Le jardin français de Le Nôtre à Jean-Jacques Rousseau

Henri Grappin

Après Rousseau, Le Nôtre. On célébrait, l'année dernière [1912], l'auteur de la Nouvelle Héloïse; on vient d'honorer par un buste et par une exposition de l'art des jardins l'artiste classique qui dessina Versailles.

Le hasard, en rapprochant ces deux centenaires, accentue un contraste manifeste, mais qu'on a tort, trop souvent, de considérer comme absolu. Ici comme ailleurs, il faut éviter de prendre en toute rigueur une antithèse évidemment, commode pour le classement des idées et pour leur simplification, mais qui est loin de correspondre à la réalité complexe des faits.

Depuis quelques années, Rousseau a été dépouillé de bien des gloires. Les études multipliées sur les alentours de son œuvre, sur la société antérieure, ont fait apparaître qu'il n'a proprement rien inventé, ni en politique, ni en philosophie sociale, ni en pédagogie, et que son mérite a été principalement de mettre en œuvre et pour ainsi dire d'organiser les tendances du milieu. Eh bien, en fait de «jardinage», l'originalité de Rousseau n'est pas d'autre sorte. On imagine volontiers que l'avènement du jardin anglais fut dû à l'influente d'une mode venue d'outre-Manche et dont la vogue aurait été déterminée par Rousseau. On va voir que les faits enseignent une vérité sensiblement différente. La mode anglaise et l’action de Rousseau n'ont été que des causes secondaires et auxiliaires, des forces d'appoint. Un mouvement très net était dessiné dans le sens nouveau antérieurement à la Nouvelle Héloïse; et ce mouvement procédait de conditions générales et indigènes qui devaient en assurer le succès plus que le génie du citoyen de Genève.



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Rousseau affirme, quelque part avoir été «le premier en terre ferme à célébrer et à faire connaître les jardins anglais». C’était se faire étrangement illusion. Illusion partagée d'ailleurs par plus d'un contemporain notable, tel que Mercier, qui prétend que Rousseau provoqua «toutes les brochures qui parlèrent de l'art d'orner les jardins», ou Hirschfeld, qui reconnaît en lui «le premier des écrivains français qui s'éleva contre le mauvais goût des jardins 1».

En réalité, les témoignages de l'époque attestent que le jardin de Julie passa presque inaperçu, et qu'on fut loin d'y voir cet intérêt de nouveauté dont nous sommes tentés aujourd'hui de lui faire honneur. Le jardin anglais interprétait une forme du sentiment de la nature qui s'était manifestée et précisée depuis déjà bon nombre d'années. Les Jardins de Rueil, de Liancourt, ou de Monceaux existaient avant Le Nôtre. Les parcs anglais étaient conçus et dessinés, en terre française, avant l'Elysée de Julie.

Quand Mme de Sévigné soignait ses rhumatismes, à Vichy, en compagnie de l'abbé Bayard, de Mme de Brissac et de la marquise de Saint-Hérem, elle se pâmait devant la magnificence des paysages qui l'entouraient et elle songeait avec dégoût aux somptuosités de Versailles. Elle se plaignait de ce qu'elle appelait «les violences de l'art». N'ayons garde d'imaginer que cette opinion fût, même en son temps, d'une hardiesse révolutionnaire. N'ayons garde de considérer les parcs royaux comme une expression d'art pleinement représentative de l'époque et conforme à la sensibilité générale.

Il s'est trouvé bien des esprits qui ne goûtaient que médiocrement les boulingrins, les arbres en boule ou en parasol, les parterres géométriques, les vasques, les faunes sur leur stèle et les charmilles en murailles. Molière organisait tout l'apparat des ballets, mais il aimait; à faire de longues promenades du côté d'Auteuil. La Fontaine enflait le ton, dans Psyché, pour glorifier les splendeurs de Versailles, mais il se plaisait à goûter «l'ombre et le frais» au bord des vrais ruisseaux. Boileau, théoricien de l'art classique, avait des instincts de petit propriétaire. Avant Louis XIV, Théophile de Viau célébrait «l'aspect des montagnes, l'étendue d'une grande plaine, de belles forêts». Quoi qu'on ait dit, il y avait sans doute assez dans la sensibilité française pour qu'elle sût tirer parti de ces thèmes. Mais cette sensibilité se trouva étouffée par les conventions dominantes, et l'autorité souveraine imposa les formes d'un idéal officiel.

Du jour où l'autorité se détendit, les forces refoulées réapparurent. A cet égard, l'influence de Fénelon a été très notable. Il marque une transition, mais en l'accélérant. Avec ce genre d'imagination qui lui faisait trouver plus de charme au «bonhomme Eumée» qu'aux héros de Clélie ou de Cléopâtre, il ne cessa d'être hanté par les images d'une nature agreste et idyllique qui lui paraissait infiniment plus belle que les ingéniosités luxueuses de la civilisation. Dans le Siècle de Louis XIV, dans le Parallèle des Anciens et des Modernes, Perrault avait raillé les jardins d'Alcinoüs, qui rappelaient moins Versailles, pensait-il, que «les rustiques jardins de nos bons vignerons». Fénelon, dans sa Lettre à l'Académie, relève l'outrage: «Homère n'a-t-il pas dépeint avec grâce l'île de Calypso et les jardins d'Alcinoüs, sans y mettre ni marbre ni dorure?» Et un peu plus loin: «Le Titien,qui a excellé pour le paysage, peint un vallon plein de fraîcheur avec un clair ruisseau, des montagnes escarpées et des lointains qui s'enfuient dans l'horizon; il se garde bien de peindre un riche parterre avec des jets d'eau et des bassins de marbre.»

Rousseau, selon Bernardin de Saint-Pierre, aurait dit un jour: «Oh! si Fénelon vivait, je chercherais à être son laquais, pour mériter d'être son valet de chambre.» On sait qu'il lisait déjà le Télémaque aux Charmettes, et que tout le monde, au XVIIIe siècle, depuis Voltaire jusqu'à Roucher et à Mme Roland, fit ses délices de ce poème en prose. Or à toutes les pages du livre s'exprime une conception de la nature en complète opposition avec le goût officiel du temps. Il y a bien de la rocaille et des coquilles dans la grotte de Calypso, mais ce n'est qu'une concession, et la seule. «Télémaque fut surpris de voir, avec une apparence de simplicité rustique, des objets propres à charmer les yeux. Il est vrai qu'on n'y voyait ni or, ni argent, ni marbre, ni colonnes, ni tableaux, ni statues.» En revanche, l'aimable nature a fait tous les frais du décor: zéphyrs, fontaines, prés de violettes, arbres touffus.... «Là on n'entendait jamais que le chant des oiseaux ou le bruit d'un ruisseau, qui, se précipitant du haut d'un rocher, tombait à gros bouillons pleins d'écume et s'enfuyait au travers de la prairie.» Et tout autour de cette grotte, les grands horizons de la mer et de la montagne: «Le figuier, l'olivier, le grenadier, et tous les autres arbres couvraient la campagne et en faisaient un grand jardin.»

