehler Publishers, San Francisco, 2013, 384 pages

Plusieurs citations de Léonard ont été tirées du premier.

TEISCH, Jessica, BARR, Tracy, GRILLOT, Anne-Carole
Léonard de Vinci pour les Nuls
Éditions générales FIRST, Paris, 2005, 376 pages

MATHIEU, Andrée, LEBEL, Moana
L'Art d'imiter la nature. Le biomimétisme.
Éditions Multi-Mondes, Montréal, 2015, 165 pages

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