L’avenir peut-il être transhumaniste ?

Pierre-Jean Dessertine

Il s'agit ici d'analyser l'idée même de transhumanisme, son incohérence, et les conséquences que cela implique.

 

 C’est un fait que la visée transhumaniste de l’avenir de notre espèce est de plus en plus partagée depuis la publication du manifeste transhumaniste, au tournant du siècle.

Le transhumanisme est l’idée que la puissance humaine sur la nature, grâce au développement des sciences et des techniques, ne saurait, a priori, être limitée. Il préconise que cette puissance permette de transformer l’humain, de façon à faire tomber les limites en lesquelles, depuis toujours, on borne l’existence humaine : l’échec, la souffrance, la mort au bout de quelques décennies, la naissance par le ventre de la femme, la détermination génétique par l’ascendance, etc.

On peut s’étonner que le projet transhumaniste puisse désormais « prendre » sur une part significative de la population occidentale. Après tout, n’en était-on pas resté, suite aux soubresauts des années 1965-75, à un large discrédit de la croyance dans le « progrès » (c’est-à-dire le progrès dans la maîtrise technique de la nature) ? Il semblerait bien que l’adhésion au transhumanisme soit la voie d’une réhabilitation de l’idée de « progrès ».

Il est vrai que ce phénomène peut s'appuyer sur le franchissement d'un palier dans la maîtrise technique de la nature que représente l'apparition d'un ensemble de technologies convergentes dont les potentialités paraissent illimitées – nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives (ce qu'on appelle les NBIC). Mais il faut aussi comprendre cette emprise de l'idée transhumaniste dans le contexte d'une dynamique sociale. On sait bien quel a été le rouleau compresseur idéologique d'une minorité libérale très agissante, appuyée par de grandes firmes commerciales qui ont pris soin depuis quelques décennies de prendre le contrôle de medias populaires, pour enjoindre de "réformer" la vie sociale et la culture héritée, et condamner comme "conservateur" quiconque s’avise de mettre en avant les objections.

Étant constaté ce compagnonnage de la doctrine transhumaniste avec les puissants intérêts marchands contemporains, cela ne permet pas pour autant de la rejeter sans autre examen. Après tout, peut être n’y a-t-il là qu’une manifestation de cette ruse de l'Histoire qui, selon Hegel, utiliserait les passions régressives des hommes pour faire progresser l'humanité ?

Il s’agit donc d’examiner le transhumanisme en lui-même pour savoir s’il peut être un progrès pour l’humanité, comme ont pu l’être d’autres grands sauts techniques comme l’agriculture, la maîtrise du feu, la roue, la métallurgie, etc.

Mais, on s’aperçoit tout de suite que le changement annoncé est tout-à-fait inédit en ce qui concerne le transhumanisme puisque, comme l’indique le préfixe ‘trans’, le sujet de ce changement serait censé ne plus être de même nature après.

L’idée transhumaniste que l’homme puisse changer sa nature doit être réfléchie, car, pour le moins, elle ne va pas de soi. Ne serait-ce que sur le plan logique ! Il n’y a pas de mouvement sans point fixe (c’est le point de départ de la théorie de la relativité d’Einstein). Il n’y a pas de changement sinon rapporté à une instance immuable. Si cela a un sens pour un individu de dire « j’ai changé », c’est parce qu’on rapporte ces changements à une instance immuable en lui, exprimée par le « je », et symbolisée par son nom. Si l’humanité a une histoire, c’est parce chaque homme qui s’y intéresse peut rapporter tous les événements à un invariant qui est le fond de l’humanité, et qui fait qu’à travers les millénaires, les individus humains peuvent se faire signe et se comprendre.

Dès lors, de deux choses l’une concernant l’idée transhumaniste :
- soit elle signifie qu’on sort de tout fond commun aux humains, et, si elle est réaliste, elle est tout simplement un projet de suicide de l’humanité ;
- soit elle laisse préservé le fond commun à l’humanité, et alors elle peut avoir un sens, mais qu’il faut éclaircir eu égard à l’exigence de changement de nature désigné par le préfixe ‘trans’.

C’est bien la seconde option qu’il faut examiner, puisque, à la lecture du manifeste cité plus haut, on se rend compte que les promoteurs du transhumanisme sont motivés par un puissant espoir de vivre mieux. Ce vivre mieux, tel qu’il est explicité, est strictement hédoniste (grec : hédonè = plaisir) puisque la puissance techniquement acquise devrait permettre la maximisation du « bien-être de tout ce qui éprouve des sentiments qu’ils proviennent d’un cerveau humain, artificiel, posthumain ou animal. » (§7).