Grand jardin encore, «jardin délicieux», la terre d'Egypte décrite au second livre du poème. Toute sa beauté n'est que dans ses canaux, ses prairies et ses troupeaux.

Quand Fénelon (livre 14) imagine le séjour des Bienheureux, les Champs-Élysées qu'il peint n'ont pas été dessinés par le jardinier du roi. Point de grandes pièces d'eau, mais «mille petits ruisseaux». Point de parterres ni de massifs, mais «des fleurs du printemps, qui naissaient sous les pas». Point d'arbres stériles, décoratifs, et taillés en pans de mur, mais des arbres de verger chargés des «plus riches fruits de l'automne».

Si, dans la Princesse de Clèves, on ne voit paraître, en fait de nature, que la maigre allée de bouleaux où M. de Nemours va promener sa rêverie, l'état des esprits était modifié déjà sensiblement à l'époque du Télémaque. Rousseau n'était pas né, que Catinat avait son «ermitage» à Saint-Gratien, dans la vallée de Montmorency, et que Mme de Staal, tout enfant, se délectait à visiter les «entours» du château de Rœux, avec leurs ruisseaux et une certaine prairie «bordée par des coteaux chargés de bois qui s'entr'ouvraient comme pour laisser voir la mer dans l'éloignement».

C'est vers cette époque qu'apparaissent, avec Dufresny, les premières innovations en matière de jardinage. L’Avertissement de ses œuvres, en 1731, dit qu'il bouleversait les emplacements réguliers et unis «afin de varier les objets en les multipliant». Dans cette formule il dessina, paraît-il, le jardin du Chemin-Creux, au faubourg Saint-Antoine, celui de Mignaux, près de Poissy, et celui de l'abbé Pajot, près de Vincennes.

En 1731, l'Académie Française proposa ce sujet: «Les progrès de l'art des jardins sous le règne de Louis le Grand.» Aucun concurrent ne se présenta. Le fait est significatif. Il .atteste clairement que le mouvement de réaction était dessiné déjà vigoureusement et que la formule classique, bien avant Rousseau, avait cessé d'être en faveur.

Le goût du jardin chinois fut la première forme des tendances nouvelles. Dès 1696 le P. Lecomte en donnait des descriptions, dans ses Nouveaux Mémoires sur l'état présent de la Chine. Des indications plus détaillées furent apportées, en 1729, par Kœmpfer, et en1735 par le P. Duhalde. Un peu plus tard, en 1749, une lettre d'un autre jésuite, le frère Attivet, insérée dans les Lettres édifiantes et curieuses écrites des Missions étrangères, fit grand bruit et provoqua beaucoup de commentaires.

À regarder les choses de près, c'est cette influence qui a agi, sur nous plus que l'exemple de l'Angleterre. Et la chose mérite d'être relevée. Si les Français du XVIIIe siècle se sont dégagés d'une tradition, la raison n’en doit pas être cherchée dans une mode étrangère. Kant favorisa les tendances de réaction, il ne les détermina pas. Nos premiers jardins art nouveau furent à la manière chinoise. Lorsqu'en 1758 apparaîtra le premier poète de cet art, Gouges de Cessières, on ne trouvera dans ses Jardins d'ornement nulle trace d’anglomanie.

Ce n'est pas à dire que les parcs de Stowe ou de Kew soient restés ignorés. Leur influence est manifeste et remonte loin. On pouvait lire dès 1720 une traduction du Spectateur, Addison protestait contre le jardin français et proposait une formule nouvelle du jardin: «un joli paysage».Cinq ans plus tard, dans ses Lettres sur les Anglais et les Français et sur les voyages, Muralt présentait une description du parc de Saint James, qui a le mérite, disait-il, de «faire entrer, pour ainsi dire, la campagne dans la ville». En 1742, on traduisait une épître de Pope, où Stowe était nettement opposé à Versailles. C'est l'influence anglaise qui apparaît également, en 1745, dans un ouvrage de l'abbé Leblanc: Lettres d'un Français concernant le gouvernement, la politique et les mœurs des Anglais et des Français. Il s'y montre plein de mépris pour «l’air peigné et les dessins recherchés de nos parterres». A tout ce luxe solennel il préfère la libre nature, «ces rochers informes et sauvages, ces arbres vénérables de la forêt de Fontainebleau».

Mme du Boccage, en 1750, visitait le Parc de Stowe, celui de Richmond, celui de Milord Burlington. Peu de temps après, elle faisait à son tour le procès du jardin français.

Encore un fait et une date. Le Monde avait publié, sous ce titre: «Variations dans le goût des jardins de l'Angleterre», un article tout à l'éloge de Kent. Plusieurs revues françaises, en 1754, en reproduisirent les passages principaux (2).

De tous ces éléments divers se composa, peu à peu, un idéal nouveau dont les traits essentiels sont fixés, manifestement, vers le milieu du siècle, et qui agit à la fois sur la littérature et sur les mœurs. Voici, par exemple, en 1751, les fameuses Lettres d'une Péruvienne, Mme de Graffigny nous présente un jardin dont les dispositions habiles «ne se font admirer que pour rendre plus touchants les charmes de la simple nature». Voici encore, en 1755, le Voyage pittoresque des environs de Paris, Dezallier d'Argenville loue le parc de Chantilly, dont «les aimables aspects semblent n'être dus qu'à la nature», et l'île de Dampierre, «où l'art humble et soumis laisse encore régner la nature». L' «aimable nature», l'apologie du jardin libre, tel est le thème que .Gouges de Cessières développe,en 1758,dans ses Géorgiques Françaises. Les exemples de cette sorte foisonnent.

Et quant aux mœurs, elles évoluent rapidement dans le même sens. C'est en 1748 que Mme de Pompadour se fait construire à Versailles un «Ermitage»,avec une laiterie et un poulailler. Le roi de Pologne conserve ses jardins français, mais il les agrémente, vers 1750, de moulins à vent, de grottes, de vaches et de cornemuseux.

Les allées tortueuses, les parterres irréguliers, étaient si fort à la mode avant Rousseau que l'Encyclopédie, dans son article sur les jardins, en manifestait déjà quelque inquiétude. Le Nouvelliste économique et littéraire de novembre et décembre 1754 raillait les amateurs férus «de courbes compliquées et de routes tordues». Quatre ou cinq ans avant la Nouvelle Héloïse, le Mercure de France publiait une lettre de Cochin où il était question d'une dame qui avait imaginé le beau projet de transformer un parc de Le Nôtre. Il lui fallait du sinueux et des labyrinthes.

