Chronique catalane

Agusti Nicolau Coll

Dans une situation où l’autonomie politique catalane est présentement sous contrôle direct du gouvernement de Madrid via l’application de l’article 155 de la Constitution, les tribunaux espagnols poursuivent leur chasse aux leaders indépendantistes qui ont osé organiser et tenir un référendum sur l’indépendance de la Catalogne le 1er octobre 2017.

Depuis le vendredi 27 mars, les événements se sont bousculés suite à des emprisonnement de leaders indépendantistes en Espagne et, surtout par la détention de Carles Puigdemont en Allemagne.

1. Détention du président du gouvernement catalan Carles Puigdemont

Le dimanche 25 mars, la police allemande a retenu et mis en détention le président du gouvernement de la Catalogne (Generalitat) Carles Puigdemont.

Carles Puigdemont s’était rendu en Finlande pour rencontrer des universitaires et des politiciens. Il devait retourner par avion ce dimanche en Belgique. Quand il a appris, le vendredi 23 mars, que le mandat d'arrêt européen émis par un juge espagnol contre lui avait été réactivé, il a disparu de la place publique.

Pour revenir en Belgique (pays où il réside et qui est peu enclin à répondre positivement à la demande espagnole d’extradition), il s’est rendu en voiture à la frontière entre le Danemark et l’Allemagne, et c’est là que les policiers allemands l’ont arrêté et mis en détention.

La procédure à suivre face à la demande espagnole d’extradition :   

 

  • Il devra comparaître devant un juge.
  • Le procureur de la Couronne doit argumenter s’il faut répondre positivement ou négativement à la demande espagnole.
  • Pour que la réponse soit positive, il faut qu’un des délits dont Puigdemont est accusé ait un équivalent dans le code criminel allemand.
  • Il y en a un : celui de rébellion, mais seulement s’il est exercé de façon violente.     
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    Si, par malheur, Carles Puigdemont est livré à la police espagnole, la Catalogne risque de prendre feu : ce sera la goutte qui fera déborder le verre trop plein d’humiliation, de mépris et d’injustice.

    Dès l’annonce de l’arrestation en Allemagne, une Marche de 100 000 personnes a eu lieu le dimanche 25 mars à Barcelone contre l'extradition de Puigdemont et en réclamant la libération de tous les prisonniers politiques.

    Plusieurs autres manifestations ont eu lieu un peu partout en Catalogne réunissant des milliers de personnes. Tout cela à partir d'un appel lancé à 13h via les médias sociaux par des associations civiques et des partis politiques.

    Immédiatement quelques leaders européens ont montré leur appui à Carles Puigdemont et aux autres exilés qui risquent aussi d’être extradés.        

     

  • Nicola Sturgeon, Première ministre de l'Écosse, s’est montrée défavorable à l'extradition de Clara Ponsati, la ministre de l’Éducation du gouvernement catalan.
  • Aamer Anwar, recteur de l'Université de Glasgow, où travaille comme chercheuse Clara Ponsati, a déclaré qu’il assurera sa défense. D'origine pakistanaise, il est reconnu comme un réputé avocat dans les causes concernant la défense des droits humains.
  • Le vice-président du Bundestag s'est déclaré contre l'extradition de Puigdemont, étant donné qu'il n'aurait pas un procès juste en Espagne.
  • Quinze députes finlandais de presque tous les partis ont demandé à l’Allemagne qu’elle n’extrade pas Puigdemont vers l’Espagne.
  • Trente-et-un députés du Parlement européen, membres de la Plateforme pour le dialogue UE-Catalogne, se sont prononcés pour la libération de tous les prisonniers politiques.     
  •  Au niveau des médias étrangers, en plus du fait qu’il y a eu une grande couverture de la détention de Carles Puigdemont, il faut souligner trois positions claires contre son extradition vers l’Espagne qui contiennent aussi une critique acerbe des agissements du gouvernement espagnol :   

     

  • Thomas Urban, du journal allemand Süddeutsche Zeitung de Munich, souligne le fait que l'Allemagne « détient son premier prisonnier politique! ». Il ajoute que sa détention montre un manque d’intelligence étant donné que Puigdemont « n’est pas un terroriste, mais un politicien légitimé en vertu d’élections libres ».
  • The Times a publié le lundi 26 un éditorial très dur, Again Spain, contre les agissements du gouvernement espagnol.
  • Jacob Augstein, co-propriétaire de l’hebdomadaire Der Spiegel, a écrit un éditorial intitulé « Nous voulons l’asile politique pour Puigdemont », dans lequel il dit littéralement que « la détention de Puigdemont est une honte. Pour l’Espagne. Pour l’Europe. Pour l’Allemagne ».   
  • Le 28 mars,  le New York Times prend aussi position, dans un éditorial, contre la possible extradition de Puigdemont par l'Allemagne vers l'Espagne, en rappelant que le dirigeant catalan n'a jamais utilisé la force. 
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    Si l'Allemagne extrade Puigdemont, ce sera la deuxième fois que ce pays livre un président de la Generalitat à l'État espagnol. La première fois eut lieu en 1940, quand la Gestapo livra le président exilé Lluis Companys à la police espagnole, qui le tortura pendant une semaine à Madrid. Ensuite, il subit un simulacre de procès et fut condamné à mort et fusillé dans le château militaire de Barcelone.

