Jeux interdits par Yves Vaillancourt

Yves Vaillancourt

Essai sur le Décalogue de Kieslowski. Le Décalogue de Krzysztof Kieslowski (1941-1996) est une œuvre phare du cinéma contemporain. Cette série de dix films illustre la manière dont les hommes brisent les interdits et pourquoi ils s'exposent alors à l'échec de leur projet. Guidé par l'intuition que chaque film repose sur une structure mimétique, Yves Vaillancourt montre en effet que les personnages du Décalogue, tout comme les gens dans la vie de tous les jours, s'imitent les uns les autres. Ainsi, dans un monde séculier comme le nôtre, les messages moraux ne viennent plus du ciel, mais des effets miroirs des hommes dans leurs rapports mutuels à l'interdit.

Yves Vaillancourt livre ici un exercice de philosophie tout empreint de sensibilité, guidant le lecteur et les cinéphiles vers ces moments où, parfois, les humains s'ouvrent à la mystérieuse et difficile révélation du bien. Bien qu'il ne soit pas croyant, il défend avec éloquence l'idée que le Décalogue est l'une de ces oeuvres qui ouvrent à ce mystère qu'on appelle communément le sacré.

Nous reproduisons ici le prologue du livre, avec l'autorisation de l'auteur et de l'éditeur.

Prologue

 Une approche contemporaine du bien et du mal 

Le Décalogue est une oeuvre cinématographique puissante, basée sur les Dix Commandements, par laquelle Krzystof Kieslowski a su relever un grand défi. Nous sommes environ deux mille cinq cents ans après la rédaction de l’Ancien Testament. Les sociétés occidentales sont désormais ouvertes, sécularisées, laïques. Comment rappeler aux hommes la teneur de l’interdit ? Dans quel langage sanctionner la transgression ? Le défi de l’artiste dans le contexte de la Pologne communiste des années 1980 était de trouver un mécanisme de révélation en phase avec  l’époque.

          De fait, comme la sociologue Michela Marzano l’a démontré dans son puissant La mort spectacle, nous sommes confrontés à une nouvelle levée des interdits. Reprenant les termes freudiens de la formation du sur-moi, elle expose comment les digues que sont la pudeur, la compassion et le dégoût sont affaiblies dans le monde de l’Internet. Il en résulterait une désinhibition des pulsions agressives et érotiques. En même temps, dans plusieurs parties de son oeuvre, et notamment dans Règles pour le parc humain, le philosophe Peter Sloterdijk a développé la thèse du retour des Jeux du Cirque et de leur violence à travers les médias de masse.  Selon Sloterdijk, la culture humaniste reposait sur l’effet civilisateur du livre, sorte de lettre envoyée par les maîtres de discipline par-delà les générations. Ainsi Sénèque disant à ses lecteurs : ou le livre, ou les Jeux.

 Notre monde aurait-il basculé du côté du Cirque ?

 En ce sens, la réflexion morale entreprise par Kieslowski sur l’interdit et la transgression me semble très d’actualité, autant par son sujet que dans sa manière, évitant le recours à l’argument d’autorité et passant par un médium encore populaire, le cinéma. S’il est vrai que l’évanescence des figures transcendantes d’autorité nous livre entièrement aux rapports mimétiques entre hommes ordinaires, quelles sont les possibilités qui nous sont laissées d’élévation morale et spirituelle, de prise de conscience ? Le Décalogue de Kieslowski a des choses à nous faire comprendre à ce sujet et c’est pourquoi il est bel et bien une oeuvre morale majeure de notre temps. Non seulement, il révèle la complexité du choix éthique, mais par son investigation des problèmes de conscience, il expose la profondeur insondable de ces consciences aux prises avec la difficulté du choix. L’édification morale des personnages est aussi celle des spectateurs.

Dans cet essai, je vise deux objectifs.

 Mon premier objectif dans ce travail consistera à exposer les mécanismes humains, humains trop humains pour paraphraser le célèbre philosophe de l’Antéchrist, de la révélation. Révélation au sujet du commandement, de son interdit et des conséquences de sa transgression. Nos efforts prendront appui sur la théorie de René Girard éclairant le mimétisme humain. Dans Mensonge romantique et vérité romanesque, Girard a développé la thèse que les grands écrivains (Shakespeare, Dostoïevski, Proust) utilisent la figure du double pour illustrer que l’homme n’est pas à lui-même la source de son désir. Celui-ci lui vient par imitation. Effets miroirs, imitation de son double. Nous retrouvons cela chez Kieslowski, au sens figuré (toutes ces vitres et reflets), mais également au sens littéral, comme dans Dek 7, où mère et fille sont chacune le double de l’autre.