On comprend assez, dans ces conditions que la Nouvelle Héloïse n'ait pas ému et bouleversé les contemporains comme nous pouvons le supposer à distance. Elle n'apportait aucune révélation. L'essentiel était accompli. C'était plus qu'un goût, c'était une mode, qui prenait même la forme de l'engouement. Il ne fit, à vrai dire, qu'augmenter après la Nouvelle Héloïse, mais le mérite n'en revenait pas à son auteur. Il était dû à l'action de causes profondes, qui développaient leurs effets avec l'irrésistible puissance de forces naturelles. Ces forces, quelles en étaient la nature et la direction?



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J'en vois une, d'abord, et c'est l'antiquité.

L'art antique a été le grand modèle de notre art classique; et cependant il a contribué à détruire une des formes de cet art, qui est le jardin à la française.

Il y a là une singularité, mais tout apparente, et due à une confusion de mots. S'il est vrai que notre art classique, dans son ensemble, soit essentiellement un retour à l'antiquité, à ses inspirations, à ses principes; à ses formes, il est radicalement inexact de dire, dans le même sens, que le jardin de Le Nôtre soit un «jardin classique». Jardin français, jardin monarchique, oui, mais non pas jardin classique. L'art du jardin s'est développé chez nous dans des conditions particulières, qui n'ont pas été celles, par exemple, de la tragédie, ou de la littérature morale, ou des tableaux de Poussin. Alors que l'avènement de ces genres marque une rupture très apparente avec le passé et la tradition nationale, rupture consommée par la Renaissance, l'art des jardins, tout à l'inverse, a été au XVIIe siècle la reprise et la forme dernière d'une tradition indigène qui remontait au Moyen Age, qui avait été un instant menacée et même interrompue par la Renaissance, et qui avait finalement triomphé de ces influences hostiles.

Il faut remonter à Sophocle, à Virgile, à Horace, pour interpréter exactement la poétique de Boileau et de Racine, mais ce n'est ni la Grèce ni Rome qui nous expliquent Versailles. Les origines et les antécédents de cet art, nous les trouverons, par exemple, dans les jardins de l'Hôtel de Saint Pol ou dans le parc de Lusignan. Ces œuvres contiennent tous les éléments qui entreront dans la formule de Le Nôtre 3. Avant d'écrire leurs satires, leurs tragédies, leurs fables ou leurs maximes, Boileau, Racine, La Fontaine et La Bruyère s'en allaient voyager chez les anciens, je veux dire dans leurs œuvres. Poussin et Mansard, avant de peindre et de bâtir, visitaient Rome. Mais si Le Nôtre alla en Italie, ce ne fut qu'en 1678, c'est-à-dire après avoir dessiné la plupart de ses parterres.

Qu'aurait-il fait, d'ailleurs, en Italie? Qu'y aurait-il pris? Il y eût trouvé une forme de l'art des jardins qui était incompatible avec la sienne, précisément parce qu'elle procédait, à travers la Renaissance, de l'influence antique. Lorsque les Italiens, au XVe et au XVIe siècle, s'étaient prêtés à cette influence, c'était le «jardin à la romaine» qu'ils avaient restitué. Et c'était ce jardin que Le Tasse célébrait, dans la Jérusalem délivrée, sous la forme du jardin d'Armide: «L'art qui créa ces beautés y ajoute encore par le soin qu'il prend à se cacher. A l'heureux désordre qui règne en ces lieux on croirait qu'ils doivent tout à la nature.» On sait de reste que Le Nôtre ne visait pas à l'heureux désordre et aux effets de «naturel».

Un fait curieux n'a pas été assez remarqué. Quand, sous Louis XIV, une fameuse querelle mit aux prises Anciens et Modernes, c'est-à-dire classiques et indépendants, de quel coté l'art de Le Nôtre a-t-il trouvé des défenseurs? Ce fut du côté des Modernes.

Les «Anciens», eux, étaient dans la logique de leurs principes et de leurs goûts. Au fond, l’antiquité était en contradiction avec l'idéal français du Jardin, et elle devait désorganiser cet idéal par l'action de deux causes voisines: le rêve épicurien et bourgeois de l'aurea mediocritas, le prestige esthétique des paysages agrestes et idylliques.

Du jour où l'antiquité agit directement sur notre sensibilité et notre esprit, au moment de la Renaissance, «le sentiment de la nature que les poètes traduisent na aucune sorte d'affinité avec ce genre d'art que Le Nôtre devait porter à sa perfection. Ils chantent le petit Liré, ou la forêt, «haute maison des oiseaux bocagers», mais ils sont indifférents aux splendeurs guindées et compliquées de l'horticulture aristocratique. Les premiers, ils ont mis en circulation le vieux thème poétique du petit propriétaire éloigné des honneurs et des tracas de la ville. C'est le thème repris par Desportes, et par Racan, et par La Fontaine, et par Boileau, et par tous les poètes latinisants à la manière du P. Rapin, qui allait lire Virgile au bord des ruisseaux.
Qu'heureux est le mortel qui, du monde ignoré,
vit content de soi-même en un coin retiré!
C'est Boileau qui dit cela, dans son épître à M. de Lamoignon.

Il allait quelquefois se reposer près de la Roche-Guyon, dans la petite seigneurie de Hautile, quai appartenait à son neveu. Et là, ses chers anciens lui remontaient au cœur.
Ô fortuné séjour! Ô champs aimés des Cieux!
Que pour jamais, foulant vos prés délicieux,
ne puis-je ici fixer ma course vagabonde,
et, connu de vous seuls, oublier tout le monde!
C'est un thème, évidemment, nous dirions un cliché, car on ne voit pas très bien les courses vagabondes de Despréaux. Mais le thème, un jour ou l'autre, devait passer dans les mœurs. Les esprits ornés de belles-lettres et formés aux humanités cultivaient dans le secret de leur imagination tout un pittoresque libre et naïf, celui des jardins d'Alcinoüs, de l'Arcadie, du vieillard de Tarente, et du paisible Tibur cher à Horace. Les plus hardis même, ceux là bien rares au XVIIe siècle, lisaient Théocrite et se délectaient à ses pastorales. Huet, le bon et savant évêque d'Avranches, n'aimait que les «beautés naturelles» et le jardin du vieillard de Tarente; il méprisait le jardin français et ce qu'il appelait «ses déguisements». Beaucoup d'autres, plus ou moins consciemment, étaient dans les mêmes dispositions A l'arrière-fond de leur sensibilité, l'antiquité entretenait un vague idéal qui n'avait rien de commun avec l’art contemporain et qui, en se précisant, était destiné à le détruire.