L’hédonisme est un vieux projet déjà pleinement formulé au V° siècle avant J.-C. par les Grecs (les Cyrénaïques) – là rien de nouveau. L’idée d’une mutation profonde de l’humanité, exprimée par le ‘trans’, est exposée par la citation ci-dessus qui enjambe allègrement les frontières de l’humanité pour prôner une culture des sentiments positifs sans restriction. Il est sans doute absurde d’escompter qu’un objet artificiel puisse avoir des sentiments. Mais laissons cela. Ce qu’il faut lire, en creux, dans cette citation, est la perspective que la technique supprime les limites au bien-être qui sont liées à la nature de l’homme telle qu’elle est connue jusqu’à aujourd’hui.

Or, ces limites sont de deux sortes :
- celles qui sont déterminées par le corps,
- celles qui sont déterminées par l’esprit (au sens large).

Dans la première catégorie sont la maladie, la douleur, le vieillissement, la mort ; de la seconde relèvent, de façon non exhaustive, les quêtes de sens, de connaissance, de beauté, de justice, de liberté. Les limites de la première catégorie peuvent être modifiées par des dispositifs techniques. C’est ainsi que, depuis un siècle, la technique a considérablement fait reculer la quantité de douleurs qu’un homme est amené à éprouver dans sa vie. On sait tout ce dont la technique est capable pour réparer le corps, et en étendre les capacités ; avec les nanotechnologies s’ouvre la perspective d’une régénération au niveau cellulaire qui pourrait différer indéfiniment le vieillissement, et la mort.

Les limites impliquées par l’esprit sont beaucoup plus plastiques. En fait, elles relèvent non seulement de caractères de l’individu, mais aussi du collectif humain et de la culture dans lesquels il est inséré. Par là, elles mettent en jeu une liberté fondamentale de l’être humain : celle de choisir ses valeurs finales (connaissance, justice, beauté, liberté, etc. sont des valeurs finales). Elles peuvent être ramassées dans l’expression « inquiétude existentielle », laquelle n’est peut-être rien d’autre que la présence tenace de la question « comment faire de ma vie quelque chose de bien ? ». La technique n’est pas impuissante par rapport à cette limite. Il y a d’ores et déjà des molécules psychotropes très performantes contre l’inquiétude. Mais, toujours, leur action n’est efficace qu’en réalisant un amoindrissement de la conscience : l’action de la molécule va rapprocher l’état de conscience de celui de l’animal, ou même de l’état végétatif.

Soit, une mutation vers un être humain aux capacités de bien-être démultipliées est techniquement possible ! Sur quel fond d’humanité immuable cette mutation pourrait-elle prendre sens ? Les transhumanistes se réfèrent volontiers au texte de Pic de la Mirandole, dans son Oraison sur la dignité de l’homme, en lequel Dieu s’adresse à l’homme qu’il vient de créer: « ô Adam, nous ne t'avons donné ni une place déterminée, ni une physionomie propre, ni aucun don particulier, afin que la place, la physionomie, les dons que toi-même tu aurais souhaités, tu les aies et tu les possèdes selon tes vœux, selon ta volonté. Pour les autres, leur nature définie est régie par des lois que nous avons prescrites; toi, tu n'es limité par aucune barrière, c'est de ta propre volonté, dans le pouvoir de laquelle je t'ai placé, que tu détermineras ta nature. » Ce texte est considéré comme fondateur de l’humanisme, puisqu’il affirme l’absence de limites a priori, et donc une totale autonomie de l’homme par rapport à son Créateur. Ce serait donc l’humanité, comme la seule espèce qui choisit sa propre nature, qui serait l’instance immuable qui donnerait son sens à l’idée transhumaniste.

Le transhumanisme ne serait rien d’autre que la prise de conscience, au tournant du XXI° siècle, par l’humanité, qu’elle a enfin les moyens d’une nature plus conforme à ses vœux !

On voit l’incohérence ! Le transhumanisme pose le bonheur au sens d’« un tout absolu, un maximum de bien-être » (Kant) comme le Souverain Bien (on nomme ainsi la valeur finale considérée comme devant s’imposer à tous). Celui-ci légitime toute transformation de l’individu humain engendrant des sensations positives ; donc aussi celle qui supprime l’inquiétude existentielle. Mais qui ne voit que cette inquiétude existentielle est partie prenante de la définition de l’homme comme devant choisir sa propre nature sur laquelle s’appuie justement le transhumanisme ?