    2. La poursuite judiciaire contre les leaders de l’indépendantisme catalan

    Il faut dire que deux jours avant la détention de Carles Puigdemont en Allemagne, le 23 mars dernier, le juge Llarena de l’Audiencia Nacional, a décrété la prison préventive pour cinq politiciens catalans : Jordi Turull, Jordi Rull, Raúl Romeva, Dolors Bassa et Carme Forcadell (tous députés dûment élus aux élections du 21 décembre 2017 et qui avaient été ministres dans le gouvernement de Puigdemont). Marta Rovira, leader d’ERC, avait opté pour l’exil en Suisse au lieu de se présenter devant le juge. Ils s’ajoutent aux deux anciens ministres du gouvernement en prison depuis quatre mois, Joaquim Forn et Oriol Junqueres, et aux deux leaders de la société civile, Jordi Sànchez et Jordi Cuixart.

    En tout, ce sont neuf personnes emprisonnées préventivement : sept  anciens ministres du gouvernement et deux leaders de la société civile. Cela veut dire qu’ils peuvent y végéter pendant quatre ans, avant que le procès judiciaire commence (la justice espagnole est lente, très lente, surtout dans ce genre de cas…). Ces politiciens seront alors accusés de rébellion et de sédition contre l’État espagnol et, pour cela, ils pourront encourir entre vingt (20) et trente (30) ans d’emprisonnement. Eux qui n’ont rien fait d’autre que de prendre acte de la volonté du peuple catalan, lors des élections de septembre 2015, et de mener à terme un référendum sur l’indépendance de la Catalogne.

    Par ailleurs, il faut tenir compte du fait que 700 maires de la Catalogne (sur un total de 900), font face aussi à des poursuites judiciaires pour avoir permis ou facilité la tenue du référendum du premier octobre 2017.

    On cherche maintenant à inculper aussi les personnes et les groupes qui forment le réseau En peu de pau (Debout pour la paix), parce que celui-ci prône la résistance non-violente et la désobéissance civile.

    Il faut dire que la Commission européenne des droits humains, qui a été saisie de la situation des prisonniers politiques (elle peut mettre 10 ans avant d’y répondre…), a pris l’initiative extraordinaire de réclamer à l’État espagnol de respecter les droits politiques de Jordi Sánchez : il avait le droit d’être présent à la séance qui devait l’élire comme Président de la Generalitat, étant donné qu’il n'accomplissait pas une peine mais était en prison préventive. Évidemment, l’État espagnol fait la sourde oreille à cette demande.

    3. Constitution d’un front démocratique anti-répression

    Une ligne rouge de non-retour a été franchie par cet emprisonnement de Puigdmont, avec comme conséquence qu'elle a réveillé à nouveau les indépendantistes et les démocrates.

    Cela a provoqué la création d’un front politique anti-répression qui regroupe les partis politiques ERC, Junts per Catalunya, CUP et CSQP (la marque de Podemos en Catalogne), également d’Omnium Cultural et ANC, ainsi que d’autres associations de la société civile.

    On verra si cette initiative aura un impact réel dans les faits. Mais la réalité c'est qu’un nombre grandissant de citoyens en ont assez et ne veulent plus rester sans rien faire. La tension monte et il n’est pas exclu que des réactions violentes commencent à se manifester (on dirait que l’État cherche justement cela…).

    4. Élection d’un président de la Generalitat et formation du gouvernement

    Où en est donc maintenant l’élection du président de la Generalitat et la formation du gouvernement?

    Juste avant la détention de Carles Puigdemont, les longues négociations entre ERC et JxC avaient abouti à un premier accord pour élire Puigdemont à nouveau. La menace du Tribunal Constitutionnel de poursuivre le président du Parlement catalan, s’il permettait une telle élection, a mis fin à cette possibilité à ce moment-là.

    On a activé alors une deuxième option, dans la personne de Jordi Sánchez, second dans la liste électorale de JxC, mais lui-même en prison. Le Tribunal n’a pas autorisé sa présence à la séance d’élection, condition nécessaire, selon l’actuel règlement du Parlement, pour accéder à l ’élection.