 Mimétisme comme modus operandi de la transgression, certes, mais aussi de l’apprentissage des interdits à respecter afin que prévalent les valeurs de l’amour et de la vie. Là aussi, nous retrouvons une des thèses de Girard, à savoir que dans un monde séculier comme le nôtre, où les formes légitimes d’autorité ont été affaiblies, l’on a substitué aux rapports verticaux de transcendance ceux, horizontaux, du mimétisme. À la place de dieu ou de ses représentants livrant les messages moraux, nous n’avons que les effets miroirs des hommes dans leurs rapports mutuels à l’interdit. Si nous pouvons apprendre, c’est les uns des autres[1].

 À ma connaissance, cette analyse systématique du Décalogue sous l’angle de la théorie mimétique n’a pas encore été menée. Elle contribuerait à mettre en lumière l’oeuvre de Kieslowski, sur laquelle il existe très peu de monographies en français. Un bon nombre d’entre elles, voire la majorité, sont centrées sur Kieslowski lui-même, figure attachante, discrète et disparue prématurément. Beaucoup de témoignages : acteurs, actrices, autres cinéastes, l’entourage de Kieslowski lors du tournage de ses films. Mais l’analyse de l’oeuvre demande continuation[2].

Pour ma part, j’ai eu l’intuition de la structure mimétique du Décalogue en préparant une émission de télévision sur le sujet avec la journaliste Malgosia Bajkowska[3]. J’avais pris des scènes de Dek 7 et 8 comme exemple. Mais plus tard, nous avons étendu notre analyse à tous les films. Je ne fais pas de ce qui suit un argument d’autorité. Appelons cela une heureuse trouvaille, nous justifiant personnellement dans cette intuition et voie de recherche. Ma surprise, une fois le travail presque terminé, fut de lire ces mots de Krzystof Piesiewicz, co-scénariste du Décalogue : « La base de mes réflexions, ce sont les livres de René Girard[4]» ! Cette confidence importante de Piesiewicz est passée inaperçue jusqu’à ce jour.

Relisons René Girard : « Les désirs rivalitaires sont d’autant plus redoutables qu’ils ont tendance à se renforcer réciproquement[5].» Pensons à la rivalité exacerbée entre Ewa et Majka pour la possession d’Ania, dans Dekalog 7.  Ou encore : « Si les objets que nous désirons appartiennent toujours au prochain, c’est le prochain, de toute évidence, qui les rend désirables[6].» Rappelons-nous la mine déconfite et désabusée des frères Artur et Jurek lorsqu’ils prennent possession de l’héritage paternel : la collection de timbres. Mais dès qu’ils deviennent conscients de la convoitise des philatélistes, ils deviennent contaminés par la passion des timbres, au point où Jurek donnera un rein en échange du Mercure autrichien rose, un petit bout de papier dont la valeur énorme est attestée par le prochain.

Un second objectif sera de redonner au religieux sa place dans l’interprétation du Décalogue. Une telle proposition peut paraître étrange, étant donné la référence biblique évidente de l’oeuvre. Et pourtant, plusieurs lectures contemporaines, notamment, ont sacrifié le symbole religieux au profit du signe. Sur ce plan aussi, nous pensons oeuvrer dans un champ d’interprétation qui nous semble avoir été laissé en friche. Nous ne connaissons pas de monographies françaises où un approfondissement du symbolisme religieux de l’oeuvre a été entrepris[7].

Il est remarquable que dans les dix films du Décalogue il n’y ait aucune référence à l’autorité religieuse instituée. C’est sans doute banal de rappeler que cette oeuvre est réalisée sous le communisme et que le régime n’accepte pas une forme d’autorité concurrente. Ce que la censure a induit en Pologne, le désenchantement, ou même le cynisme, l’aurait suggéré ailleurs[8].

Distinguons ici l’esprit de la religion de son institution socialement incarnée dans des hommes d’autorité. C’est bel et bien cette dernière qui est absente du Décalogue. Par exemple, dans Décalogue 5, lorsque Yatzek s’apprête à mourir exécuté par l’État, le prêtre catholique n’intervient qu’à la toute fin pour recevoir sur la main le baiser d’un Yatzek  angoissé. Mais c’est Piotr, son avocat et défenseur, qui recevra sa confession. C’est même à Piotr que Yatzek demandera d’intercéder auprès de sa mère, afin qu’elle lui cède sa place au cimetière. Les offices et fonctions réservés aux hommes d’église sont ici concentrés sur une figure laïque, l’avocat. Dans Décalogue 3, les deux protagonistes de la transgression de l’interdit, Eva et Mariusz, se retrouvent à l’église et cette rencontre entamera le processus de la transgression. Nulle figure de prêtre ici pour exprimer et renforcer la teneur de l’interdit, en l’occurrence celui de respecter le caractère sacré de la fête de Noël, Tu respecteras le jour du Seigneur. Dans Décalogue 1, après avoir perdu son fils, le père entre dans une église déserte, la nuit. La solitude y est telle qu’il ne semble y avoir aucune médiation humaine entre cet homme et Dieu. Pourtant, il y a dans ce film une personne de foi qui est très proche du père : sa soeur[9]. Encore une fois, la teneur de l’interdit est exprimée par une figure laïque dont la seule « autorité » vient de sa douceur et de sa sensibilité envers son frère et son neveu, le petit Pawel qui va mourir.