C'est Fénelon encore qui révèle le mieux le lien secret des choses. C'est lui qui marque pour ainsi dire le tournant. S'il met en opposition nette, comme on l'a vu, le luxe des jardins de son siècle et la simplicité des premiers âges, c'est au nom même de cette antiquité qui a servi à former l'art classique. C'est au nom d'Homère et de Virgile qu'il entreprend, ce procès de la civilisation qui sera vigoureusement instruit par Rousseau. Ce dernier vantera dans I'Emile les jardins d'Alcinoüs: Fénelon l'avait fait avant lui, et une grande partie du Télémaque n'était qu'une glorification de la vie patriarcale.

On a pu reprocher à ce roman l'abondance excessive des paysages idylliques. C'en était une des nouveautés. Fénelon remettait en honneur toute une poésie, de la nature que la littérature officielle du grand siècle avait tenue à l'écart, quoiqu'elle fût l'authentique héritage de ces anciens qu'elle avait pris pour modèles.

On serait injuste pour la pastorale, l'idylle, l'églogue, et toutes les formes de poésie champêtre en vogue au XVIIe siècle dans certains milieux indépendants, si l'on ne songeait qu'à l'horripilant artifice de ces genres et aux fades conventions dont ils vivaient. C'est par là, en attendant mieux, que les imaginations satisfaisaient leur libre instinct de pittoresque. Or, il n'est pas douteux que ces formes maladroites et subalternes procédaient de l'antiquité, à travers l'Italie du Tasse et de Guarini et l'Espagne de Montemayor. Quand le sentiment de la nature s'épanouira tout à l'aise, quand il déterminera un remaniement de l'art des jardins, quand l'agromanie et la jardinomanie feront rage, notons que c'est aux vieilles pastorales et aux vieux romans que les goûts nouveaux demanderont leurs décors et leurs affublements. C'est l'Astrée, chère à Mme de Sévigné et à La Fontaine, et que Rousseau, tout enfant, lisait avec son père, c'est Racan, Segrais et Fontenelle qui fourniront le cadre et qu'on essaiera de traduire dans l'agencement des parcs nouveaux.

On s'explique par là que la «renaissance antiquisante» de la seconde moitié du XVIIIe siècle ait puissamment contribué au triomphe définitif du jardin anglais. On ne se tromperait pas à dire que tous les poètes qui, à cette époque, ont traité le thème de la nature et des jardins ont été de fidèles imitateurs et traducteurs des poètes anciens.

À travers tout le siècle, avant et après Rousseau, mille détails attestent cette corrélation de l'influence antique et de l'art en vogue. À Ermenonville, dans un «asile de tendresse et de solitude», on pouvait voir la cabane de Philémon et de Baucis. Ailleurs, sur un obélisque dédié à la Muse pastorale, les noms de Théocrite et de Virgile voisinaient avec ceux de Thomson et de Gessner. Près de Montfort-l'Amaury, Roucher, l'auteur des Mois, avait son «Tibur», où il lisait principalement Virgile. Chabanon, le traducteur de Théocrite, avait acheté sur les bords de l'Oise, à Verberie, un modeste rendez-vous de chasse qu'il appelait, lui aussi, son «rustique Tibur». En 1787, Lezay-Marnezia publiait un Essai sur la nature champêtre. Qu'y célébrait-il? A la fois le jardin d'Alcinoüs et l'Elysée de Julie. Comme tout le monde, il confondait, dans un enthousiasme unique le culte des anciens et l'amour du jardin anglais.

Vers la fin du siècle, au temps des Trianons, le doux Léonard s'écriait:
Oh! quand pourrai-je enfin, délivré des orages,
sous un rustique toit oublier tous ces maux,
aux arts consolateurs dévouer mon repos,
entendre le doux bruit des abeilles volages
et presser sous mes doigts le lait de mes troupeaux!

Si j'avais seulement une source d'eau pure,
si je voyais s'étendre autour de ma maison
des vergers et des champs dorés par la moisson,
le Ciel de tous mes vœux comblerait la mesure.
Cet idéal, il est vrai qu'il était celui de Tibulle et d'Horace. Mais il est vrai aussi qu'au moment où, après tant d'autres, Léonard l'exprimait, il avait cessé décidément d'être un simple lieu commun de littérature. Une foule de bourgeois et d'aristocrates, les princes eux-mêmes, s'étaient appliqués à le réaliser. Le toit rustique, les abeilles, le lait des troupeaux, les vergers, c'était précisément l'idylle antique, dont les médiocres pastiches avaient diverti les honnêtes gens du grand siècle, et qu'on s'appliquait maintenant à vivre. Le jardin anglais, en réalité, était un jardin antique, Les poètes grecs et latins avaient déterminé une révolution du sentiment de la nature comme le prestige des républiques anciennes devait, un peu plus tard, opérer une révolution dans l'ordre politique. Le Nôtre était vaincu par Homère, Théocrite et Virgile.



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L'action de l'antiquité fut d'autant plus efficace qu'elle se trouvait en merveilleuse concordance avec certains besoins plus positifs. Elle contribuait à orienter les forces d'imagination et de sensibilité dans le sens même des intérêts de la société. En sorte que ces influences diverses s'appuyèrent et se consolidèrent mutuellement.

Quand Léonard demandait au ciel, autour de sa maison, «des vergers et des champs», c'était un rêve de poète, mais c'était aussi un rêve d'agriculteur. La réhabilitation du travail des champs, l'immense mouvement économique qui s'imposa à tous les esprits du siècle, voilà une des causes qui assurèrent le triomphe du jardin anglais.,

On peut dire ceci: la campagne a tué le jardin. Le jardin français, c'est la nature domestiquée, urbanisée, «aristocratisée», en étroit rapport avec une demeure, en harmonie avec une architecture. Quand la société s'adultère, quand les parvenus, les financiers, les hommes d'affaires se multiplient, quand Paris se décongestionne et qu'il s'opère une sorte de décentralisation de la culture et du plaisir, bourgeois et gens de lettres, n'ayant point de châteaux pour la plupart et manquant des grands espaces propres aux effets d'ensemble majestueux, perdent par là même le goût et l'instinct du jardin classique.

On ne connaissait guère, au XVIIe siècle, la «villégiature rurale». Dès la première moitié du siècle suivant, rien n'était plus commun. Les maisons de campagne s'élevaient partout, aux environs de Paris, à Auteuil, à Chaillot, à. Bagneux, à Viroflay, au, bord de la Marne. En 1758, dans l'Ami des hommes, le marquis de Mirabeau pouvait écrire: «Chaque bourgeois, commerçant, artisan même un peu aisé, a sa maison de campagne.» Et Voltaire, quatre ans plus, tard: «Toute la bonne compagnie est à la campagne et il ne reste à la ville que les pédants.»

Les pédants! Quelque cent ans auparavant, Mme de Rambouillet avait affirmé que les «esprits doux et amateurs de belles lettres» ne trouvaient point leur compte à la campagne. Ces deux mots mesurent toute la distance de deux civilisations. Il fallait Versailles aux esprits doux du VXIIe siècle, mais il fallait la campagne à la bonne compagnie du XVIIIe. Les vieilles répugnances avaient fait place à une curiosité à la fois frivole et passionnée des choses rurales.