    Finalement, l’option choisie fut celle de Jordi Turull, qui était en liberté sous caution. La séance d’élection s’est tenue vendredi dernier (23 mars 2018), mais la CUP s’est abstenue de donner son appui en soutenant, je crois avec raison, que l’accord entre JxC et ERC ne contenait aucune mesure de construction et de défense de la République proclamée le 27 octobre 2017. Pourtant, JxC et ERC, pendant la campagne des élections du 21 décembre, avaient dit et affirmé que cela était une priorité pour eux.

    Mais, avec la détention de Carles Puigdemont, tout a basculé, et l’option d’élire celui-ci à nouveau comme président du Gouvernement de la Catalogne s’est réactivée. Un grand nombre de manifestants du dimanche 25 mars, de leaders politiques et sociaux, de journalistes le réclament.

    Au niveau politique, ERC est réticente à suivre ce chemin, voulant prioriser une alliance avec CSQP, pour avoir un gouvernement fonctionnel et qui ne soit pas dérangé par le gouvernement espagnol. Les défenseurs de cette option arguent qu’il faut récupérer le contrôle politique de l’autonomie catalane face à l’imposition de l’article 155, tout en travaillant pour la République, mais pour le moment, en dehors du cadre institutionnel catalan (Parlement et Generalitat), pour éviter le risque que soit appliqué à nouveau l'article 155. Entre temps, on devrait augmenter le nombre d’indépendantistes en vue d’un deuxième round.

    Par contre, JxC et la CUP sont prêts à élire Carles Puigdemont, quoi que disent les tribunaux espagnols, carrément par la désobéissance. Ils considèrent que la situation est arrivée au point où il faut se tenir debout, résister et pousser l’État espagnol dans ses derniers retranchements. Tout recul est une victoire pour celui-ci dans sa guerre anti-démocratique contre l’indépendantisme catalan.

    Au moment d’écrire ces lignes, on ne sait pas encore quelle sera l’issue de cette question de l’élection. Le président du Parlement catalan, Roger Torrent, a convoqué une séance plénière le mercredi 28 mars à 10h du matin.

    5. Conseil de la république catalane à Bruxelles

    Jusqu’à présent, la stratégie de Carles Puigdemont était de maintenir à Bruxelles un Conseil de la République catalane qui avait deux fonctions: 

     

  • D’un côté continuer à dénoncer la dérive autoritaire de l’État espagnol.
  • De l'autre, être le symbole de ce que les Catalans ont voté le 1er octobre 2017 et qu’ils vont récupérer tôt ou tard. 
  •  Compte tenu des derniers événements, il faudra voir la viabilité et la pertinence de ce Conseil. Si les autres membres qui en font partie, tous résidant en Belgique, devaient être extradés vers l'Espagne, il ne resterait personne pour assurer la survie du Conseil de la République.

    L’heure est grave pour la Catalogne. La volonté indépendantiste pacifique et non-violente de la majorité du peuple catalan a mis à nu le caractère autoritaire de l’État espagnol qui ne s’est jamais défait de sa structure franquiste, malgré les institutions démocratiques. Il est prêt à mettre en danger la démocratie au nom de la sacro-sainte unité de l’Espagne…

    La Catalogne ne peut compter ni sur l’appui, ni sur la médiation de l’UE, qui obstinément continue à regarder ailleurs tout en disant qu’il s’agit d’une affaire intérieure espagnole (en oubliant les nombreuses fois où celle-ci, pour des intérêts économiques, s’est mêlée des affaires de certains pays, comme ce fut le cas de la Grèce…).

    Mais la lutte pour la démocratie et l’indépendance se poursuit en Catalogne, plus vive que jamais…

    Note sur les partis politiques mentionnés dans le texte :

    JxC (Ensemble pour la Catalogne) : c’est la liste électorale que Puigdemont a articulée en vue des élections du 21 décembre dernier, au-delà de son propre parti (PDECAT-Parti démocrate catalan), qui ne s’est pas présenté. C’est la liste indépendantiste qui a eu le plus de députés élus lors des élections du 21 décembre 2017.
    ERC (Gauche républicaine de la Catalogne) : parti indépendantiste historique d’orientation social-démocrate.
    CUP (Candidature d’Unité populaire) : gauche radicale indépendantiste, qui a une forte implantation en dehors de l’aire métropolitaine de Barcelone.
    CSQP (La Catalogne elle peut) : coalition des forces de gauche, dont Podemos, souverainiste-fédéraliste et parfois farouchement anti-indépendantiste.




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