Le signe est un indice. Tel un panneau routier, il indiquerait une croisée des chemins dans le scénario. L’observateur indépendant, qui revient dans neuf Décalogues sur dix, serait un tel signe. Signe que le personnage principal est arrivé au moment du choix. Signe que ce personnage est parvenu au point critique de la transgression de l’interdit. Par exemple, dans Décalogue 2, lorsque le médecin examine avec son stagiaire les cellules de son patient. Il constate la progression de la maladie – et le fait constater à son étudiant. L’observateur indépendant apparaît alors dans un coin du laboratoire, attentif à ce que fait et dit le professeur. C’est le moment où celui-ci commence à se rendre, dans son for intérieur, à la requête de l’épouse. À savoir que, puisque la maladie progresse inéluctablement et que le patient est condamné, vaut mieux prononcer un verdict de mort afin d’éviter à la femme l’avortement. On se rappelle que celle-ci est tombée enceinte suite à une relation adultère. La mort de son mari la libère de l’obligation d’avorter. La mort de son mari permet la naissance de l’enfant. L’observateur indépendant  nous signale donc le moment où, dans la conscience du médecin, un choix se dessine.

Fenêtres, miroirs, liquides tels le lait, le thé, l’eau, autant de signes parsemant les scénarios du Décalogue et surgissant au moment où les protagonistes sont aux prises avec la tentation de la transgression. On pense ici au jeune Ernst Bloch de Traces, disant que le signe surgit au croisement de deux chaînes de causalité indépendantes. Le coffre à gants[10] de la voiture de Romek s’ouvre au moment du soupçon, quand la transgression de sa femme se prépare, ou se révèle.

L’avantage du signe est qu’il est libre de prescription. Il indique le moment du choix, il annonce la transgression, mais il ne dit aucunement quoi choisir. Il ne prescrit rien. Ni ne sanctionne.

Pour une théorie post-moderne basée sur la fin des grands récits (Lyotard, 1979), le signe est le maximum acceptable. Il n’est qu’une balise informant les subjectivités de l’heure du choix.

À l’opposé, le symbole captiverait l’individu dans le religieux hérité et transcendant. Captiver et capturer sont très proches. Alors pourquoi ne pas s’émanciper du symbole ? Exit le symbole !

Or, ma seconde thèse consistera à démontrer la pérennité du symbolisme religieux et chrétien au sein du Décalogue. Il se pourrait toutefois que les pistes de chaque film ne soient pas toujours claires, car Kieslowski mêle à dessein les interdits. L’adultère et le mensonge apparaissent dans plusieurs films, alors qu’ils n’en sont pas l’objet du commandement principal. C’est d’ailleurs pourquoi les dix films du Décalogue ne sont pas nommés, mais seulement numérotés. De plus, comme nous l’avons déjà mentionné, la révélation du commandement n’est jamais instrumentée par l’église instituée elle-même. Cette sécularisation du religieux a pour conséquence la mise sous le boisseau, pour ainsi dire, de la lumière du symbole. C’est une des forces de ce cinéma anti-hollywoodien de ne pas grossir le trait. Mais le symbole n’en est pas moins là, le plus souvent discret, mais parfois aveuglant d’expressivité, comme nous tenterons de le démontrer. Il se pourrait même qu’il ait un puissant auxiliaire à même de nous suggérer sa présence : la musique de Z. Preisner. Celle-ci fera également l’objet d’un effort d’interprétation, axée sur l’inscription de cette musique[11] dans la tradition de la musique site sacrée. Quelle en est la structure, quels en sont les effets ?

Nous ne prétendons pas que le symbole religieux offre les réponses aux dilemmes moraux dans lesquels sont plongés les personnages. Le symbole est plutôt un héritage culturel par lequel nous explorons le problème du bien et du mal, et même le mystère de la transcendance du bien par rapport à la facilité du mal, à la transgression de l’interdit. 

En somme, notre plan de travail tient en deux parties, structure mimétique et symbolisme. Nous avons tenté de minimiser les répétitions provenant du fait que nous traitons chaque épisode à deux reprises.  Nous avons préféré cette méthode à celle consistant à traiter chaque épisode sous les deux aspects, l’un après l’autre. Il nous a semblé, en effet, que la première option offrait une meilleure unité esthétique et formelle.