Avant Fénelon les auteurs du grand siècle ne laissaient guère prévoir l'évolution de l'avenir. La Bruyère seul éleva la voix contre l'égoïsme des nobles et le luxe de leurs jardins: «Les grands se piquent d'ouvrir une allée dans une forêt, de soutenir des terres par de longues murailles, de dorer des plafonds, de faire venir dix pouces d’eau, de meubler une orangerie; mais de rendre un cœur content, de combler une âme de joie, de prévenir d'extrêmes besoins ou d'y remédier, leur curiosité ne s'étend point jusque-là.»

La Bruyère demandait ici aux «classes dirigeantes» ce qu'au temps des philosophes on appellera la philanthropie.

Or c'est Fénelon qui, le premier, orienta cette philanthropie du côté et de la terre et de l'économie rurale. Le Télémaque abonde en vues sur l'agriculture et son importance, particulièrement ce fameux dixième livre où Mentor propose à Idoménée un plan général de réformes: «Faites tout le contraire de ce qu'on fait communément.... Mettez des taxes, des amendes, et même, s'il le faut, d'autres peines rigoureuses sur ceux qui négligeront leurs champs, comme vous puniriez des soldats qui abandonneraient leurs postes dans la guerre. Au contraire, donnez des grâces et des exemptions aux familles qui, se multipliant, augmentent à proportion la culture de leurs terres... La profession de laboureur ne sera plus méprisée, n'étant plus accablée de tant de maux. On reverra la charrue en honneur..., toute la campagne refleurira...»

Montrer en l’agriculture une source de richesse et de vertu pour un état, c'était lui redonner une noblesse qu'elle avait perdue. Or il se trouva que différentes causes historiques imposèrent de plus en plus aux esprits et au gouvernement ces préoccupations économiques. Dans la première moitié du siècle, c'est comme une immense renaissance de la terre. Les philosophes eux-mêmes sont à la tête, du mouvement. Tout le monde est un peu économiste et spécule sur les sources de la richesse. Tout le monde s'intéresse à la technique agricole et écrit son mémoire sur le commerce des grains. De 1700 à 1754, vingt-trois ouvrages sont publiés sur la culture des terres, sur les plantes, la vigne, etc.; de 1755 à1759, seize, en 1760, vingt-huit 4. Duhamel du Monceau publie en 1750 son Traité de la culture des terres, dont le succès est aussi retentissant que celui d'une belle tragédie. Diderot se charge de l'agriculture dans l'Encyclopédie, et lui consacre un long article. Louis XV, en 1754, suit de près, au Petit Trianon, les expériences sur les méthodes de Duhamel, et l'année suivante, les théories de Tillet sur les causes de la corruption des grains. L'Ami des hommes, en 1757, sorte d'ouvrage où. la philosophie se mêle à l'économie rurale, donne une vogue inouïe au nom du marquis de Mirabeau. Quand Delille, vers 1755, entreprend la traduction des Géorgiques il ne prétend pas faire œuvre de pure et simple littérature, il veut rendre service à l'agriculture.

Comme il arrive d'ordinaire, des tendances aussi vigoureuses s'affirmèrent sous toutes les formes, y compris les puériles. Cinq ou six ans après l'avènement de Louis XVI, un certain Peyssonnel, dans ses Numéros, représentait un des types courants de l'époque. Il s'agit d'une maîtresse de maison «vêtue dans le plus grand goût, coiffée avec la plus grande prétention, qui avait à ses cheveux de la poudre d'odeur dont tout le salon était parfumé, et du rouge depuis le menton jusqu'aux paupières, et qui, à coup sûr, n'avait de sa vie su distinguer un chou d'avec un oignon, ni un pommier d'avec un cyprès, et qui parle, dans le style le plus recherché, des travaux rustiques, des changements qu'elle avait fait faire dans son potager, des progrès de ses arbres fruitiers, du veau que sa vache lui avait donné, des fromages qu'on avait faits dans sa laiterie».

Avoir une laiterie! Celle du château de La Rochefoucauld-Liancourt était «toute de marbre». Mme de Boufflers en avait une à Auteuil, Mesdames à Bellevue, et tout le monde partout. On aurait tort, apparemment, de ne voir là que des caprices futiles. C'était parce qu'une révolution s'était produite dans les idées touchant la vie rurale qu'on en venait à aimer les réalités simples et même grossières de la campagne. Chacun voulait avoir le «jardin-ferme» que chante Roucher, la «ferme ornée» que M. de Girardin avait installée à Ermenonville.

«Voilà, disait la Correspondance littéraire de Grimm, voilà la théorie des jardins qui nous mène à l'humanité et à la bienfaisance.» C'était prendre l'effet pour la cause. En réalité, ce sont les préoccupations économiques et philanthropiques du siècle qui menèrent à une théorie nouvelle des jardins. Mercier, dans son Tableau de Paris, faisait ce mauvais calembour, mais bien significatif: «Dieu soit loué, de bonnes racines valent bien Jean Racine.» C'était dire, en somme, qu'une belle exploitation vaut bien un parc, qu'une métairie vaut un château, que les œuvres utiles au peuple valent les inventions destinées au plaisir des grands. «Ô riches, s'écriera Bernardin de Saint-Pierre, riches qui voulez vous entourer de parcs délicieux, enfermez dans leurs murs des villages heureux.» En 1777, le journal de Linguet demande aux aristocrates d'entourer leurs demeures non de «savants alignements», mais de terres bien cultivées par d'honnêtes et paisibles villageois. Même conseil de la part de Roucher. Au troisième chant d'un poème sur les jardins, il recommande en épigraphe de «donner à la grandeur l'air de la bienfaisance».

Le prince de Ligne, qui n'aimait guère pontifier, proclamait lui-même avec solennité: «Amateur des jardins, soyez amateurs de l'humanité.» À quoi Young ajoutait,en peignant d'un style étrange le bonheur des philanthropes: «Ils n'auront peut-être pas de forêt, des dômes dorés ou des colonnes superbes, mais ils auraient en leur place des établissements d'aisance, des pyramides de consolation et des plantations de félicité.»

C'est pour avoir ces pyramides de consolation que bon nombre d'aristocrates font comme la comtesse d'Egmont qui, installée à Braisnes, donne des fêtes à ses villageois, leur procure des pommes de terre et du grain en temps de disette, et leur fait cadeau de layettes pour leurs enfants. Le duc de la Rochefoucauld-Liancourt n'est que le plus célèbre exemplaire d'un type alors en vogue, le gentilhomme rural et philanthrope. Avant Rousseau, M. de Wolmar était créé.

