Euthanasie: leçons à tirer de l'eugénisme

Jacques Dufresne

Les liens entre l’eugénisme et l’euthanasie sont étroits, historiquement et logiquement. Les changements ayant été plus radicaux et plus rapides du côté de l’eugénisme, on peut en tirer de précieuses leçons pour l’euthanasie. Vous croyez que dans ce dernier cas votre choix personnel sera respecté. Demandez aux couples qui choisissent de garder leur enfant trisomique ce qu’ils en pensent.

J’ai participé activement au débat sur la fécondation in vitro au début de la décennie 1980. En 1985, j’ai publié un livre intitulé La reproduction humaine industrialisée. À cette époque la population québécoise semblait être majoritairement opposée à l’eugénisme. J’apprenais récemment que 90 % des parents en danger d’avoir un enfant trisomique, optent pour l’avortement. En France, où le même dépistage existait depuis plus longtemps, le taux d’avortement était aussi de l’ordre de 90%. La décision québécoise était une mesure eugéniste. On nous en a donné une preuve supplémentaire aux nouvelles de Radio-Canada le 30 mai dernier. Julie Faucher, une femme de trente-cinq ans et son conjoint (on ne nous a pas donné son nom, signe des temps !) ont décidé de garder l’enfant. Au moment, a dit Julie, où j’ai appris la mauvaise nouvelle, j’ai eu le sentiment de perdre mon enfant. Depuis, chaque fois qu’elle demande un rendez-vous à un médecin au sujet de son enfant, on lui pose cette question qui est un reproche déguisé : ne saviez-vous pas à quoi vous vous exposiez? Le docteur Antoine Payot, chercheur dans le domaine a confirmé la chose : le système est tel que l’avortement est présenté comme la règle.

Ce n’est donc pas le choix individuel comme tel qui est le critère, mais le choix individuel dans la mesure où il va dans le sens de ce que l’on perçoit comme étant un progrès. Si l’on en croit le reportage, l’État et la société ont au Québec, en cette matière, la même conception du progrès : on veut des enfants parfaits, fussent-ils des êtres insensibles par comparaison avec de nombreux enfants trisomiques..

Les tests de dépistage étant de plus en plus nombreux et efficaces, on ne voit pas ce qui pourrait freiner la marche vers un eugénisme généralisé. Dans une perspective conséquentialiste tout au moins, ceux qui ont mis en place le dépistage systématique de la trisomie sont aussi responsables de toutes les conséquences de cet exemple.

Chaque couple est libre de recourir au test de dépistage de la trisomie. En théorie, chaque couple peut refuser l’avortement. Mais en pratique, un enfant trisomique est perçu par le personnel des services de santé, par la population en général, par l’appareil médical et par l’État comme une nuisance. Ceux qui accueillent cette nuisance dans leur vie sont perçus comme des irresponsables.

Comment éviter qu’un phénomène semblable ne se produise dans le cas de l’euthanasie? Pourquoi des malades chroniques n’ayant pas droit à plus d’une douche par semaine et coûtant de plus en plus cher à la société échapperaient-ils à ce culte spartiate de la perfection, lequel fait partie d’un climat qui aura inévitablement pour effet d’amener les encombrants à se sentir coupables de continuer à exister? Un directeur d’une coopérative funéraire me confiait récemment qu’il reçoit de plus en plus fréquemment des témoignages de cette nature. «Je ne veux déranger personne, faites les choses le plus vite et le plus simplement possible.» Sous-entendu : personne ne tient à moi au point d’être heureux de me rendre un dernier hommage. Ce n’est pas en se gargarisant d’un mot comme dignité, de plus en plus dénué de sens, qu’on freinera cette tendance. Les grands malades ont encore le choix de conserver la vie, mais bientôt la pression qui s’exercera sur eux sera plus forte que leur volonté de vivre; quant aux résistants, ils seront montrés du doigt, comme Julie Faucher et son conjoint. Sommes-nous condamnés à partager le sort de la mère du Sauvage dans le Meilleur des mondes? Ajoutons que nous avons, nous, les humains, aggravé ce problème en accroissant l’espérance de vie en mauvaise santé et en adoucissant ensuite cette vie au moyen de médicaments. Il s’ensuit que pour un grand nombre de personnes en fin de vie, la sédation commence bien avant l’autorisation de l’aide médicale à mourir. Le mot de Nietzsche à propos du dernier homme : «Un peu de poison ici et là pour faire des rêves agréables, beaucoup de poison à la fin pour mourir agréablement.»

En autorisant le recours à l’aide à mourir non seulement aux personnes dont la mort est prochaine, mais aux personnes vivant avec un handicap, le projet de loi fédéral va déjà plus loin que la loi québécoise dans cette mauvaise direction.

Seul un improbable retour au sacré pourrait nous permettre d’échapper à cette tendance. Déjà en 1953, le psychiatre Karl Stern soulevait le problème de l’euthanasie tel qu’il se pose aujourd’hui : pourquoi, au nom de quoi laisser vivre les incurables? Voici sa réponse: «D’un point de vue strictement pragmatique, en dehors de toute idée métaphysique de la personne humaine, il n’y a vraiment aucun argument à opposer à l’euthanasie. Nous, qui vivons dans un univers sans impératifs, nous accrochons à bien des principes formels qui sont un héritage du christianisme dont nous avons perdu la conscience - et non parce que nous avons gardé la foi réelle en la doctrine chrétienne de la réversibilité des mérites de la souffrance, ou dans l’enseignement hindou de la Karma, ou tout simplement dans l’immortalité de l’âme humaine. En fait, la plupart d’entre nous ne croient plus en rien de tout cela. De sorte que nous nous accrochons d’une main au pragmatisme moderne et de l’autre à la philosophie judéo-chrétienne. Mais la faille s’élargit chaque jour davantage, et le moment viendra où l’une des deux devra lâcher prise.» (Karl Stern, Le Buisson ardent, Paris, Seuil, 1953, p. 140).

Tout ce qui s’est produit dans ce domaine au cours des trente dernières années a confirmé l’intuition de Stern : la faille s’est élargie sans cesse et la philosophie judéo-chrétienne est sur le point de lâcher prise.

J’en étais là dans mes réflexions quand j’ai découvert ce passage dans René de Chateaubriand :

«Cependant mon père fut atteint d'une maladie qui le conduisit en peu de jours au tombeau. Il expira dans mes bras. […] Les traits paternels avaient pris au cercueil quelque chose de sublime. Pourquoi cet étonnant mystère ne serait-il pas l'indice de notre immortalité ? Pourquoi la mort, qui sait tout, n'aurait-elle pas gravé sur le front de sa victime les secrets d'un autre univers ? Pourquoi n'y aurait-il pas dans la tombe quelque grande vision de l'éternité ?

C’est un fait qu’après la mort, mais avant l’embaumement, les traits du visage prennent parfoisA quelque chose de sublime. Le spectacle, au plus beau sens du terme, peut être d’une indicible beauté, ce qui ne prouve rien certes mais invite à penser que les derniers moments peuvent s’accompagner d’une paix et d’une joie qui rayonne à travers un corps rendu transparent par la mort.

La vie humaine est sacrée en tant que lieu d’un accomplissement.

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