De deux choses l’une :
- ou les techniques qui suppriment l’anxiété en amoindrissant l’état de conscience (définitivement si possible) font partie de l’équipement du « posthumain » (appelé aussi l’« homme + » !), celui-ci perd alors l’essentiel de son humanité ;
- ou bien l’intervention technique est circonscrite au traitement des limites physiologiques au bonheur.

Or cette deuxième option n’est jamais évoquée par les transhumanistes. Pourquoi ?

Parce qu'elle est déjà ignorée, dépassée, en pratique. La « médication » psychotrope – les pilules du bonheur – est déjà largement présente dans les armoires à pharmacie du monde occidental. Mieux ! L’évitement de l’inquiétude existentielle, c’est-à-dire de la responsabilité de choisir ce que l’on veut être, est aussi vieux que l’humanité. Il a en particulier été analysé sans concession par Pascal comme « divertissement ».

D’autre part un minimum de connaissance anthropologique convainc d’une étroite solidarité entre les sentiments déterminés par le corps et ceux déterminés par l’esprit : les symptômes du vieillissement imposent l’idée de sa propre mort et repose avec d’autant plus d’acuité la question du sens qu’on donne à sa vie ; la douleur physique est très positivement vécue lorsqu’elle a du sens (comme pour le sportif). Le problème philosophique général qui se révèle ici est le suivant : on ne choisit qu’à l’intérieur d’un cadre qui définit les possibilités ; or, le transhumanisme vise à abolir le cadre (qui ne peut être autre que les limites évoquées plus haut) ; dès lors l’homme n’a plus à choisir, et perd l’essentiel de son humanité. On voit ici la redoutable mystification du transhumanisme qui se présente explicitement comme le continuateur de l'humanisme de la Renaissance (voir le manifeste), alors qu'il l'extermine.

De quelque manière que l’on examine l’incohérence fondamentale du transhumanisme, on ne peut éviter la conséquence que celui-ci mène tout droit à l’imbécile heureux. Et il faut prendre l’adjectif « heureux » dans son sens le plus restrictif : quel peut-être ce bonheur qui ne se valorise pas de son contraste avec le malheur ? L’« homme + » a toutes chances d’être un imbécile ! L’imbécile est celui qui se comporte comme la bête parce qu’il ne met pas en perspective ses comportements en fonction de son humanité.

Comment se fait-il que les transhumanistes paraissent aveugles sur cet avenir ? C’est ici qu’il faut réexaminer leur connivence avec les pouvoirs marchands dominants dans nos sociétés occidentales, que nous avions notée plus haut.

Le Souverain Bien selon le transhumanisme est celui-là même qui est promu par le système marchand qui domine et met en forme nos sociétés, ce que l’on peut appeler la mercatocratie (l’empire du marché). Les biens marchands sont proposés comme solutions de bien-être, et ce d’autant plus efficacement que leur technicité est élevée. Or, le système de la marchandise est frénétique : il ne prospère que de mettre sur le marché toujours plus de biens et de les faire circuler de manière toujours plus accélérée. Car c’est un système de rivalité généralisée en lequel chaque entrepreneur est amené à accroître ses parts de marché plus que ses concurrents. Le transhumanisme peut alors être situé comme la nouvelle étape de l’extension de la marchandise : il ouvre la possibilité d’acheter la suppression des limites liées à la condition humaine, en un moment où les besoins à l’intérieur de ces limites sont potentiellement satisfaits pour les populations qui peuvent payer.

Les transhumanistes sont aveugles sur l’inanité de leur projet parce qu’ils se placent d’emblée dans le moule idéologique de la mercatocratie. Ils choisissent un nouvel homme en lequel se réaliserait le bonheur sans prendre en compte le fait qu’ainsi ils suppriment la possibilité de choix qui fait l’essence de l’humanité. Or, l’absence de possibilité de choix  – la nature définitivement assignée – est le propre de la condition animale.

L’avenir de l’humanité peut-il être transhumaniste ? Oui, bien sûr ! Les moyens requis se mettent en place de manière accélérée. Et il a été choisi par des élites dominantes dans nos sociétés. Est-il un progrès pour l’humanité ? Non ! Il est clairement une régression. Il faut même reconnaître qu’il est, au sens propre du mot, inhumain.

Dans cette situation, le mieux n’est-il pas de promouvoir, là où l’on est, selon sa propre singularité, les valeurs proprement humaines : la liberté comme action réfléchie, la connaissance comme extension de son être, l’œuvre comme apport à la culture commune, et la justice comme maîtrise du vivre-ensemble ?

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