Vous le trouverez, par exemple, en 1755, dans un des Contes moraux de Marmontel, où nous voyons les amours de Bélise et d'une «espèce de philosophe» qui s'emploie au bonheur de ses paysans. Dans la suite, le type se vulgarisera à travers les romans et les nouvelles. Baculard d'Arnaud racontera l'histoire d'un M. de Gourville, ruiné par le système de Law, qui se réfugie dans un bourg éloigné pour y faire de l'agriculture, «la première et la plus noble des occupations». Tel est encore, du même auteur, ce «Misanthrope estimable», ce comte qui a brûlé tous ses titres, s'appelle M. Antoine et devient excellent fermier. Madame Le Prince de Beaumont écrivait, en 1767, la Nouvelle Clarice: Clarice et sa belle-mère ont organisé un village modèle, et elles ont transformé leur parterre en quoi? en un potager qu'elles mettentà la disposition des pauvres gens.

Ainsi fait Julie dans la Nouvelle Héloïse. Mais Julie n'a pas donné l'exemple. Julie n'a pas créé ce puissant courant d'aspirations sociales dont une des formes a été la philanthropie et une intelligence plus claire, plus générale aussi, des problèmes économiques. Ce n'est pas elle qui a tourné les esprits vers les aspects modestes de la vie rurale et qui leur a fait comprendre son importance comme élément de la richesse publique.

La Révolution devait brûler les châteaux. L'esprit qui l'inspira fit d'abord qu’on abattit les parcs stériles dont ces châteaux étaient entourés, et qu'on employa — ou qu'on voulut employer — au bien de tous les terres qui avaient servi à l'agrément de quelques-uns. À cet égard, c'est par son caractère aristocratique et, pourrait-on dire, somptuaire que le jardin français était voué au discrédit. Même dans les parcs qui restèrent parcs (et ils furent nombreux), les chaumières et les chalets vinrent rappeler et comme rapprocher les réalités rustiques dont s'offensaient les goûts distingués du siècle précèdent. S'il y eut des excès, si ce fut le temps des «Folies»: Folie-Méricourt, Folie d'Artois, Folie d'Orléans, si l'on vit des aristocrates satisfaire au goût nouveau avec une prodigalité inouïe, tel que ce marquis de Brunoy, qui dépensa dix millions pour son parc anglais, ou la Borde, qui en dépensa seize, on peut dire, malgré tout, que, d'une façon générale, l'avènement du jardin anglais représente une sorte de démocratisation de l'art, et qu'à ce titre il est en corrélation avec le vaste travail social qui s'opère à travers le siècle et qui doit aboutir au renversement de l'ancien régime.



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Ce n'est pas tout encore. Les faits économiques et sociaux n'ont pas été seuls à agir sur l'évolution de l'art des jardins. Cet art concordait avec d'autres tendances, philosophiques celles-là, et il les traduisit à sa manière.

Au XVIIIe siècle, disait-on plus haut, la campagne a tué le jardin. On pourrait dire, dans une formule analogue: la nature a tué le jardin.

Messieurs de Port-Royal, nous raconte Sainte-Beuve, s'établirent dans leur vallon pour se mortifier de solitude, et parce que ce lieu leur paraissait propre à donner de l'horreur aux sens. Voilà bien, sans doute, le fond du sentiment chrétien. Dans ses formes les plus accentuées, telles qu'étaient le calvinisme et le jansénisme, il comprime et étouffe l'élan de l'âme vers les choses de la création. «Ceux qui se font de cette terre, dit encore Sainte-Beuve, des espèces de limbes grises et froides, qui n'y voient que redoutable crépuscule et qu'exil, ceux-là peuvent y passer et en sortir sans même s'apercevoir, comme Philoctète au moment du départ, que les fontaines étaient douces dans cette Lemnos si longtemps amère.»

À la cime de mont Ventoux, Pétrarque; dit-on, ouvrit au jour les Confessions de saint Augustin, et y lut ce passage du dixième chapitre: «Et les hommes vont admirer les hautes montagnes, les flots de la mer qui s'agitent au loin, les torrents qui roulent avec fracas, l'immense océan et le cours des astres, et ils s'oublient eux-mêmes dans cette contemplation.»

Le XVIIe siècle ne s'est pas oublié. Ceux qui se sont abandonnés à la nature et qui ont cédé aux dangereuses douceurs de la rêverie, ce sont d'abord les irréguliers, les indépendants, tels que Théophile de Viau, ce «libertin» qualifié, l'auteur de la Solitude et du Matin, ou tels que ce païen de La Fontaine.

Ce sont ensuite les jésuites, représentants d'une religion plus humanisée, et plus souple, les Rapin, les Vanière, les Lemoyne, qui donnaient volontiers dans le descriptif et chantaient la nature en vers latins. Hors de là, on ne voit guère que réserve et défiance.

Le jardin français était exactement approprié à cet état d'esprit. Il humanise la nature, il lui impose la belle violence de l'esprit, il l'ordonne et l'a rectifie. Il ne va pas à elle, il la ramène à lui. Il fait d'elle un accessoire et un décor.

«Celui-là seul aime la nature, écrivait Doudan, qui tire des idées morales des spectacles du monde extérieur.» Quelles idées morales le grand siècle en pouvait-il tirer? Les choses n'avaient rien à lui enseigner. Cœli enterrant gloriam Dei; prenons le mot dans un sens apologétique. Ce que la religion a aimé et exalté dans la réalité sensible, c'est son ordre, c'est l'intelligence qu'elle révèle, beaucoup plus que la beauté de ses aspects et de ses formes.

Mais du jour où le sentiment religieux cessa d'être concentré, du jour où il fut question de déisme, cette nature indifférente prit un sens nouveau, et l'on se rapprocha d'elle pour la consulter. Dans cette voie encore, Fénelon apparaît comme l'initiateur et l'homme de transition.

Où est la nature chez Bossuet? Dans les Elévations ou dans le Traité de la Concupiscence, elle intervient comme un excitant de la foi, comme un adjuvant de l'oraison, comme une occasion de s'élever en Dieu et d'embrasser le Créateur. De là à Fénelon et à son Traité de l'Existence de Dieu, la distance est grande. Fénelon s'approche des choses, il les regarde, il les aime, il les décrit déjà, il se complaît au spectacle de leurs formes, au détail de leur agencement. Ce n'est plus la théologie abstraite et reployée, c'est une première esquisse des Études de la nature et de l'apologétique de Chateaubriand. Par cette conception de la nature, qu'on peut dire nouvelle en son temps, par cette sorte de confiance dans les choses, par cette réhabilitation de leur poésie, Fénelon marque aussi bien que par ses velléités mystiques et sa sympathie pour le quiétisme, une étape décisive dans la voie qui mène au déisme ultérieur. Il contribue fortement à décomposer en religiosité l'esprit orthodoxe et dogmatique du grand siècle.