Notre travail ayant commencé avec l’intuition de la structure mimétique dans les épisodes sept et huit du Décalogue, nous avons étendu l’analyse au reste de l’oeuvre. Une exception, Dekalog 3. Celui-ci a d’ailleurs la particularité d’être le mal-aimé de la série, si l’on se fie du moins à certaines recensions sur l’internet ou en format livre. Disons d’emblée que nous ne partageons aucunement cette critique. Le troisième épisode du Décalogue, Tu respecteras le jour du Seigneur obéit, selon nous, comme les autres, à la structure mimétique. Il comporte deux triangles : Janusz, son ex-maîtresse Ewa et son épouse ; Janusz, Ewa et l’ex-mari de celle-ci, Garus. Mais Garus n’est plus. La rivalité mimétique suscitée par ce dernier est une affaire passée, dont Janusz s’est affranchie. Dekalog 3 ne nous montre donc pas la dynamique du désir mimétique entre Janusz et Garus, mais l’effort de Janusz ne pas rouvrir ce passé. Ewa tente malgré tout,de reconquérir Janusz, mais échoue. L’épisode se termine bien, par le retour de Janusz auprès de son épouse. En somme, le fait que le triangle amoureux Janusz-Garus-Ewa soit le passé de l’histoire et non son actualité ne soustrait aucunement cet épisode du cadre théorique que nous développons dans cet ouvrage, et l’analyse que nous en faisons dans la seconde partie pointe d’ailleurs cette structure mimétique.

 La seconde partie de l’ouvrage exigeait davantage de souplesse encore. La présence du symbole religieux et biblique dans cette oeuvre ne pouvait résulter d’un plan systématique des réalisateurs. Certains épisodes condensent de façon extraordinaire ce symbolisme. C’est le cas, par exemple, de Dekalog 1 avec la figure de l’observateur indépendant.  Dans d’autres épisodes, la dimension symbolique nous parait sous le boisseau, si l’on nous permet cette expression, sans doute embarrassante dans le cadre d’un essai argumentatif. Mais n’oublions pas que le cinéma de Kieslowski s’est forgé dans un cadre politique de censure. Nous pensons que le Décalogue est une oeuvre chiffrée.

 Finalement, le lecteur n’ayant pas vu chaque épisode, ou en ayant perdu un peu le souvenir, pourra consulter les synopsis en annexe. Nous tenons également à mentionner que les notes de bas de page seront utilisées principalement lorsqu’il s’agit de recoupements avec d’autres épisodes de la série, de précisions linguistiques sur la langue polonaise et de références à la culture polonaise, ou, tout simplement, des chemins de traverse. Nous avons tenu à les mettre sur la carte.

 
 



[1] C’est également la thèse d’Alain Masson, dont le texte se termine par « ... en échange de mon corps, il m’est donné d’entrer dans le corps de l’échange ». Le corps de l’échange est celui du bon mimétisme, celui qui permet la révélation du bien, d’où la référence de l’auteur à Saint-Paul. In Études cinématographiques, p. 14.

[2] Notons l’excellent entretien entre Gérard Pangon et Vincent Amiel, deux grands connaisseurs du cinéma de Kieslowski, dans le coffret DVD des Éditions Montparnasse, datant de 2004.

[3] Émission Le Pont, CJMT, Montréal, 1er novembre 2008.

[4] Entretien avec Krzystof Piesiewicz, in Krzystof Kieslowski, textes réunis par Vincent Amiel, p. 167.

[5] In Je vois Satan tomber comme l’éclair, p. 25

[6] idem, p. 26

[7] Il n’en va pas de même en anglais. L’exploration des origines bibliques du symbolisme du Décalogue a été entreprise par Christopher Garbowski, de l’Université d’Omaha, au Nebraska, et professeur associé à l’Université Marie-Curie en Pologne. Dans K. Kieslowski Decalogue series : the problem of the protagonist and thier self-transcendance, l’auteur adopte une perspective religieuse, estimant par ailleurs que l’aspect religieux du Décalogue a plutôt été relégué dans l’ombre par la critique. M. Garbowski suggère que Dieu est le principal personnage du Décalogue, à travers ce personnage récurrent (appelé aussi l’observateur indépendant) joué par Artur Barcis.

[8] Pensons au film de Denys Arcand : Jésus de Montréal, réalisé à la même époque (1989).

[9] Irina cherche à faire instruire Pawel dans la religion catholique grâce à un prêtre « jeune et sympathique ». Celui-ci représente peut-être le renouveau de l’Église dans la Pologne communiste des années 80. Mais nous ne voyons pas ce prêtre.

[10] Rappelons les célèbres analyses de Freud sur la symbolique sexuelle des objets à cavité. Voir Sur le rêve.

[11] Dans certains épisodes du Décalogue, mais pas dans chacun. Certains, au contraire, utilisent une musique concrète, dont la composition et les effets sont différents.




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