Il servait par là, évidemment sans y prendre garde, les aspirations païennes qui commençaient à se faire jour. Car c'est bien d'un naturalisme païen que procède, historiquement, ce sentiment de la nature auquel étaient réservées de si riches destinées. Lui qui, avec Rousseau et après lui, devait entretenir et exalter les besoins religieux les plus ardents, il fut d'abord, en ses origines, une forme d'irréligion et de «libertinage». Il était dans la logique des choses qu'il prit un développement considérable dans le siècle même des philosophes. Les tendances païennes de la première moitié de ce siècle, quoiqu'elles apparaissent comme précisément opposées à celles de Rousseau, menaient cependant du même côté. La raison de Voltaire ou de Diderot, finalement, demandait à la création les mêmes enseignements que le cœur de Jean-Jacques. La déesse Nature, adorée dans les formes de l'instinct et du «bon sens», devait l'être aussi dans les formes des paysages et des éléments. La religion de Rousseau n'est au fond, que l'aspect sentimental et lyrique de tendances qui avaient alimenté la philosophie des «philosophes» avant d'arriver jusqu'à lui. Il transforma en déisme enthousiaste les éléments essentiels du naturalisme libertin et scientifique qui, dès avant la Régence, avait rallié des partisans nombreux.

Saint-Lambert, dans l'introduction des Saisons, disait un mot juste et qui portait, certes, plus loin qu'il ne soupçonnait: «Les anciens aimaient et chantaient la campagne; nous admirons et nous chantons la nature.» Notons ce fait significatif: Le XVIIIe siècle est le siècle de Lucrèce. Ce poète suspect autrefois et que le cardinal de Polignac avait soigneusement réfuté, ce libertin avant la lettre, cher à Molière et à La Fontaine, reprend crédit et exerce une influence profonde. C'est qu'il correspond vraiment aux instincts de l'époque. Diderot le lit avec enthousiasme. Chénier aura pour ambition suprême de l'égaler, lui l' «athée avec délices», voltairien et enivré de paysages, si parfaitement représentatif du siècle, par delà Rousseau, avec son amour de la nature à la fois païen et scientifique, ingénu et négateur, inspiré de Théocrite et de Buffon, d'Helvétius et du De natura reram. Saint-Lambert, aussi, comme Roucher, comme Delille, était plein de science. Newton, dans ses poèmes, voisinait avec Copernic, Buffon et Bougainville. Walpole appelait cela l'Arcadie encyclopédique. Le mot est à merveille.

Et maintenant nous comprenons la sorte de relation qui exista entre le jardin et la philosophie dominante. Un ermitage! Tout se résume là, tout le Louis XV du sentiment de la nature. Plus de châteaux: un ermitage c'est-à-dire une retraite où l'âme puisse se mettre directement, librement, en communication avec les choses et épier leurs secrets. Car il s'en faut que les romantiques, et Rousseau lui-même, aient été les premiers à s'aviser que la nature était un «grand livre». Bien avant eux, ce livre était ouvert, et on en déchiffrait les mystères.

À Ermenonville, sur un rocher, était écrite une phrase de Montaigne louant «la grande et puissante mère Nature». Le même parc était orné d'un «Temple de la Philosophie». Bagatelle avait sa «Maison du Philosophe». On pouvait voir, dans les estampes de Krafft ou de Grohmann, la cabane de Diogène et le «Temple des quatre Eléments». En quoi le jardin classique eût-il pu satisfaire à ces sortes de goûts? Discipline et clarté, il était le triomphe de l'homme; or c'était la nature, les éléments que l'on cherchait. Les choses qu'on était venu à vénérer et à déifier, on voulait les trouver telles quelles, avec le mystère et les profondeurs de leur désordre. On aimait ce qu'on appelait «le paysage philosophique», sorte d'abrégé et de raccourci de la création, imitation habile propre à susciter dans un petit espace les émotions les plus variées et les rêveries les plus complexes.

Et pour qu'on arrivât à substituer à l'artifice de l'ordre celui du caprice, et à remplacer une convention par une autre, il fallait une révolution dans la conception même de la nature. Il fallait imaginer cette nature comme autre chose que cette sorte de décor inerte au milieu duquel l'esprit classique plaçait l'unique objet de ses préoccupations: l'humanité. Il fallait la ruine de cet anthropocentrisme au nom duquel les penseurs et les moralistes avaient condamné les vaines curiosités de la science. S'intéresser aux choses pour elles-mêmes, entrer en sympathie avec leur vie cachée, leur demander les secrets de la vérité ou de la sagesse, détendre et diffuser en religiosité et en panthéisme le dogmatisme impérieux et précis de l'âge précédent, telle fut l'œuvre qui rendit possible cette révolution, et dont se chargea l'esprit païen, libertin et scientifique des contemporains de Rousseau. En définitive, et malgré les apparences contraires, le jardin de Julie était bien, et devait être, la forme d'art qui convenait au siècle des philosophes.



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On comprend dès lors pourquoi le «jardin philosophique» ne fut pas un jardin de l'intelligence, comme dit M.Corpechot, mais un jardin de la sensibilité et de l'imagination. Les éléments philosophiques que l'on vient de signaler, s'ils restent intacts et distincts en quelques esprits de la seconde moitié du siècle, tels que Chénier, se sont fondus, en général, dans l'unité complexe d'un sentiment, et ont composé cet état d'âme qui sera, à peu de choses près, celui du romantisme. Le jardin anglais fut une adaptation de l'art à ces besoins de sensibilité, adaptation d'autant plus aisée et inévitable qu'elle était conforme à la nature des éléments à mettre en œuvre.

M. Corpechot loue «la nature intelligible» du jardin français. «Les fleurs, dit-il, n'y sont plus pour leur parfum, ni pour l'ivresse des yeux, les arbres n'y figurent plus pour la douceur de leur ombre.... Tout y est insulte à l'instinct…»

Voilà une apologie inquiétante. Nature intelligible? S'agit-il de faire de la logique avec des troncs d'arbres et des surfaces liquides? Un jardinier est-il un penseur? La géométrie a-t-elle le droit de subjuguer la flore? Un principe classique très sain veut que chaque art ait ses moyens appropriés et qu'il leur reste fidèle; un poète n'est pas un peintre, et un musicien n'est pas un architecte. Or, un jardin n'est pas une abstraction, il est couleur, forme, parfum; plaisir ordonné, plaisir composé, si l'on veut, mais d'abord plaisir des sens, et non de l'esprit. Convient-il de traiter un bouleau comme un mœllon? un chêne comme un pan de muraille? Une pierre d'édifice, par elle-même, est dépourvue de toute qualité sensible et esthétique. Mais une tulipe a sa grâce et ses tons, une branche a son ombre, une feuille a ses reflets. Chaque élément du jardin est valeur spécifique et propre. Or, l'architecture horticole anéantit cette valeur au profit d'un ensemble linéaire. Ce n'est plus subordination, c'est destruction.

L'évolution des goûts, dont on a vu plus haut les causes principales, eut pour conséquence de faire du jardin non plus l'œuvre d'un architecte, mais l'œuvre d'un peintre et d'un poète. Les théoriciens les plus marquants de la conception nouvelle, les Morel, les Girardin, les Hirschfeld, enseignaient les combinaisons et les contrastes de couleurs, les perspectives, les plans lumineux et le «jeu des troncs». Girardin donnait ce titre à un de ses ouvrages: De la composition des paysages sur le terrain. Le terrain, y disait-il «est comme la toile sur laquelle se doit faire un tableau». Il y entrait dans les prescriptions techniques les plus minutieuses, recommandant par exemple de ne pas faire jaillir de cascade sur un fond noir, car «leur couleur d'un blanc mat ne manquerait pas de faire une tache désagréable dans le paysage».

Ce principe pittoresque du jardinage conduisit, évidemment, au plus puériles combinaisons. On vit, comme disait Coqueley de Chaussepierre, des rivières qui ressemblaient à une rivière «comme deux gouttes d'eau». Lemierre, dans ses Fastes, raillait ces médiocres artifices:
Un pont, sur une ornière, un mont fait à la pelle.
À Toulouse, en son jardin de la place Saint-Sernin, le beau-frère de la Du Barry avait réalisé le chef-d'œuvre du mauvais goût, qu'A. Young appréciait ainsi: «Des collines en terre, des montagnes de carton, des rochers de toile, des abbés, des vaches et des bergères, des moutons de plomb, des singes et des paysans, des ânes et des autels en pierre, de belles dames et des forgerons, des perroquets et des amants en bois, des moulins à vent, des chaumières, des boutiques et des villages, tout excepté la nature.» Et songeons que ce bric-à-brac était entassé dans l'espace d’une acre.

De tels excès, en somme, étaient assez rares. Mais le goût général était bien dans ce sens. Cette sorte de jardin capharnaüm et pittoresque était en harmonie avec la sensibilité confuse et complexe du temps. Il accumulait les effets de nature artificieux, parce qu'on était devenu avide de la nature et qu'on en voulait pour ainsi dire embrasser tous les aspects d'une seule vue. Il empilait les civilisations les plus disparates, le chinois, l'indien, le suisse, l'antique, parce que les esprits se portaient à cette curiosité nouvelle et à ce goût d'exotisme qui viendront satisfaire Bernardin et Chateaubriand. Il mêlait les belles dames et les paysans, les vachères et les abbés, les boudoirs et les chaumières, parce que le siècle allait fatalement dans la voie d'une confusion des classes et que la société s'embrouillait. Il opposait en contrastes forcés les raffinements de la civilisation et les simplicités de la vie naturelle, parce que cet âge était à la fois épris et fatigué de mensonges, et parce que son imagination aspirait à des Edens de félicité naïve, comme ceux dont Homère, Milton et Gessner, le «Théocrite helvétien», lui avaient présenté le tableau. Toutes ces tendances d'esprit et de cœur, de la société et des individus, le jardin anglais leur donnait à peu près satisfaction, et il fut comme le carrefour de toutes ces voies.




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Qu'un pareil mouvement se soit opéré indépendamment de l'initiative de Rousseau, cela est si vrai que Rousseau lui-même en vit et en condamna les excès. Il connut le jardin de Croisat, que Le Nôtre avait dessiné à Enghien, et il lui trouvait «une majesté frappante et je ne sais quoi de simple qui soutient et nourrit l'admiration». Ce jugement nous atteste qu'il était capable de rendre justice à cette forme d'art dont on veut qu'il ait provoqué le discrédit et la ruine 4.

Delille, chantre des Jardins, refusait finalement de se prononcer entre Kew et Le Nôtre. Le prince de Ligne, qui était grand partisan du jardin anglais, avait deux cents arpents de jardin français à Bel-Œil: «Versailles, disait-il, ne doit pas être comme le Covent-garden.» On comprendrait mal ces hésitations et ces éclectismes si l'on ne voulait voir que l'ordre esthétique dans la question du jardin. Elle ne fut pas un simple épisode dans l'histoire d'un art particulier, mais un événement notable et significatif dans l'histoire des mœurs d'un siècle.

À cet égard, il faut dire que l'espèce de révolution qui se produisit fut une œuvre essentiellement collective. Les actions les plus diverses, littéraires, économiques, philosophiques, concordèrent assez exactement en ce point, et déterminèrent l'avènement d'une forme d'art qui était inévitable parce qu'elle procédait de conditions nouvelles d'idées et de sentiments. Il est bon, pratiquement, de raccourcir et de simplifier les choses. Les points fixes nous aident à nous reconnaître dans la confusion mouvante des réalités. Le Nôtre et Jean-Jacques sont de ces points fixes. Ils représentent et symbolisent, par leur antithèse, deux formules d'art opposées. Mais le fait est que ces formules ont été d'origine complexe.

Faute de s'en être rendu compte, Rousseau s'attribua le mérite d'une nouveauté qui n'en était plus une en son temps et dont le triomphe était déjà assuré.

L'Élysée de Julie n'intéressa pas les contemporains parce que d'autres Elysées semblables avaient été décrits avant lui, ou même dessinés sur le terrain. En sorte que Rousseau, qui n'a pas provoqué cette mode, n'a pas même, sans doute, le mérite de l'avoir consacrée. Il n'est ni créateur, ni imitateur, ni vulgarisateur. Il est seulement, disons-nous aujourd'hui, représentatif; vue à distance, son œuvre nous apparaît simplement comme le meilleur et le plus clair témoignage écrit d'un grand mouvement moral et social, dont le jardin anglais ne fut qu'une manifestation particulière.



Notes
1. Ces indications nous sont fournies par l'étude très solide de M. Daniel Mornet: Le Sentiment de la nature de J.-J. Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre. Nous lui empruntons ici un grand nombre de faits.
2. M. Mornet n'a pas trouvé de traduction antérieure à celle qu'en donna le Nouvelliste économique et littéraire de novembre et décembre 1754. J'en signale une publiée par le Journal économique dès le mois de janvier de la même année
3. M. Lucien Corpechot a bien mis ces faits en lumière, l'année dernière, dans son curieux ouvrage sur les Jardins de l'Intelligence.
4. L.-A.-P. Hérissant: Bibliothèque physique de la France ou liste de tous les ouvrages tant imprimés que manuscrits qui traitent de l'histoire naturelle de ce royaume (Paris, 1771).
5. M. Mornet, en signalant ces faits, les interprète d'une manière paradoxale: «Les Jardins de Le Nôtre sont justement une réaction en faveur de la libre nature contre le jardin géométrique du XVIe siècle. Rousseau admirait fort Le Nôtre. C'est par Le Nôtre que le jardin anglais est devenu possible.» (Revue d'histoire littér. 1910 p.879.)




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